Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 9 avril 2017
Dieu est-il humain ?, par Olivier Boulnois, philosophe, professeur à l’EPHE.
Notre-Dame de Paris Parvis Notre-Dame - Place Jean-Paul II 75004 Paris
L’union du divin et de l’humain dans le Christ, modèle de notre union à Dieu. L’expérience d’autrui comme visage de Dieu. Faut-il bannir tout anthropomorphisme quand nous concevons Dieu ? L’expérience de la souffrance plus signifiante aujourd’hui que celle de la gloire.
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 9 avril 2017 aux éditions Parole et Silence.
Dieu est-il humain ?
Je voudrais aujourd’hui revenir sur l’ensemble de notre parcours, et proposer une réflexion sur notre conception philosophique de Dieu. En quoi l’événement du Christ, qui modifie notre expérience du corps, de la parole et de l’image, éclaire-t-il notre concept de Dieu ? En quoi éclaire-t-il notre concept de l’homme ?
La question : « qui est un homme ? » n’est pas moins essentielle que la question « qui est Dieu ? » et elle n’en est peut-être pas séparable. Il est en effet tout à fait possible de se gargariser de discours sur la dignité de l’homme, et de laisser mourir des hommes et des femmes, voire de les mettre à mort. La pièce de théâtre de Milo Rau, Radio Haine, qui porte sur le génocide du Rwanda, nous en donne un aperçu terrible. Cette pièce reconstitue les émissions de « Radio Mille Collines », par lesquelles des animateurs envoyaient au massacre des centaines de milliers de Tutsis. Ils le faisaient avec une glaçante désinvolture : il leur suffisait de dire que les Tutsis n’étaient pas des hommes, mais des cafards. Car une fois qu’on a dit : « ces gens-là ne sont pas des hommes », il devient légitime de les tuer. L’anéantissement par la parole autorise la mise à mort réelle.
La véritable question n’est donc pas : qu’est-ce qu’un homme ? Car toute définition de l’homme peut devenir une occasion d’exclure une part de l’humanité : si on le définit par la raison, les handicapés mentaux ; par la race, les juifs, les tziganes, les tutsis, etc. La véritable question est : « qui est un homme ? ». C’est la question que pose Primo Levi dans son récit sur les camps de la mort, Si c’est un homme : « Considérez si c’est un homme, Celui qui peine dans la boue ».
Il existe néanmoins un cran d’arrêt à cette logique de déshumanisation. J’évoquerai ici le témoignage d’un Hutu qui a refusé de participer aux massacres. Il a déclaré par la suite : « Je ne pouvais pas. J’ai compris que Dieu était un homme » [1]. Gardons-nous de tirer trop vite vers la foi chrétienne une telle remarque. Simplement, par cette certitude incompréhensible et paradoxale, cette personne répond à la fois à la question « qui est un homme ? » (contre l’idéologie totalitaire) et à la « question qui est Dieu ? ». Nous avons ici un renversement que Hobbes avait d’ailleurs prévu : dans la coexistence sociale, l’homme n’est plus un « loup pour l’homme », il est « un Dieu pour l’homme » [2]. Mais si notre culture éthique peut reconnaître que l’homme est un Dieu pour l’homme, que lui apporte le christianisme, en disant que Dieu s’ « humanise » [3] ou qu’il « est homme » [4] ?
La question devient ainsi : « Dieu est-il humain ? » ce qui peut se comprendre en trois sens : 1. L’idée de Dieu est-elle une projection humaine, un idéal de la raison, fabriqué par l’homme ? 2. Le Christ est-il la figure humaine de Dieu ? 3. Pouvons-nous, à partir de ce que l’expérience du Christ nous donne à penser, concevoir un Dieu humain parce qu’il a de la compassion pour l’homme ?
I.
Commençons par la première question. Dieu n’est pas un objet parmi d’autres. Il n’est pas l’objet d’une expérience ni d’une enquête scientifique. Peut-il être saisi par la réflexion philosophique ?
