Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 26 mars 2017
L’image de l’invisible, par Olivier Boulnois, philosophe, professeur à l’EPHE.
Le Christ, image de l’invisible, est la source de la théologie de l’icône, et le fondement des arts visuels en Occident. Dans l’art, y a-t-il une forme visible qui nous permet d’accéder à l’invisible ? Au-delà de l’image : signification de l’art abstrait.
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 9 avril 2017 aux éditions Parole et Silence.
L’image de l’invisible
D’où parlons-nous ? Nous sommes ici dans un joyau de l’architecture gothique, dans un écrin de vitraux et de peintures exceptionnelles, — mais aussi dans un espace musical et un lieu de parole. Pour notre culture, c’est un lieu de mémoire, depuis Rousseau voulant y déposer le manuscrit des Dialogues, jusqu’au dessin animé de Walt Disney, en passant par le roman de Victor Hugo. Pourtant le but de l’évêque de Paris, Maurice de Sully, lorsqu’il fit bâtir cette cathédrale, n’était pas de contribuer à la culture. Ce qui fait une cathédrale, c’est la chaire de l’évêque (cathedra). Offrir un espace adéquat à la prière, à la liturgie et à l’adoration découlait simplement de cette mission primordiale : proclamer la parole de Dieu. Autour de cette « église cathédrale » gravitaient une école cathédrale, pour scruter la parole ; une école de musique, pour rendre pénétrante la parole ; un hôpital, pour mettre en pratique la parole. On n’a donc pas tort de dire que la cathédrale est une Bible de pierre : elle est la forme matérielle, le support physique de la parole de Dieu.
Nos ingénieurs auraient sans doute les moyens techniques de construire en quelques années une réplique de Notre-Dame de Paris. Mais il y manquerait l’essentiel. Un lieu nouveau ne peut vivre que s’il exprime une vie intérieure. Seule la liturgie vécue, avec toutes ses conséquences matérielles, organise le lieu pour en faire un espace sacré et dicte sa forme au bâtiment. C’est le culte qui anime la culture de l’intérieur, la forme extérieure ne peut s’imposer que lorsqu’elle matérialise une forme de vie.
Pour approfondir cette relation entre culte et culture, nous avons examiné la semaine dernière la façon dont l’expérience du Christ, comme Parole divine, pouvait éclairer l’expérience humaine de la parole. Je voudrais examiner aujourd’hui la manière dont le Christ, lui-même image de l’invisible, peut éclairer notre expérience de l’image. Un des points les plus caractéristiques de la culture occidentale, lorsqu’elle croise les pas du Christ, est la prolifération d’images. Quel en est le sens ?
J’étudierai d’abord ce que les arts plastiques en Occident doivent au christianisme, puis je réfléchirai sur leur relation à l’invisible en général, et enfin je conclurai par une réflexion sur la place du Christ dans l’art du XXe siècle.
I
Il n’est pas possible de méditer sur l’art occidental sans le rapporter à ses origines au sein du christianisme. Néanmoins, cette affirmation a des limites. Le christianisme n’est pas d’abord une religion de l’image. Le philosophe Hans Blumenberg, a soutenu qu’il y avait sur ce point une différence entre le catholicisme et le protestantisme [1]. Le catholicisme tendrait à privilégier la vision de Dieu et l’image, et le protestantisme, à partir de Luther, insisterait sur l’obéissance de la foi, et privilégierait l’oreille contre l’œil : la grâce arrive par l’écoute de la parole, et non par la vision.
Je crois pourtant que cette idée est caricaturale, voire fausse. Même lorsque les auteurs médiévaux soulignent la nécessité de l’image, ils expliquent que l’image extérieure n’est que le substitut ou l’aide-mémoire d’une parole intérieure. Pour Augustin déjà, le recours à l’image se justifiait parce que nous ne pouvons pas lire l’Écriture sans avoir une image visuelle, forgée par notre imagination. Quel lecteur peut lire un livre sans forger dans son esprit une image des personnages [2] ? Cette image peut être vraie ou fausse, peu importe, ce qui est essentiel, c’est qu’elle corresponde à une pensée en nous. Et c’est cette image que le peintre produit au-dehors. Dans l’art occidental, chacun se représente le Christ et ses saints à sa guise : il existe des Vierges noires, des Vierges flamandes et des Vierges sulpiciennes, cela n’empêche pas de viser l’original à travers l’image.
