Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 5 mars 2017
Culture et liberté, par Olivier Boulnois, philosophe, professeur à l’EPHE.
Introduction : Pourquoi cette question, ici et maintenant ? La culture comme accomplissement de l’homme. La crise de la culture : relativisme et fondamentalisme. Le paradoxe du Christ ne relève pas de la culture, mais transforme la culture, en changeant la forme de vie.
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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 9 avril 2017 aux éditions Parole et Silence.
Culture et liberté
Excellence, mesdames, messieurs,
Je ne peux aborder qu’avec crainte et tremblement le sujet que vous m’avez proposé pour ce cycle de conférences : « Le Christ et la culture ». Ce sont deux réalités d’ordre différent, et leur rencontre semble d’abord aussi surprenante que celle d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table d’opération. Comment l’événement du Christ croise-t-il le phénomène de la culture ? Qu’est-ce que la rencontre avec le Christ peut proposer à la culture contemporaine ? Ce sont les deux questions qu’aujourd’hui nous devons méditer ensemble.
Je partirai d’un passage de l’Idiot, de Dostoievski. Au centre du roman, le prince Muichkine raconte quatre expériences étranges. Dans un train, il a d’abord discuté avec un athée d’une grande culture, mais qui semblait pourtant ne jamais « aborder le véritable sujet ». Ensuite, il a appris un crime atroce commis par un paysan ; celui-ci a égorgé un de ses amis, tout en priant : « Seigneur, pardonnez-moi au nom du Christ ». En troisième lieu, il a rencontré un soldat qui lui a vendu sa croix d’argent pour aller boire. Enfin, dernière expérience, il a vu une jeune femme faire un signe de croix parce que son enfant venait de lui sourire pour la première fois. Quelle est la leçon de cette curieuse série ? Le prince Muichkine nous la donne lui-même : c’est cette jeune mère qui résume « l’essence du christianisme ». Car pareille à la joie d’une mère devant le premier sourire de son enfant, pareille est la joie de Dieu « chaque fois qu’un pécheur se met d’un cœur sincère à prier devant lui » [1]. L’essence du christianisme n’est pas dans la culture ou dans la moralité, comme le croient les philosophes, chrétiens ou athées, elle réside dans l’amour de Dieu.
Mais au-delà de la leçon explicite, il en existe une autre. Car les expériences vont deux par deux, elles forment un carré : il y a deux sortes de prière et deux refus de prier, deux comportements moraux (si l’on admet que l’athée cultivé est moral) et deux attitudes immorales. Mais une seule atteint l’essence du christianisme, alors qu’il y a trois manières de s’en éloigner : l’indifférence de l’athée, l’apostasie du soldat et le blasphème du paysan criminel. La moralité, les signes religieux et la grande culture gravitent autour du christianisme, mais ils n’en sont pas le centre. — Or l’objet de nos réflexions est précisément de confronter ce centre, le Christ, et cette périphérie, la culture. Quel est le sens de la culture ? Comment peut-elle rencontrer la figure du Christ ?
J’examinerai d’abord les deux termes, la culture et le Christ, puis leur rencontre au sein du christianisme, et en dernier lieu, je m’interrogerai sur la crise contemporaine de la culture.
I. La culture et l’homme
Qu’est-ce que la culture ? L’homme est un animal qui naît dépourvu de tout. Il n’accède à une vie vraiment humaine qu’en acquérant ses représentations et ses comportements, en apprenant à parler et à vivre en société. Cette manière de se rapporter au monde comme un animal social et doué de parole, c’est la culture.
Le latin cultura renvoie d’abord à la métaphore du cultivateur [2]. La culture est l’ensemble des conditions nécessaires pour que « croissent » les êtres : non pas les théâtres, les cathédrales et les bibliothèques, mais les personnes. Au sein de chaque société, la culture est, pour l’homme, le moyen de parvenir à l’excellence de sa vie, d’accéder à sa propre essence. Elle lui permet d’atteindre sa forme de vie propre et de la partager avec d’autres : de devenir lui-même, d’échapper aux aliénations, de mener sa vie vers ce qui lui semble bon — bref, de devenir libre et éclairé.