Celle-ci procède comme si tous, nous savions bien ce que le mot « Dieu » veut dire. Or, comme le remarquait Wittgenstein, celui qui affirme l’existence de Dieu et celui qui la nie ne se contredisent pas : ils ne s’entendent pas sur ce que le mot Dieu veut dire [5]. Pour se contredire, il faut parler de la même chose, penser les mêmes concepts. Mais ceux qui soutiennent que Dieu existe le conçoivent d’une manière, et ceux qui le nient le conçoivent d’une autre. Ainsi le problème n’est pas de savoir si l’idée de Dieu est une illusion, ou si c’est la croyance qu’on peut s’en débarrasser qui est une illusion. Il est de savoir ce qu’on entend par Dieu.
La difficulté est que, si Dieu est Dieu, indépendamment de toute foi ou incroyance, il est infiniment au-delà de tout ce que nous pouvons penser. Comment pouvons-nous prétendre le saisir dans un concept ? La philosophie doit partir de nos concepts, c’est-à-dire de formes mentales élaborées à partir de notre expérience, pour les transposer en Dieu, dont nous n’avons pas d’expérience. Elle part d’une perfection, par exemple l’être, et elle l’attribue à Dieu par excellence ; nous l’appelons alors « être suprême ». Autrement dit, nous forgeons des images mentales que nous appliquons par extrapolation à Celui que nous voulons penser. On définira alors Dieu comme la pensée pure, la permanence de ce qui demeure, l’acte d’être, la cause de toutes choses, l’infini principe du fini, la cause de soi-même, et ainsi de suite. Dieu se soumet aux conditions de possibilité de la connaissance humaine. Il se change en contenu d’une représentation.
Mais cette conception de Dieu est devenue pour la pensée un problème. Il suffit d’évoquer ici la notion de mort de Dieu. Que signifie le mot de Nietzsche : « Dieu est mort ? »
L’expression doit toute sa puissance à son ambiguïté. Elle n’est pas une simple profession de foi athée. Car elle désigne d’abord un aspect traditionnel de la foi chrétienne : si Dieu se fait homme, il existe dans la personne du Christ une communication intime entre sa nature humaine et sa nature divine ; et ce qui est propre à l’humanité peut se dire de sa divinité (c’est la « communication des idiomes »). Or si le Christ naît, souffre et meurt, on peut dire, comme Bérulle au XVIIe siècle : « nous adorons en nos mystères, un Dieu naissant en la crèche, un Dieu vivant en la Judée, un Dieu mourant sur la croix, et un Dieu mort dans le sépulcre » [6]. Les Pères de l’Eglise n’hésitent pas à le dire : avec le Christ, c’est Dieu qui meurt ; les chrétiens adorent un Dieu mort. Le pasteur luthérien Johann Rist évoque ainsi la mort du Christ : « O quelle détresse ! / Dieu lui-même est mort, / Sur la croix il a succombé » [7]. Ainsi, le concept de « mort de Dieu » signifie avant tout la mort du Christ, Dieu et homme ; c’est pourquoi l’expression n’a pas de sens pour les autres monothéismes. C’est le mystère du Samedi saint, un objet d’interrogation et de méditation pour la foi. Tous les croyants affrontent ces ténèbres, ce silence et cette absence de Dieu. Mais plus particulièrement depuis les horreurs du XXeme siècle : notre époque est devenue pour elle-même un Samedi Saint.
L’expression est d’abord chrétienne. Mais chez Nietzsche, elle se double d’un second sens, qui appartient à l’histoire de la métaphysique : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! » [8]. Pourquoi est-ce « nous » qui l’avons tué ? Quel est ce concept d’un Dieu qui meurt et ne ressuscite pas ? — Le Dieu en question est clairement ce que vise le concept philosophique de Dieu, tel que Kant l’avait présenté, comme idéal de la raison pure et postulat de la morale. Pour Nietzsche, nous n’avons plus besoin de cet idéal. Comme toutes les valeurs, il s’est dévalorisé. Cette seconde mort de Dieu n’est plus une mort dans la foi ; c’est une mort sans espoir de résurrection. En ce sens, avec la mort de Dieu, c’est un concept philosophique qui meurt, c’est une représentation qui s’effondre.
L’expression « Dieu est mort » est donc équivoque, car ce n’est pas dans le même sens du mot « Dieu » que les théologiens chrétiens et Nietzsche affirment la mort de Dieu. Ce qui rend possible la confusion des deux sens de la mort de Dieu, et la séduction de la phrase de Nietzsche, c’est qu’elle superpose l’avant-dernier mot de la théologie et le premier mot d’un monde sans Dieu.