Inversement, nous ne pouvons pas négliger le fait que, même chez Luther, la parole sensible est là pour provoquer dans l’esprit de l’auditeur la formation d’images intérieures. Luther n’est d’ailleurs pas opposé à la présence d’images religieuses, pourvu qu’elles ne soient pas objets de vénération.
En réalité, il existe une longue tradition médiévale indiquant la supériorité de l’ouïe sur la vue. Bernard de Clairvaux explique ainsi que le Christ sur la croix était défiguré et laid aux yeux de ceux qui le voyaient. Et pourtant, le centurion a reconnu la gloire du Fils de Dieu en l’entendant par la foi : « L’ouïe a trouvé ce que la vue n’a pu découvrir. L’apparence a trompé l’œil, et la vérité est entrée par l’oreille. L’œil disait qu’il était infirme, difforme, misérable, condamné à une mort ignominieuse ; et l’oreille apprit que c’était le Fils de Dieu et qu’il était très beau » [3]. Le centurion confesse la beauté du Christ : il ne se fie pas à ce qu’il voit, mais il croit ce qu’il entend. Parce que la foi naît de l’écoute, l’ouïe l’emporte sur la vue,
Maître Eckhart reprend cette analyse : « La puissance de l’ouïe est beaucoup plus noble que la puissance de la vue, car on apprend plus de sagesse avec l’ouïe qu’avec la vue, et on vit plus dans la sagesse. […] Et c’est pourquoi nous devons être beaucoup plus heureux dans la vie éternelle avec la puissance de l’ouïe qu’avec la puissance de la vue » [4]. L’ouïe est à la fois plus vaste et plus profonde : nous connaissons plus de choses par l’ouïe que par la vue, et l’ouïe est un sens plus intérieur que la vue. C’est pourquoi, bien plus que la vision, c’est l’audition qui est béatifique. Même si l’on ne peut voir Dieu, on peut trouver son bonheur dans l’écoute de sa parole. La sagesse provient de la foi, qui est elle-même une manière de prêter l’oreille aux Écritures. — Par conséquent, même si le christianisme s’exprime à la fois par la parole et par l’image, il faut reconnaître la priorité de la parole.
Mais comment, dans ce cadre biblique qui privilégie l’audition, a-t-on pu justifier l’image ? Alors que le Décalogue proclame : « Tu ne te feras aucune image sculptée » (Exode 20, 4), au sein des trois monothéismes, le christianisme est le seul qui ait admis des images de Dieu dans les lieux de culte. Devons-nous en conclure qu’il a trahi sa propre origine juive et transgressé l’interdit biblique ? L’art occidental est-il un reniement de la transcendance de Dieu ?
L’homme se caractérise par un désir de voir, qui culmine dans le désir de voir Dieu. Or cela, la Bible semble l’interdire : « Tu ne peux voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre » (Exode 33, 20). À vrai dire, cet interdit ne fait que sanctionner une impossibilité. Car si Dieu est Dieu, par essence il ne peut pas être vu. Et si Dieu est invisible, aucune image ne peut le représenter. Puisque Dieu est par essence sans image, si nous construisons une image de Dieu à partir de nos perceptions habituelles de la beauté, de la bonté et de la puissance, cette image sera forcément une trahison. C’est ce que la Bible appelle une idole. L’idole veut saisir Dieu en une image visible qui puisse répondre à nos désirs. Interdire les idoles, c’est tout simplement reconnaître l’invisibilité de Dieu.
Mais en même temps, la Bible affirme qu’il existe une image de Dieu, l’homme, créé selon sa ressemblance (Genèse 1, 26). Cette image, le Christ vient la remplir d’une présence nouvelle. Il déclare en effet : « qui m’a vu a vu le Père » (Jean 14, 9). Dans la personne du Christ, la transcendance absolue, ineffable et invisible de la Vérité s’est rendue visible. La forme par laquelle Dieu se manifeste en lui est « l’image du Dieu invisible » (Colossiens 1, 15). Une nouvelle sorte de visibilité nous est proposée. En s’incarnant, le Dieu invisible par essence s’est rendu lui-même visible une fois pour toutes. Cette nouvelle visibilité n’apparaît qu’à celui qui scrute les Écritures en s’efforçant d’aimer ce qu’elles signifient.