Mais le concept de culture signifie à la fois la formation de l’esprit et le résultat de cette formation. Il unifie ainsi deux concepts antiques : celui d’éducation (paideia), par laquelle l’homme devient un être libre, et celui d’art (technè), qui désigne une compétence acquise. Selon la compréhension antique de l’homme, nous avons notre place dans le cosmos : devenir nous-mêmes, c’est atteindre notre place.
Et pourtant, l’homme moderne se demande quelle est cette place. Ainsi, parler de « culture », comme nous le faisons depuis Kant, c’est mettre l’accent sur la variété des œuvres humaines. Il ne s’agit plus de faire pousser l’homme comme une plante parmi d’autres dans la nature, mais de dire que les diverses sociétés arrachent l’homme à la nature, et lui enseignent des coutumes différentes [3]. Kant compare joliment l’homme à l’« oreille d’ours », une plante dont les graines sont toutes semblables, mais qui donnent des fleurs toutes différentes [4].
Il en découle que la culture est par essence plurielle : on ne parle plus guère de la culture, mais plutôt des cultures. Les cultures sont aussi nombreuses que les langues, et celles-ci sont les organes privilégiés de leur transmission. Les cultures unissent les hommes, mais elles peuvent aussi les séparer. Elles rassemblent les hommes d’une même société, mais elles séparent ceux d’une société différente.
Mais nous ne pouvons pas dissocier totalement nature et culture : cela reviendrait à dire que les animaux n’ont pas de culture, et qu’il n’existe pas de nature humaine. Or les animaux aussi ont une culture, moins riche que la nôtre, proportionnée à leurs capacités, mais une véritable culture. Par exemple, les baleines à bosse sont capables de se transmettre des chants nouveaux à travers tout le Pacifique sud. Et même si l’homme se caractérise par sa capacité d’adaptation, sa culture reste celle d’un être vivant. Nous ne pouvons pas dissocier notre culture des capacités de notre nature [5].
Le problème de la culture est de donner forme à nos vies, à nos désirs sauvages, aux forces anonymes qui nous emportent. L’allemand parle de Bildung, formation. L’un des premiers actes de culture eut lieu le jour où un humain, saisissant un os creux, l’emplit de pigments et souffla sur sa main collée au rocher pour en faire surgir le contour : ces prodigieuses « mains négatives » montrent que la culture ne fait qu’un avec l’apparition de la forme.
La culture n’est donc pas un ensemble brut de connaissances. Quand la fragmentation des arts et des techniques défait l’unité de l’homme, la culture s’efforce de lui rendre une vie unifiée. Et lorsque la production de masse a commencé à se répandre, quand les sciences, les arts et les techniques se sont spécialisés, l’unité de la culture générale était censée y remédier. Mais cette unité vivante est menacée aujourd’hui, puisqu’elle se fragmente à son tour en « culture de masse », « culture classique », « culture d’entreprise », etc.
Fonder la vie et la connaissance sur le seul principe matériel, poser que l’homme vit seulement de pain, cela entraînerait la désagrégation de l’humanité, la destruction du lien social. Pourtant, invoquer la culture ne suffira pas pour vaincre la pauvreté, la souffrance et la violence aveugle. — Mais peut-être, avec la culture, s’agit-il d’une moindre chose que la survie, la tolérance et la paix — moindre, mais plus fondamentale : l’essence de l’homme. Seul est culture ce qui permet à l’homme de s’accomplir dans une vie achevée. Appelons cela liberté : non pas la capacité d’agir dans n’importe quel sens, mais celle de rechercher ce qui est bon pour nous.
Nous devons donc évaluer la culture à la liberté qu’elle nous permet d’atteindre. Nous ne pouvons pas attendre moins de la culture que le bien de l’homme, c’est-à-dire sa liberté d’être rationnel. Mais si la culture fait l’homme, et risque de l’enfermer dans ses préjugés, il ne faut pas oublier la réciproque : c’est aussi l’homme qui fait la culture. Il est libre d’agir sur elle et de la modifier. La culture se rapporte donc à l’essence de l’homme, à titre de fin et de principe : la culture fait l’homme et l’homme fait la culture.
II. Le Christ et les cultures
J’en viens au second pôle de notre réflexion. Quelle relation pouvons-nous établir entre le Christ et les cultures ?