En réalité, cette confusion avait déjà été établie avant Nietzsche, chez Hegel. Pour Hegel, le Dieu de la raison est parfait dans son concept de perfection, à tel point qu’il devient « le Concept » (avec une majuscule). Mais alors, il faut qu’il se renie pour créer le monde, pour s’y incarner et pour donner sens à son histoire. Il faut qu’il se vide, qu’il s’épuise dans le monde et qu’il y meure.
Selon Hegel, en Jésus-Christ, toute la réalité de Dieu passe dans l’adversité de la mort, parce que toute la divinité est concentrée dans la personne du Fils, et s’aliène à travers lui. Le Fils entraîne toute la divinité dans cette négation et cette souffrance, car pour être vraiment Dieu, Dieu doit être un infini capable de se finitiser. La religion représente ce processus comme un mouvement volontaire du Fils, mais cette aliénation est en réalité une nécessité pour Dieu. Elle est une étape nécessaire pour la réconciliation de l’Esprit avec lui-même. C’est pourquoi Hegel parle déjà de mort de Dieu en un sens métaphysique, en surimpression du sens théologique « orthodoxe » : « La conscience malheureuse est la conscience de la perte […] de la substance comme du Soi ; elle est la douleur qui s’exprime dans la dure parole : Dieu est mort » [9]. En filigrane, cette pensée spéculative suppose une théologie trinitaire problématique : entre le Père et le Fils, il n’y a pas assez de distance pour que le Père continue à être un Dieu vivant lorsque son Fils meurt. L’incarnation est en même temps une sorte d’auto-négation de Dieu par lui-même, et la résurrection n’est qu’une réintégration dans l’être spirituel.
Après Hegel, la nouveauté de Nietzsche n’est pas d’affirmer la mort de Dieu, mais d’assumer son meurtre : « Nous l’avons tué » veut dire : nous avions d’abord forgé son concept comme une idole, et celle-ci doit nécessairement se briser. Ce qui est tué dans ce meurtre, c’est le concept de Dieu — ou Dieu comme concept. L’événement de la mort de Dieu est donc beaucoup plus inquiétant que le simple athéisme — c’est la crise de notre manière de penser Dieu, et l’aboutissement d’un chemin pris par la métaphysique.
Mais cette crise nous montre en même temps les chemins que nous n’avons pas pris. Elle nous presse de sortir de notre pensée. Comme dit Maître Eckhart : « L’homme ne doit pas se contenter d’un Dieu pensé, car lorsque la pensée disparaît, Dieu disparaît aussi » [10]. — Elle nous presse aussi de rappeler la distance entre le Fils et le Père, et de souligner que l’abandon du Fils n’est précisément pas la mort de Dieu le Père.
II.
Cette « mort de Dieu » montre qu’il est urgent pour notre pensée de se libérer des idoles dans lesquelles elle s’est enfermée. Car, de même qu’il existe des idoles visuelles, il existe des idoles conceptuelles. Forger des images, même si ce sont des images mentales, les tenir pour divines et se prosterner devant elles, c’est ce que la Bible appelle idolâtrie. L’idolâtrie n’est pas liée par essence au nombre des dieux. Il peut y avoir une idolâtrie du Dieu unique ; nous pouvons en faire le miroir où nous voyons notre propre idéal : une image parfaite de nous-mêmes. L’idolâtrie est fondamentalement une idolâtrie de soi-même, une auto-idolâtrie. Au contraire, le culte véritable serait la capacité de rendre hommage à quelque chose de tout autre que nous-même, de reconnaître que nous dépendons d’autrui et que nous ne nous sommes pas créés nous-mêmes.
Or le concept n’épuise pas la totalité de la chose, il en abstrait une forme, il en dégage un aspect limité. Et cette sélection repose sur une interprétation préalable, une manière de hiérarchiser les expériences et les textes bibliques en vue d’une certaine compréhension. Il est donc nécessaire de descendre au fond de nous-mêmes pour savoir quelle image de Dieu nous nous forgeons.
Il semble alors impossible de dire que Dieu est humain, puisque le propre de Dieu, ce sont des attributs inaccessibles aux hommes. L’infinité, la perfection, la toute-puissance. Dès lors, que l’on admette ou non l’existence de Dieu, celui-ci excède totalement le domaine de l’humanité. En ce sens, dire que Dieu est humain, ce serait seulement reconnaître qu’il est « trop humain », qu’il est le fruit de notre pensée, plutôt qu’une réalité vraiment transcendante.