Par là, de nouvelles relations se nouent entre l’image, l’absolu et la vérité. Une nouvelle économie du visible surgit dans l’histoire de l’humanité. Elle se matérialise dans l’art de l’icône. L’icône est une image visible du Christ, mais puisque le Christ est pour le croyant Dieu fait homme, l’icône réactualise la manière dont Dieu s’est rendu visible. Et les icônes des saints reçoivent, proportionnellement, la même justification, parce que les saints imitent à leur tour cette union à Dieu.
Cet art vise à rendre présente la forme même du saint, peinte à la surface du bois. L’icône privilégie l’image frontale, afin de rendre présente dans une forme précieuse la personne du saint qui est dépeinte. On parle de perspective inversée, parce que c’est la chose même (le saint) qui se révèle à la surface de l’œuvre : l’icône, c’est ce qui nous regarde, et pas seulement ce que nous voyons. — L’icône se montre limpide, sereine, hiératique, conforme à des canons, afin de mettre en pleine lumière l’essence de l’original.
Est-ce une trahison de l’interdiction biblique des idoles ? Ce fut longtemps l’objection des iconoclastes. Mais le concile de Nicée II a mis fin au débat en donnant à cette pratique une justification théologique. La vénération se fonde sur l’unité des deux natures, divine et humaine, dans l’unique personne Christ. Elle se justifie parce qu’à travers l’image, « l’honneur rendu à l’image remonte à l’original » [5]. L’icône du Christ est la représentation du Dieu invisible à travers la figure visible de l’homme. Elle ne prétend pas représenter directement une puissance divine, comme l’idole antique. Elle montre un homme, mais le croyant, qui la contemple avec les yeux de la foi, sait que cet homme est Dieu. En vénérant l’humanité visible, on vénère la divinité invisible. C’est pourquoi l’icône peut sans blasphème être l’objet d’une vénération : à travers l’image, ce qui est honoré, c’est la personne qu’elle rend présente, dans sa double dimension divine et humaine. Alors que l’idole prétend s’emparer du divin en forgeant son image, l’icône est un trait d’union entre le divin et l’humain, parce qu’elle laisse monter vers elle l’image d’une personne.
Les icônes ne sont donc pas des idoles. Elles se fondent sur la révélation de l’invisible ; elles visent l’invisible à travers leur perception du visible. En vénérant les images du Christ, les chrétiens ne se forgent pas leur propre image, animale ou humaine, de Dieu. Ils répètent l’événement inouï par lequel l’inaccessible s’est laissé voir, l’insaisissable s’est laissé prendre. Ils ne transgressent donc pas l’interdiction biblique. Car il ne s’agit pas d’anthropomorphisme, mais de reproduire l’anthropomorphose divine. L’icône n’affaiblit pas la transcendance de Dieu, elle la vise à travers le visible.
La règle est donc que toute icône a la forme du Christ. Il en découle a contrario cette règle : on ne peut pas représenter le Père, ni l’Esprit directement. Pendant près de douze siècles, on ne leur a pas donné de visage : le Père était représenté par ses mains, qui expriment la puissance, et l’Esprit par une colombe, qui symbolise le vacillement de l’Esprit sur les eaux du Jourdain.
Mais l’art médiéval d’Occident a suivi d’autres voies que la théologie byzantine. Il s’est déployé autour d’une réflexion sur la ressemblance et l’égalité : une image peut ressembler à l’original sans pour autant l’égaler ; la seule image qui égale sans cesse l’original est le Fils, image invisible et égale du Père. La vérité de l’image se situe sur le plan de l’invisible, dans l’espace mystérieux de l’égalité entre les personnes de la Trinité. De ce fait, sur le plan matériel et imparfait des images visibles, il revient à l’artiste de représenter les images mentales qu’il s’est forgées en lisant l’Ecriture. Il y gagne une grande latitude pour inventer librement ses figures. — Et c’est à l’occasion de représentations théologiques complexes qu’à partir du XIIIeme siècle, les images dérivent vers la représentation de Dieu le Père en vieillard et de l’Esprit-Saint en miroir du Père. Et là, il est clair que le problème de l’idolâtrie renaît : comment distinguer le Père barbu assis sur son trône du Jupiter des anciens ?
