L’autre protestantisme et les racines anabaptistes de l’évangélisme moderne (Père Jérôme Bascoul)
Un dialogue doctrinal entre catholiques et luthériens a commencé en 1967 et qui a eu comme point d’orgue la Déclaration commune sur la doctrine de la justification dont nous fêtons les 20 ans en 2020. On évoque ici le dialogue entre luthériens et ceux que nous connaissons aujourd’hui comme les mennonites, et les luttes qui les ont opposés au seizième siècle, autour de la personne de Balthasar Hubmaier, racontées dans le livre de Neil Blough
Nous avons commémorés en 2017 les 500 ans de la Réforme de Luther. La Fédération Mondiale Luthérienne ne voulait pas faire de cet anniversaire une célébration du triomphe. Une réflexion a été menée avec les catholiques qui a abouti sur une célébration commune à Lund avec le président de l’Alliance luthérienne mondiale, l’évêque luthérien de Jérusalem Mounib Younan, de l’évêque luthérien de Lund Johan Tyrberg, et du pape François, accompagné du cardinal Kurt Koch. Ce chemin est le fruit du dialogue doctrinal commencé en 1967 et qui a eu comme point d’orgue la Déclaration commune sur la doctrine de la justification dont nous fêtons les 20 ans en 2020.
Nous voudrions aussi évoquer le dialogue entre luthériens et mennonites. Ce dialogue est récent puisqu’il commence seulement en 1998. Le président de la Conférence Mondiale Mennonite, Ichmael Noko, a évoqué une histoire douloureuse entre luthériens et mennonites, marquée surtout par les condamnations des anabaptistes qui se trouvent dans la Confession de foi d’Augsbourg de 1530 [1] . Ces condamnations ont facilité la persécution des anabaptistes au xve siècle, par les luthériens comme par Zwingli lui-même à Zurich.
Les mennonites sont les héritiers des anabaptistes du XVIe siècle, à qui Luther vouait autant de haine qu’aux catholiques « papistes » ; il les assimile à des illuminés et aux paysans révoltés emmenés par Thomas Münzer. Menno Simmons (1496-1561) est un prêtre catholique néelandais qui va rejoindre les réfugiés anabaptistes de Hollande et organiser leur communauté. Ayant essaimé de par le monde, les mennonites se sont fait une « spécialité » de la résolution des conflits. Ils ont opté pour la non-violence en constatant l’échec de la violence pour la cause de la Réforme, après la défaite militaire de Münzer à Mühlhausen en 1527.
Aujourd’hui en France, ce sont les travaux du professeur Neal Blough, qui nous font mieux connaitre cette tradition chrétienne. Neal Blough fut, entre autre, professeur d’histoire à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, et l’historien de ce christianisme que l’on appelle la Réforme radicale. Il s’agit en effet de distinguer cette branche de la Réforme de celle des princes, avec Luther, ou de celle des magistrats, c’est-à-dire celle des grandes villes, avec Calvin à Genève, Zwingli à Zurich et Bucer à Strasbourg... Le christianisme anabaptiste, puisque tel est le nom qu’il reçut des autres courants, pratiquait le baptême des adultes déjà baptisés enfants, donc re-baptisaient, du point de vue de leurs, adversaires. En effet les anabaptistes ne concevaient pas le rite du baptême indépendamment de la profession explicite et consciente de celui qui le recevait.
Un des premiers livres de Neal Blough nous a fait, connaitre Pilgram Marpeck mort en 1556. Il s’agit d’un théologien anabaptiste qui nous est présenté à travers ses conceptions christologiques. Un des intérêts de ce livre fut de nous montrer une autre facette du mouvement anabaptiste que celui d’être les victimes et les vaincus de l’histoire [2] .
Dans son livre Les révoltés de l’Évangile [3] , il nous présente une autre figure, celle de Balthasar Hubmaier, prêtre catholique, puis pasteur, qui a eu, comme professeur de droit canonique, Jean Eck. En 1503, à l’université de Fribourg en Brisgau, il devient l’ami de Jean Fabri (1478-1541), le chapelain et confesseur de Ferdinand 1er d’Autriche (1524) et évêque de Vienne (1530), qui, malgré leur amitié, publiera une justification de l’exécution de Hubmaier.