S’interroger sur le Christ et les cultures, c’est d’abord s’interroger sur l’écart entre ces deux pôles. Nous devons reconnaître que le Christ ne se souciait pas de culture. Il n’a pas fait faire sa statue, il n’a pas écrit de livre, il n’a pas dressé de monuments. Un paradoxe remarquable est d’ailleurs que les personnalités les plus importantes de l’histoire universelle, Bouddha, Socrate et le Christ, n’ont rien écrit.
Mais que dis-je ? En réalité, le Christ a écrit. Lorsque les pharisiens et les scribes lui amènent la femme adultère, selon l’Évangile, « Jésus, se baissant, se mit à graver (katagraphein) avec son doigt sur la terre » (Jean 8, 6). Que signifie ce geste énigmatique, qui nous donne précisément la clé du rapport entre le Christ et la culture ? — Comme font souvent les prophètes, le Christ mime une scène. Il met en scène, il représente l’écriture de la Loi. Car la Loi a d’abord été écrite par le doigt de Dieu sur des tables de pierre (Exode 31, 18). Puis, à la suite de l’infidélité du peuple, elles ont été brisées, et réécrites sur la pierre par Moïse, donc par une main d’homme (Exode 34 ,28). Et pourtant, désormais, la Loi doit être écrite dans les cœurs, non plus sur la pierre des cœurs endurcis, mais sur quelque chose de tendre comme la chair des cœurs fidèles, sur la terre meuble. Comme dit saint Augustin, la Loi de Moïse ordonnait de lapider par la pierre, le Christ fait grâce par la terre : « Il était temps que sa Loi fût écrite sur une terre qui produirait du fruit, et non, comme auparavant, sur de la terre stérile » [6]. Le geste du Christ est donc le geste du jardinier qui creuse la terre du doigt au moment de planter sa semence. Au sens le plus étymologique, c’est un geste de culture.
L’exégèse spirituelle d’Augustin peut nous sembler tirée par les cheveux, et pourtant elle dit quelque chose d’essentiel : le Christ ne bouleverse pas le champ de la culture ; il ne change rien à la Loi. Il plante une graine, sans s’occuper de la manière de la cultiver. C’est pourquoi nous n’avons pas besoin de savoir ce qu’il a écrit. Le Christ ne produit pas de culture, mais il engendre des hommes. Ce sont eux qui vivront de sa vie, et qui agiront dans le monde commun. Ainsi, la culture humaine est une collaboration à l’œuvre de Dieu. La vie spirituelle s’insère dans la vie culturelle comme le ferment dans la pâte. L’une et l’autre sont unies mais distinctes, sans confusion ni séparation.
III. Le christianisme
J’en viens au lieu de rencontre entre le Christ et la culture, à savoir le christianisme. — La relation au Christ ne relève pas de la culture, mais de la foi. La foi naît d’une rencontre personnelle avec le Christ, et aucune culture, quelle qu’elle soit, ne peut engendrer la foi. Le Christ agit sur le cœur des hommes et non sur la forme d’une culture. Mais la foi a besoin de s’adresser à un homme formé par sa culture pour que celui-ci puisse au moins en comprendre les termes.
Il existe une consistance propre et naturelle des cultures, mais lorsque le Christ est reçu parmi elles, cela donne le christianisme dans ses diverses formes. C’est pourquoi nous pouvons identifier au premier coup d’œil une culture qui a rencontré le Christ, tout autant que nous pouvons discerner des cultures bouddhistes ou précolombiennes. C’est le signe que l’adhésion des hommes au Christ change la culture où ils évoluent.
Comment est-ce possible ? Dostoievski l’avait bien vu : l’ « essence du christianisme », n’est pas un message, ni un comportement, ni une culture, c’est une personne, le Christ. Comme l’a remarqué Wittgenstein, « le christianisme n’est pas une doctrine, […] mais la description d’un processus réel dans la vie de l’homme. Car la “connaissance du péché” est un processus réel, de même que le désespoir et la rédemption par la foi » [7]. Or le christianisme se répand à mesure que des hommes vivent en voulant suivre et imiter le Christ, ce qui signifie que le christianisme est avant tout une forme de vie : lorsque des hommes et des femmes adhèrent au Christ, cela change leur manière de vivre. Et si leur vie ne prend forme qu’en s’inscrivant dans la culture, il est inévitable que de proche en proche, elle transforme celle-ci. Les « cultures chrétiennes » sont l’expression de cette foi au sein des sociétés.