Quoi qu’il en soit, dans la mesure où l’art occidental trouve son sens, sa force et sa mission dans ce cadre intellectuel originel, et même s’il cherche souvent à s’affranchir de cette dette, il reste marqué par le statut christique de l’icône : les plus grandes œuvres s’efforcent de viser l’invisible à travers le visible.
II
Cette dimension a-t-elle disparu ? Pour répondre à cette question, je voudrais m’interroger sur le sens des arts plastiques aujourd’hui.
Au XIXe siècle, Hegel a soutenu à la fois la mort de Dieu et la fin de l’art, deux thèses liées selon lui à la modernité. Pour lui, la forme la plus haute de l’art passe dans la religion, mais la forme la plus haute de la religion, le christianisme, passe dans l’Esprit absolu qui s’incarne dans l’histoire. La vérité est au-delà de toute représentation, dans le Concept irreprésentable. C’est pourquoi nous entrons dans l’ère des musées, qui est le moment où les œuvres cessent d’être le lieu de la vérité et ne sont plus objets de vénération. La mort de l’art ne signifie certes pas qu’il n’y aura plus d’art, mais que celui-ci n’exprimera plus l’essentiel.
Je crois pourtant que chaque art exprime une vérité indépassable, qui n’enlève rien à la science ou à la philosophie, et que celles-ci ne surmontent pas. L’art n’est pas fini, pas plus que la vénération humaine. Tout art est une manifestation, c’est-à-dire qu’il nous dévoile ce que nous ne pourrions pas connaître sans lui. La musique nous fait entendre l’inouï, la danse nous fait étreindre l’insaisissable, la peinture nous donne à voir l’invisible. Et chacun de nous peut reconnaître qu’il a éprouvé l’inconnaissable grâce à une expérience artistique.
Ainsi le peintre nous apprend à voir ce que nous ne voyions pas. Il ne représente pas, il présente. Comme disait Paul Klee : « L’art ne rend pas le visible ; plutôt, il rend visible » [6]. Sommes-nous capables de voir ce qui est devant nos yeux ? — Voir, ce n’est pas seulement percevoir un objet pour pouvoir nous en emparer, c’est le considérer comme si c’était la première fois. Nous pouvons voir chaque jour la pauvreté ou l’injustice sans nous demander quelle part nous avons dans cette pauvreté et cette injustice. Le cinéaste Mizoguchi disait qu’il faudrait se laver les yeux entre deux regards.
Si l’on considère un tableau de Cézanne, la Nature morte au compotier, on voit que les fruits y sont justes, modestes, à leur place, qu’ils composent une présence simple et précaire, dans un équilibre parfait. Cette nature morte est en quelque sorte une célébration de la solidité de l’ici-bas, gagnée sur l’instabilité du monde [7]. Il s’agit bien d’une vie calme (still life), où le poète défie l’usure du temps. Mais y retrouvons-nous des fruits amicaux à notre main et doux à notre palais ? En réalité, nous ne reconnaissons rien, parce que la main de Cézanne nous conduit au-delà des fruits ordinaires, comestibles et saisissables. Il nous révèle ce que nous ne voyions pas, un compotier nouveau, intense, lumineux, transfiguré, dans sa beauté calme et solide, sa simplicité sensuelle et sa splendeur méditative — l’invisible du compotier. La vérité qu’il nous dévoile n’est pas un message ou une anecdote — c’est la secrète beauté du monde.
Ici pourrait s’élever une objection : l’art abstrait, ou non-figuratif, implique-t-il une rupture avec ce cadre ? Abandonne-t-il tout désir de révéler l’invisible ?
Il faut alors remarquer que la forme d’un tableau, ce par quoi il nous révèle une vérité, n’est pas simplement un arrangement de figures. Selon la célèbre remarque de Maurice Denis : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane, recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » [8]. Cette définition orientait la peinture sur la voie de l’abstraction. Car le propre de la peinture n’est pas d’organiser des formes préexistantes, mais de les faire surgir.
Comme l’a écrit Kandinsky, l’art figuratif comporte deux éléments : les moyens purement picturaux (la forme et la couleur), et le renvoi à des éléments naturels au-dehors. Au contraire, l’art non-figuratif consiste exclusivement en éléments picturaux, il ne représente rien au-delà de lui-même, nous n’y retrouvons pas les objets du monde [9]. — l’art non-figuratif est purement pictural, il produit librement ses formes et ses figures, sans renvoyer à des formes déjà vues.