Celui-ci adhère à la Réforme en mars 1523 après un contact avec les luthériens de Ratisbonne. Une des thèses de Neal Blough est de remettre en cause la distinction que les historiens ont faite entre le mouvement paysan et la mise en place de la Réforme. En effet Luther lui-même dénie toute aspiration spirituelle au mouvement paysan, alors qu’il est clair qu’il implique aussi une réforme religieuse. Or l’anabaptisme est né dans les campagnes ; c’est la Réforme des villages. Pour Noel Blough, la figure et l’activité d’Hubmaeir démontrent qu’on ne peut séparer les trois phénomènes de la Réforme de l’anabaptisme et de la révolte paysanne. Dans l’historiographie les historiens de la Réforme s’emploient à distinguer les phénomènes et à les décrire comme incompatibles. C’est justement un des enjeux du dialogue doctrinal entre luthériens et mennonites.
Balthasar Hubmaier introduit la Réforme de Zwingli dans sa cure de Waldshut, ville de l’empire germanique, non loin de la jeune confédération helvétique, qui subit le tropisme de Berne et de Zürich. Avec le soutien donné aux revendications paysannes, il va évoluer vers une position anabaptiste ce qui le sépare de Zwingli. Neal Blough prend l’exemple de Waldshut pour affirmer que c’est la superposition des différentes juridictions administratives et religieuses qui vont pousser les villes et les villages à choisir eux même leurs pasteurs et à gérer leurs affaires. Les villages autour de Zürich sont très anticléricaux et ils développent contre la métropole qui conduit la Réforme deux revendications : le droit de choisir leur pasteur et celui de ne pas reverser les dîmes à la métropole qui s’est substituée à l’Église catholique.
Neal Blough insiste pour nous faire comprendre que la Réforme prétend revenir à un ordre des choses originel, et ne prétend pas créer du nouveau. Les principes de la Réforme de Luther, comme le sola scriptura et le sola fide, en sont les points les plus importants, mais les anabaptistes sont des « luthériens conséquents ». Ils insistent sur le baptême des adultes conscients repentant et convertis, sur la correction fraternelle exercée entre égaux et non par le magistrat, et sur la Cène prise en souvenir du Sang versé par le Christ. Ces positions bien connus signifient aussi l’impossibilité de concilier théologie et politique. Le royaume des cieux ne peut se construire par le moyen du politique, quel qu’il soit. Ni l’empire, ni les princes, ni les magistrats, mais seulement dans la communauté de ceux qui se rassemblent librement et volontairement autour de la foi commune. C’est aussi le choix de la non-violence, car si le magistrat peut agir par le glaive pour punir le méchant, « dans la perfection du Christ on utilise uniquement l’exhortation et le commandement de ne pas pécher » [4].
En 1524, quand Waldshut est en train de passer à la Réforme, la commune est en territoire autrichien mais elle est tentée de rejoindre la Confédération Helvétique en se rapprochant de Zürich, réformée depuis 1523 par Zwingli. C’est un casus belli qui permet à Ferdinand d’Autriche d’intervenir militairement le 6 décembre 1525. Cet épisode permet selon Neal Blough de distinguer la fin de la Réforme communale, c’est-à-dire l’impossibilité pour les villages de s’émanciper des ensembles régionaux dans lesquels ils sont déjà insérés et qui sont religieusement pris en charge par les magistrats des grandes villes où par les princes. La fin de l’histoire de Balthasar Hubmaier est la fuite à Zurich, où Zwingli tente de le gagner à sa Réforme, avant de le forcer à rétracter ses positions anabaptistes, sous la torture. Il se réfugie en Moravie qui est reconquise par Ferdinand de Habsbourg en 1527. Il est arrêté à Nicholsburg et brulé à Vienne le 10 mars 1528. Désormais l’anabaptisme ne verra son avenir que dans la constitution de communautés de volontaires, vivants en paix là où on voudra bien les tolérer. C’est cette communauté de choix et non d’héritage qui constitue un des piller des communautés que nous appelons confessantes et qui caractérisent les communautés évangéliques modernes.
[1] Information sur le site du Centre mennonite de Paris, 13, rue Val d’Osne 94410 SAINT-MAURICE
[2] Neal BLOUGH, Christologie anabaptiste, Pilgram Marpeck et l’humanité du Christ, Labor et Fides, 1984.
[3] Neal BLOUGH Les révoltés de l’Evangile Balthasar Hubmaier et les origines de l’anabaptisme, Cerf, 2017.
[4] 5ème article du manifeste anabaptiste de Schleitheim, cité par Neal Blough, Les révoltés, p. 185.