Il faut beaucoup d’inconscience ou d’outrecuidance pour oser nommer Dieu : « Nul homme n’est digne de te nommer », dit saint François d’Assise dans le Cantique de frère Soleil [11]. Lorsque nous disons Dieu, nous ne savons pas ce que nous disons. Mais celui qui croit sait que nous ne le savons pas.
En réalité, sous diverses formes, la pensée chrétienne n’a cessé de dire que Dieu « habite une lumière inaccessible » (I Timothée 6, 16). Dès les origines, elle a édifié un garde-fou contre toute réduction de Dieu à une idole conceptuelle. C’est la théologie des noms divins. Selon Denys l’Aréopagite, il est nécessaire de méditer chacun des noms que nous dévoile la Bible. C’est le sens premier du mot grec theologia : « parole divine ». À l’origine, la théologie ne consiste pas à partir de la Bible pour construire des systèmes comme sur des pilotis, elle consiste à y demeurer, à la ruminer, en l’élargissant pour pouvoir l’habiter, en l’ouvrant par notre intelligence et en ouvrant par elle notre intelligence. Lire la Bible est une expérience de réception et d’interprétation d’une œuvre d’art, de la même manière qu’un interprète de Chopin peut rejouer mille fois la même Etude, et y découvrir sans cesse des nuances nouvelles.
Peut-on extrapoler à partir de notre expérience finie, et appliquer à Dieu ce que nous avons expérimenté, en l’affectant seulement d’un coefficient multiplicateur ? Dire que Dieu est bon, ce serait abstraire de notre expérience ce qui est bon (« un bon café », « une bonne action », « un homme bon »), et signifier simplement que Dieu est « infiniment bon ». Denys l’Aréopagite admet cela comme une étape préliminaire : en tant que cause supérieure de toutes choses, nous pouvons affirmer de Dieu tout ce qu’il y a de positif. C’est la voie affirmative. La théologie des noms divins ne signifie donc pas qu’on ne doit rien dire de Dieu ; mais que Dieu est supérieur à notre éloge, si élevé soit-il.
S’il fallait s’en tenir à la théologie affirmative, Dieu deviendrait une idole. Selon Denys, c’est ce qui caractérise le paganisme [12]. C’est pourquoi il faut immédiatement corriger notre affirmation par la négation contraire : on niera de lui toutes les perfections, parce qu’il n’est rien de tout ce qu’on peut concevoir, il est infiniment au-delà.
Cependant, la théologie des noms divins ne culmine pas non plus dans la négation, elle n’est pas simplement une théologie négative, car Dieu est infiniment au-delà de toutes les affirmations et de toutes les négations. Il nous faut bien utiliser le langage pour viser Dieu ; il nous faut aussi parcourir la dialectique des ténèbres, et passer par un moment d’ignorance radicale ; mais il faut par-dessus tout savoir que la transcendance absolue de Dieu n’est même pas atteinte par ces voies. C’est pourquoi le dernier mot de la théologie des noms divins est d’indiquer une transcendance.
La réflexion sur les noms divins est une méthode critique : elle nous empêche de croire que nos mots contiennent les choses et accomplissent ce qu’ils signifient. Nous devons apprendre à nous détacher de l’illusion que nous pouvons suffisamment louer et célébrer Dieu par nos noms, car Dieu est « au-dessus de tout nom » (Philippiens 2, 9). La doctrine des noms divins ne renonce pas au langage, elle s’interroge avec méthode sur ses limites, et reconnaît que Dieu est encore au-delà.
Ce n’est pas non plus une tradition mystique qui nous condamnerait au silence, ou à ne parler de Dieu que négativement. Elle est la saine méthode par laquelle nous savons que notre parole porte sur l’indicible, qu’elle ne fait que façonner des formes pour montrer le sans forme. On peut y voir l’analogue de l’art non-figuratif. De même que celui-ci vise l’invisible, notre parole poursuit l’ineffable.
III.