Est-ce vraiment si différent de la vérité que manifestait la peinture figurative ? — La vérité ne se limite pas aux objets du monde extérieur. Elle s’offre aussi à nous dans notre chair, par nos sensations et nos émotions. C’est ce que proclame Kandinsky : les couleurs et les formes ont le pouvoir d’émouvoir l’homme. De même que la musique, la peinture s’adresse à nos émotions intérieures. L’une et l’autre provoquent en nous des sensations de joie ou de souffrance. Elles atteignent l’homme dans ce qu’il a de plus intime, dans le temps vécu de son expérience. Dans son traité Du spirituel dans l’art, il montre comment chaque forme ou couleur a des qualités propres et provoque une vibration différente. L’artiste peut alors combiner ces éléments simples en une synthèse complexe, de même qu’une symphonie est structurée d’une multitude de notes simples. Ainsi, « c’est par la sensibilité seule que l’on peut atteindre le vrai dans l’art » [10]. L’ensemble des tonalités compose en nous un ensemble harmonieux ou grinçant, souple ou saccadé, vibrant d’émotions pures. Il agit au plus intime de l’être humain. Mais comme ce qui est le plus charnel est aussi ce qui est le plus spirituel, nous atteignons par là « la base la plus forte de la vie spirituelle » [11].
Ainsi, la peinture non-figurative frappe l’homme en plein cœur. Délié des limites des figures de ce monde, l’art accède ainsi à une liberté infinie. Il nous révèle l’invisible pur, la force émotionnelle de la forme et de la couleur. C’est-à-dire aussi la vérité du monde. L’art non-figuratif reste fidèle à l’essence de l’art, il implique le dévoilement de quelque chose qui ne peut être vu sans lui. Une connexion s’opère entre la source vive en nous et le mystère du monde, et soudain la vie peut advenir.
L’art est-il donc l’expression de notre subjectivité affective ? On pourrait le croire. Pour Michel Henry, par exemple, le caractère abstrait de la peinture n’est autre que la vie intérieure, « la nuit de la subjectivité radicale où il n’y a ni lumière ni monde » [12]. La vérité de l’art consisterait à rentrer en soi-même. Après avoir représenté l’invisible du monde extérieur, il se tournerait vers le bouillonnement de notre propre vie.
Mais la peinture ne signifie pas des émotions intérieures. Elle n’est pas un signe, elle est une chose. Kandinsky lui-même ne cesse d’insister sur l’objectivité des formes, sur la rigueur des éléments qu’il combine. Certes, l’artiste crée ce qui est conforme à ses désirs les plus essentiels. Mais il le fait sans arbitraire, au travers des formes qui lui sont propres, avec des éléments qui obéissent à une nécessité formelle. « La couleur est la touche, l’œil est le marteau, l’artiste est la main qui par l’usage convenable de telle ou telle touche, met l’âme humaine en vibration » [13]. La composition n’a donc rien d’arbitraire, mais elle joue sur la manière dont « la résonance intérieure de la forme » nous atteint dans les tréfonds de notre corps. Il est sans doute simpliste de concevoir ces éléments comme simples et univoques, mais ce que montre bien Kandinsky, c’est que la forme visuelle est l’autre face d’une émotion intérieure.
Que la peinture ne soit pas un langage n’est pas un défaut. C’est même sa qualité principale. C’est pour cela qu’elle ne peut se traduire immédiatement en paroles. Ce qu’elle montre n’est pas de l’ordre du discours. L’œuvre n’est donc pas seulement l’expression d’une subjectivité. Elle ouvre son propre espace, à la fois forme sensible et force vibrante. L’art est donc un geste sans signes, une parole faite de choses, mais qui reste universelle et communicable.
Aujourd’hui, il n’y a plus vraiment d’opposition entre art figuratif et non-figuratif : un même artiste peut passer de l’un à l’autre, ou se tenir sur leur lisière. Mais toujours, il s’agit d’aller à l’essentiel, d’aller vers l’épure, d’oublier ce qu’on croyait savoir, ce qu’on croyait voir, et de nous connecter à l’intériorité pour nourrir une possible création.
Nous avons vu que la parole peut dire vrai par correspondance avec les choses, dans le discours pratique et technique de tous les jours, mais qu’elle peut aussi remonter, avec la poésie, jusqu’à la source même de toute parole, jusqu’à une parole essentielle, enveloppée de silence. De même, la peinture peut nous faire accéder, non plus à la vérité des objets matériels, mais à une vérité supérieure qui est la condition de toute visibilité. Ainsi, l’art nous procure des expériences sensibles inédites ; il fait exister de nouvelles parties de notre sensibilité.
La peinture est là pour révéler, pas pour nous faire reconnaître. La peinture dite abstraite en fait autant. Mieux, elle « nous reconduit à la source de toute peinture » [14]. Le sublime de l’art consiste à aller au-delà de la forme, à laisser le public libre d’aller chercher la forme qui agit sur son esprit. À transmettre l’essence pour qu’il s’en nourrisse intérieurement.
L’art contemporain, figuratif ou non, ne cesse pas de rechercher une vérité, de poursuivre la révélation de ce que nous n’avions pas vu. Il ne cesse pas de tendre vers l’invisible. Comme l’a dit le peintre Chirico : « L’art est toujours sacré, même quand il traite d’un sujet profane » [15]. Il y a dans cet acte de montrer l’invisible une révélation qui nous arrache au monde profane.
III
Nous avons vu tout ce que les arts visuels en Occident devaient au concept d’icône, fondé sur l’événement du Christ. Nous avons vu aussi que la peinture, par essence, visait l’invisible à travers le visible, et qu’elle nous arrachait au monde visible. Je voudrais maintenant m’interroger sur la possibilité d’une rencontre entre la figure du Christ et l’art contemporain. Depuis que le curé de Nizon, près de Pont-Aven, a refusé le tableau que lui offrait Gauguin, la Vision après le Sermon, quel chemin avons-nous parcouru ?
Peindre le Christ, cela a-t-il un sens pour la peinture contemporaine ? Comme l’a dit Olivier Clément, le christianisme est « une religion des visages ». Il s’est en effet centré sur le concept de personne, d’abord, nous l’avons vu, pour penser l’unité du Christ. « Personne », en grec, se dit « masque » (prosopon) : le visage est le lieu où la personne se rend visible. C’est pourquoi la question du visage est si essentielle pour l’art et la pensée. Mais alors, comment se fait-il que le souci de l’art contemporain pour les visages (burinés ou vieillissants, défigurés ou sereins) se joigne à une grande difficulté à rencontrer le Christ ?
Parcourons rapidement les œuvres non-figuratives, puis figuratives, qui se rapportent au Christ.
Au XXe siècle, l’art non-figuratif a la possibilité d’évoquer le divin directement, sans passer par la figure du Christ. L’art abstrait est ainsi plus à l’aise avec la représentation de Dieu comme mystère invisible qu’avec la figure du Christ. Le « Buisson ardent » d’Olivier Debré évoque, dans une gerbe de couleurs, un jeu de transparence, signe de la présence divine [16]. Les vitraux de Zao Wou Ki évoquent le giclement du sang du Christ, ou déchiffrent, comme une sorte de calligraphie, les traces du créateur dans la nature [17]. D’autres peintres évoquent la vibration de la couleur, qui laisse transparaître ce qui ne peut jamais être représenté [18]. Ces thèmes sont immédiatement en affinité avec la présentation de l’absolu sans image.
L’une des manières les plus éclatantes de donner une dimension transcendante à des peintures non-figuratives est l’utilisation de la croix. Le signe de la croix évoque le Christ par métonymie, mais il ne le montre pas. De plus, ce signe est ambigü : il oscille entre le refus de la figuration (les iconoclastes traçaient des croix à la place des icônes) et la figuration d’un refus (on biffe d’une croix ce qu’on ne veut pas voir). Dans une sorte d’ésotérisme pictural, Mondrian a semé de croix géométriques certains de ses tableaux [19]. Chez certains peintres, il peut s’agir d’une profession de foi, mais chez d’autres, il peut s’agir d’un signe pur, dans un espace serein et méditatif, qui évoque davantage une structure fondamentale du monde et de la peinture qu’une dimension religieuse [20].
Ainsi, il semble que la peinture abstraite puisse, le sachant ou non, le voulant ou non, manifester le divin irreprésentable, sans risquer de tomber dans l’idolâtrie. Mais les exemples cités montrent qu’il s’agit avant tout de révéler les pouvoirs de la peinture.