Peut-on parler de Dieu sans parler à Dieu ? Y a-t-il vraiment, à côté de la parole de Dieu adressée à l’homme, une construction humaine par laquelle l’homme peut accéder à la connaissance de Dieu ? — Ce que signifie la mort de Dieu, c’est bien que les noms divins ont été réduits à des idoles, à des concepts affirmatifs de Dieu en général, manipulés sans précaution. Cette décision a été prise à la fin du Moyen Age. Les grandes synthèses médiévales, comme les Sentences de Pierre Lombard et la Somme théologique de saint Thomas, suivaient un plan qui commence par le Dieu unique, avant d’examiner la Trinité et l’Incarnation. Or tant qu’ils en restent à la déduction des attributs divins, sans partir du Christ et de l’incarnation, les théologiens sont obligés de s’appuyer sur des concepts philosophiques. Et ce traité Du Dieu unique a pris son autonomie à la fin du Moyen Age, tandis que les correctifs apportés par la réflexion sur le Christ perdaient toute efficacité.
Pour rompre avec ces concepts idolâtriques, pour suivre un autre chemin, il nous faut partir à la recherche d’icônes conceptuelles. Or la forme par laquelle nous pouvons accéder à l’impensable de Dieu est le visage du Christ. Comme dit le Prologue de Jean : « Dieu, nul ne l’a jamais vu ; le Fils unique […] l’a expliqué » (exegesato, Jean 1, 18) ; le Fils est l’unique exégète du Père. Lui seul peut façonner une interprétation dans laquelle nous pouvons, adoptivement, nous loger. Lui seul est le visage de Dieu, l’icône du Dieu invisible.
C’est donc dans la relation entre le Fils, figure visible et exégète du Père, et ce Père lui-même, que nous est donné un accès à la transcendance de Dieu. Autrement dit encore, les noms divins doivent se dire à partir du Fils, qui nous montre le Père. « Montre-nous le Père, et cela nous suffit » dit Philippe, dans l’évangile de Jean (14, 8). Nous ne pouvons balbutier la transcendance de Dieu qu’à partir du Fils, dans sa distance et son obéissance filiales.
Dans le Christ, il est proposé à notre expérience finie de s’ouvrir à ce qui la dépasse. En se révélant lui-même selon une figure, il nous donne le moyen de l’interprétation. Mais alors, c’est notre concept même de Dieu qui peut changer de forme. Au lieu de forger un concept à partir de nos propres représentations, nous pouvons remonter vers Dieu grâce à l’exégèse que le Christ nous en fait — non pas seulement par ses paroles, mais aussi par la forme de vie qui est la sienne.
Il importe ici, comme ailleurs, de renverser le mouvement de l’interprétation. On ne peut pas construire a priori des concepts pour y soumettre les Écritures. Au lieu de construire une forme et de la plaquer sur Dieu, il convient de suivre la patiente leçon des peintres et des phénoménologues : laisser la chose même nous apparaître, faire un acte d’interprétation, mais qui soit fidèle à la forme même telle qu’elle se dégage de l’objet même que nous voulons déchiffrer. Dans le cas de Dieu, cette manifestation prend le nom de révélation.
Certes, on ne peut pas non plus soutenir que le fait brut des textes bibliques serait un donné qui déploie son sens de lui-même, sans travail d’interprétation. Dieu parle bien de Dieu, mais c’est à la raison humaine de recevoir cette parole. Toute la difficulté est précisément de faire coïncider la forme de notre pensée avec la forme par laquelle Dieu se manifeste dans l’Écriture. Nous pouvons orienter nos regards vers lui à condition de l’aimer : Dieu est celui qui est tel qu’on ne peut rien aimer de plus grand.
IV.
Si nous partons du point de vue d’une divinité abstraite, nous entrons dans des problèmes insolubles. Il suffit de citer ici l’argument de Hume à propos du mal, un argument qui est devenu une sorte de slogan dans notre culture. Si Dieu est bon et tout-puissant, comment le mal est-il possible ? Soit Dieu peut prévenir le mal, mais il ne ne veut pas ; dans ce cas, il n’est pas bon. Soit Dieu veut prévenir le mal, mais il ne le peut pas ; dans ce cas, il n’est pas tout-puissant. Soit enfin il peut prévenir le mal et il le veut, mais alors pourquoi le mal existe-t-il [13] ?