Pourtant, il serait simpliste de soutenir que le dépassement de la figure est un oubli de l’humain. Le peintre Rothko, connu pour ses oppositions de rectangles presque monochromes, disait qu’il ne s’était nullement détourné du drame vécu par l’homme. Simplement, il entendait mettre en présence des forces monstrueuses et divines, nues, pures, sans figure. Rothko peint le visage de ce qui n’a pas de visage. D’où cette affirmation, à propos de ses tableaux : « Ils s’éloignent de la représentation naturelle, seulement pour intensifier l’expression du sujet […] — non pas pour le diluer ou pour l’effacer » [21]. Les formes sont les forces à l’œuvre dans le drame humain : « Je pense à mes tableaux comme à des drames ; les formes dans les tableaux sont les interprètes (performers). […] Ils commencent comme une aventure inconnue dans un espace inconnu » [22]. Chez Rothko, le drame est de part en part pictural. Il se joue entre les formes mêmes, et non plus entre ce qu’elles représentent. De même qu’une crucifixion classique récapitule les contradictions de la vie, — l’humain et le divin, le ciel et l’enfer, l’homme et la femme, la souffrance et la compassion, le mal et le pardon — chez Rothko, le contraste embué de deux rectangles de couleur récapitule tout le drame de l’humanité.
Du côté de l’art figuratif (et malgré quelques exceptions, bien sûr), il semble clair qu’au XXe siècle, la plupart des formes religieuses traditionnelles (annonciation, enfance du Christ, miracles, résurrection, etc.) ont été abandonnées [23]. Et lorsqu’elles existent ces œuvres sont peu convaincantes : l’Annonciation de Maurice Denis déçoit par son académisme, et la Résurrection d’Otto Dix est étonnamment fade. Dans le grand art, seules sont restées vives et fortes les œuvres qui renvoyaient à la souffrance du Christ : le couronnement d’épines (Manessier), le chemin de croix (Matisse), la crucifixion, dont on connaît de nombreux exemples (de Chagall à Baselitz en passant par Picasso). Le Fragment d’une crucifixion de Francis Bacon est une véritable boucherie, dans laquelle on ne voit même plus de forme humaine, mais plutôt deux sortes de volailles hurlantes ou décapitées [24]. Tout se passe donc comme si, de la figure du Christ, seule la souffrance semblait capter l’intérêt de notre époque ravagée.
Cette concentration de l’art figuratif du XXe siècle sur la douleur a une signification complexe. On peut y voir la réception de l’essentiel du paradoxe chrétien, qui proclame un « messie crucifié », et non un messie glorieux. Mais comment ne pas y percevoir aussi l’expression d’un siècle marqué par les crimes de masse, les tortures et les agonies, et qui cherche à lire, sous le chiffre du Christ, la clé de son expérience ? Or c’est au prix de la réduction du Christ à l’« homme de douleurs » : il apparaît davantage comme un homme blessé par l’universelle souffrance, qu’un homme-Dieu donnant sa vie pour le salut du monde.
Montrer la crucifixion sans la gloire n’est pas seulement restrictif, c’est oublier que l’homme désire avant tout la paix. Les crucifix des premiers siècles et les Christ romans montraient, même sur la croix, un Christ serein, pacifié, fidèle à sa mission : un avant-goût du monde réconcilié. Peut-on trouver aujourd’hui la sérénité dans d’autres images que les statues de Bouddha, en vente dans toutes les jardineries ? Bien peu d’œuvres du XXe siècle font écho au Christ comme Prince de la paix. On peut mentionner, à titre d’exception, la Sainte Face d’Arnulf Rainer, mais il s’agit d’une « surpeinture », où la sérénité du modèle ancien émerge sous les ratures : sa résurrection est à déchiffrer lentement comme un palimpseste, à travers tout ce qui la nie.
Il ne s’agit pas ici de confondre l’invisible que recherche le peintre avec celui que désirent les croyants. Mais il importe de rappeler que la tâche même des arts visuels en occident s’inscrit dans le sillage de l’événement du Christ. Rendre visible l’invisible, telle était déjà la mission que la théologie assignait à l’icône.
L’évolution de l’art contemporain rend complexe et ambivalent son rapport au Christ. Il passe rapidement sur les mystères de la vie du Christ, et se concentre sur l’homme de douleurs. Mais plutôt que de voir la paille dans l’œil des artistes, les chrétiens devraient regarder la poutre qui est dans le leur : quelle image donnent-ils du Christ ? Car les meilleurs peintres du monde ne peuvent donner du Christ que l’image qu’ils en reçoivent des chrétiens.
Et pourtant, le propre de la révélation est qu’elle n’épuise pas l’inconnu de son objet. Au contraire, elle le fait surgir dans son inconnaissabilité même. Comme dit Pascal à propos du Christ : « Quand il fallu qu’il ait paru, il s’est encore plus caché en se couvrant de l’humanité. Il était bien plus reconnaissable quand il était invisible que […] quand il s’est rendu visible » [25]. L’incarnation ne dissipe pas le mystère de Dieu. Elle le renforce. Il y a donc une différence entre l’invisible de l’art et l’invisible de la foi chrétienne : dans la foi, ce qui est rendu visible est encore plus inconnaissable. C’est pourquoi il ne cesse pas d’être un défi pour tous les hommes, et d’abord pour les peintres.
Une réaction ? Une interrogation ?
[1] « Licht als Metapher der Wahrheit », in Ästhetische und metaphorologische Schriften, Auswahl und Nachwort von A. Haverkamp, Frankfurt-am-Main, 2001, p. 139-171 ; trad. fr. L. Cassagnau, « La lumière comme métaphore de la vérité », in Martine Bouchier (dir.), Lumières, Paris, 2003, p. 202-230.
[2] Augustin, La Trinité VIII, 4, 7 (Bibliothèque Augustinienne 16, 41).
[3] Bernard, Homélies sur le Cantique, « Sermon 28, 5 » (Paris, Le Cerf, Sources chrétiennes 431, p.355-357).
[4] Eckhart, Sermon 102, trad. E. Mangin (légèrement modifiée), Le Silence et le Verbe, Paris, 2012, p. 152-153.
[5] Citant Basile de Césarée, Traité du Saint Esprit 18, 45 (trad. fr. SC 17 bis, 406-407).
[6] Paul Klee, « Beitrag für den Sammelband Schöpferische Konfession », Berlin, 1920, repris in Schriften, ed. C. Geelhaar, Cologne, 1976, p.118.
[7] Cf. R. Fry, Cézanne. A Study of his development, University of Chicago, 1989.
[8] « Définition du néo-traditionnisme », Art et critique, 23 et 30 aout 1890. Repris dans Du symbolisme au classicisme.Théories, Paris, 1964, p. 33.
[9] Kandinsky, L’avenir de la peinture, Ecrits complets, éd. Ph. Sers, Paris, 1970, p. 331.
[10] V. Kandinsky, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier (1910), ed. Ph. Sers, trad. N. Degrand, B. du Crost, Paris, 19892 (1954), p. 139 (trad. légèrement modifiée).
[11] V. Kandinsky, Du Spirituel dans l’art, p. 176.
[12] M. Henry, Voir l’invisible, p. 33.
[13] W. Kandinsky, Du Spirituel dans l’Art, p. 112.
[14] M. Henry, Voir l’invisible, Paris, 1998, p. 12.
[15] G. de Chirico, I. Far, Commedia dell’ arte moderna, « Arte sacra », Rome, 1945. Rééd. J. de Sanna, Milan, Abscondita, 2002.
[16] Espace Georges Bernanos, Saint-Louis d’Antin, Paris.
[17] Prieuré Saint Cosme, La Riche, Indre-et-Loire.
[18] D. Coutagne, Kim en Joong selon les écritures, Paris, 2015.
[19] Mondrian, Composition avec lignes, 1917.
[20] Par exemple, Aurélie Nemours, Les demeures, 1959, ou Signe croix, 1987.
[21] A. Gottlieb et M. Rothko, « The Portrait and the Modern Artist », 13 octobre 1943, Writings on Art, Yale University Press, 2006, p.39.
[22] Rothko, « The romantics were prompted » (1947), p.58.
[23] Cf. F. Boespflug, Dieu et ses images. Une histoire de l’Éternel dans l’art, Paris, 2008.
[24] Francis Bacon, Fragment d’une crucifixion, 1950.
[25] Pascal, À Mlle de Roannez, IV, Œuvres Complètes, ed. M. Le Guern, Paris, 2000, p. 30.