Mais si nous essayons de faire remonter notre méditation depuis les Évangiles jusqu’au Christ, puis à sa relation à Dieu le Père, la question se pose tout autrement. Dieu n’est plus seulement un être suprême. Il n’y a pas d’une part, un Dieu tout-puissant, et d’autre part, une humanité souffrante. Dieu est humain. Comme nous l’avons vu à propos de l’art de l’icône, un certain anthropomorphisme est légitime, puisqu’il y a eu anthropomorphose de la part de Dieu. Et réciproquement, le plus grand anthropomorphisme n’est-il pas d’interdire à Dieu toute humanité [14] ? N’est-ce pas au nom d’une représentation humaine, trop humaine, de la transcendance, que nous exigeons de Dieu qu’il se conforme à nos concepts ?
D’autres que moi, notamment Hans Urs von Balthasar, ont souligné comment on pouvait, à partir du drame du Christ, revenir sur le concept de Dieu, et le transfigurer. Je me concentrerai simplement sur l’attribut divin de miséricorde. — Pouvons-nous dire que Dieu est miséricordieux ? Du point de vue de la raison humaine, la justice divine est bien plus nécessaire. L’homme désire la justice, la preuve en est qu’il ne supporte pas l’injustice. La justice est une vertu dont nos sociétés ont besoin, et nous l’attendons de Dieu par excellence. Mais si Dieu est juste, cela semble exiger qu’il récompense les justes et punisse les méchants pour compenser les injustices subies ici-bas. Comment comprendre que Dieu soit miséricordieux, et puisse épargner les méchants ? N’est-ce pas contraire à sa justice ? Saint Anselme propose l’explication suivante : « Celui qui est bon envers les bons et les méchants est en effet meilleur que celui qui est bon envers les bons seulement » [15]. — On peut donc concevoir que Dieu soit miséricordieux, parce qu’il est tout entier et souverainement bon. Néanmoins, cela rend incompréhensible la manière dont la justice se combine avec la miséricorde. La justice exigerait que Dieu punisse les méchants, or au nom de sa miséricorde, il leur pardonne. Pour Anselme, c’est un fait que nous devons admirer, mais que nous ne pouvons pas comprendre. La justice et la miséricorde se confrontent de manière contradictoire. Devant leur rencontre, toute pensée de Dieu est vouée à l’échec, ce qui n’est peut-être pas si grave, d’ailleurs.
Mais si nous partons de Jésus-Christ, nous pouvons apercevoir en lui l’image de la miséricorde du Père. Car si l’image rend présente la chose même, lorsqu’il est dit que le Christ est l’image de Dieu, cela signifie qu’il nous le rend visible. Si nous avons tendance à nous représenter Dieu comme indifférent, nous pouvons considérer le passage où Jésus pleure la mort de Lazare. « Sur quoi les Juifs dirent : Voyez comme il l’aimait » (Jean 11, 35). Et puisque Jésus a dit « Qui m’a vu a vu le Père » (Jean 14, 9), à travers ses larmes, nous voyons les larmes de Dieu. Si nous rendons Dieu responsable de la souffrance, nous pouvons contempler le chemin de croix, et nous voyons que Dieu n’est pas du côté de l’accusation, mais de celui des victimes innocentes. La phrase : « Qui m’a vu a vu le Père » donne accès à une véritable connaissance de Dieu. Elle montre la vanité de nos idoles conceptuelles. La compassion constatée dans l’image remonte à l’original.
Ainsi, Dieu est capable de compassion, de faiblesse et de miséricorde pour ses créatures. En ce sens, nous pouvons parler d’humanité de Dieu.
En déchiffrant l’événement du Christ, nous comprenons que Dieu n’est pas un observateur inhumain de l’humanité, comme un enfant devant une fourmilière, mais qu’il est un acteur de celle-ci, qu’il partage ses joies et ses peines. Nous pouvons alors penser Dieu à partir de l’expérience du Christ. C’est le mouvement qu’accomplit Origène dans ses Homélies sur Ezéchiel : si Dieu se manifeste dans le Christ jusqu’à subir la Passion, cela veut dire qu’il éprouvait déjà de la souffrance pour le genre humain, donc qu’il n’était pas impassible : « Il a patiemment éprouvé nos passions avant de souffrir la croix et de daigner prendre notre chair ; car s’il n’avait pas souffert, il ne serait pas venu partager la vie humaine. D’abord il a souffert, puis il est descendu et s’est manifesté » [16]. Il est donc possible, à partir de l’incarnation du Christ, de dire que Dieu est humain, avant même de s’incarner. Il prend le comportement et le langage de l’homme, et va même jusqu’à renoncer à la grandeur de sa nature, pour éprouver lui-même la passion – pour compatir.
Certains théologiens poussent le raisonnement à l’extrême, et estiment qu’il faudrait que Dieu éprouve toute la souffrance de l’homme pour qu’il soit vraiment divin. Mais nous ne savons rien du secret de Dieu, et il n’y a sans doute pas de sens à vouloir le soumettre à cette exigence, qui annule la différence entre le Fils et le Père. Or l’énigme de la souffrance a été précisément vécue par le Christ dans l’énigme de la distance du Père : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu 27, 46).
Mais nous pouvons au moins suggérer que Dieu va vers l’homme, qu’il prend quelque chose de lui, avant même d’assumer l’humanité dans son incarnation. En miroir, il y a quelque chose de divin dans l’homme lui-même, puisqu’il en est l’image. Dès lors, au lieu de partir d’un concept préalable de l’humain et du divin, notre parole doit remettre en question cette séparation. Il ne s’agit ni de projeter en Dieu des traits humains, ni de les écarter a priori, mais d’esquisser la tension où ils sont unis sans confusion, et distingués sans séparation.
Il y a là de quoi transfigurer toutes nos représentations philosophiques de Dieu.
Récapitulons. Les divers sens de la question sont autant de manières de demander : qu’est-ce que notre image de Dieu ? Et chaque représentation de Dieu est solidaire d’une image de l’homme. Si nous nous forgeons, à partir de notre expérience, une idole parfaite, cela signifie qu’en retour, nous nous représentons l’homme comme une abstraction indifférente. Mais si nous déchiffrons sur le visage du Christ la présence d’un Dieu parmi les hommes, nous pouvons, inversement, penser l’homme comme quelque chose de divin. Et enfin, si nous remontons à travers lui jusqu’à Dieu, nous sommes appelés à devenir miséricordieux comme il est miséricordieux.
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[1] P. Bayard, Aurais-je été un résistant ou bourreau ? Paris, 2013.
[2] Hobbes, De Cive (1642), « Epistola dedicatoria », Bâle, 1782, p. VI.
[3] Jean Damascène, La Foi orthodoxe ch.55, ed. B. Kotter, trad. P. Ledrux, Le Cerf, SC 540, Paris, 2011, p. 64.
[4] Thomas d’Aquin, Somme théologique III, q.16, a.1.
[5] Wittgenstein, Lectures and Conversations on Aesthetics, Psychology and Religious Belief, ed. C. Barrett, Oxford, 1967, p. 53-54 ; trad. fr. J. Fauve, Leçons et conversations, Paris, 1971, p. 106.
[6] Bérulle, Discours de l’état et des grandeurs de Jésus (1622) IV, 6, Œuvres complètes, t. VII, Le Cerf, Paris, 1966, p. 181.
[7] J. Rist, Dichtungen, §. 215, « Ein traurigen Grabgesang », éd. K. Goedeke, E. Goetzer, Leipzig, 1885, p.215.
[8] Nietzsche, Le Gai Savoir III, 125.
[9] Hegel, « La religion manifeste », Phénoménologie de l’esprit., trad. J. Hyppolite, II, Paris, 1941, p. 260-261.
[10] Maître Eckhart, Entretiens spirituels, trad. A. de Libera, Traités et Sermons, Paris, 1993, p. 84.
[11] Cantique de frère Soleil, sous la dir. de J. Dalarun, Ecrits, Vies, témoignages, I, Paris, 2010, p.173.
[12] Denys, Théologie Mystique I, 2 (PG 3, 1000 B).
[13] Hume, Dialogues sur la religion naturelle, partie X, texte et traduction M. Malherbe, Paris, 2005, p. 278-279.
[14] Cf. J.-L. Chrétien, Lueur du secret, Paris, 1985, p. 93-94 : « Le plus grand anthropomorphisme […] n’est-il pas de vouloir libérer Dieu de tout anthropomorphisme ? »
[15] Anselme, Proslogion chap. 9 (éd. F. S. Schmitt, p. 107, éd. et trad. M. Corbin, Le Cerf, Paris, 1986, I, 256).
[16] Homélies sur Ezéchiel VI, 6 (trad. M. Borret, Le Cerf, « Sources Chrétiennes » 352, Paris, 1988, p. 231)