Car même si c’est pour énoncer une folie et un scandale, les chrétiens doivent partager la langue et la culture de leurs concitoyens. Dans le monde grec, les Pères de l’Église exhortent les jeunes gens à se former en lisant, non pas la Bible, mais Homère, pourtant profondément lié au polythéisme. Et l’université médiévale a pris le risque de chercher la science et la philosophie chez un païen, Aristote. Pourquoi ? Parce que le christianisme n’est pas sa propre culture ; il ne se réfugie pas non plus dans une contre-culture ; il habite et transforme celles dans lesquelles il s’inscrit.
Nous arrivons ainsi au paradoxe central du christianisme : sa singularité n’empêche pas son universalité. Greffé sur le judaïsme, il n’en est pas moins destiné à tous les païens. Même l’origine chrétienne ne nous est accessible qu’en traduction : les Évangiles nous transmettent en grec les paroles du Christ, qui furent prononcées en araméen. Notre accès au Christ n’est donc pas lié à une culture particulière. À travers le monde et l’histoire, les chrétiens sont si divers qu’ils n’ont que le Christ en commun. Mais, vivant de cette rencontre, ils proposent à leurs contemporains leur expérience de la charité, et c’est ainsi qu’ils agissent sur les cultures, sans même y penser.
Umberto Eco a dit que la langue de l’Europe, c’est la traduction. On peut en dire autant du christianisme. Dès l’origine s’est posé le problème de la lecture de la Bible : fallait-il rechercher la vérité originelle de l’hébreu, ou s’en tenir à la traduction grecque des Septante ? Augustin a proposé une réponse remarquable : « Tout ce qui est dans le texte hébreu et qui ne se retrouve pas dans les Septante, l’Esprit de Dieu n’a pas voulu le dire par ces derniers, mais par les premiers prophètes ; tout ce qui est dans les Septante et ne se retrouve pas dans le texte hébraïque, le même Esprit a préféré le dire par ces derniers, non par les premiers, montrant ainsi que les uns et les autres sont prophètes » [8]. C’est un principe positif : il faut tout garder ; la traduction ne trahit pas, elle ajoute à l’original ; les traducteurs aussi peuvent être prophètes. Il y a là en condensé toute la vocation de la culture européenne : nous héritons d’une double richesse, hébraïque et grecque. Le problème n’est pas de savoir s’il y a eu hellénisation du christianisme ou christianisation de l’hellénisme. Il est de voir comment la vérité hébraïque et l’universalité grecque se fondent ensemble. Deux sangs coulent dans nos veines, et l’un n’enlève rien à l’autre.
Bien plus : il faut dire que l’espace propre à la culture, avec le pluralisme qui lui est inhérent, a été ouvert par le christianisme lui-même. Avant l’ère chrétienne, être juif ou grec, c’était indissolublement adhérer à une culture et à une conception du divin. Au sein du judaïsme, la révolte des Maccabées a été déclenchée par la construction d’un gymnase à Jérusalem (1 Maccabées 1, 15). Dans le monde grec, Socrate a été mis à mort parce qu’il mettait en question l’essence de la piété. — Mais dès la première annonce de l’Evangile, saint Paul dissocie le culte de la culture. Il interdit de participer aux cultes des idoles, mais il permet qu’on mange les viandes sacrifiées dans ces cultes [9]. Elles sont alors désacralisées. Ainsi, de même qu’il distingue le pouvoir spirituel du pouvoir temporel, le christianisme dissocie religion et culture : celle-ci fait partie d’un ordre profane, et celle-là n’implique pas de forme culturelle privilégiée. C’est pourquoi le christianisme ne s’identifie par essence à aucune culture, et peut s’incarner dans toutes.
Pourquoi le christianisme, qui n’est pas d’ordre culturel, transforme-t-il les cultures ? Parce que des hommes ont voulu exprimer leur vie nouvelle dans la langue de tous. On ne peut pas changer la vie sans changer la culture qui l’exprime. Il est indéniable que le culte et la foi partagée façonnent un nouveau langage, un nouveau calendrier, un nouveau paysage urbain. Il lui a fallu un travail bimillénaire pour qu’en partant de l’expérience commune, des mots comme ceux de salut ou de miséricorde commencent à avoir un sens. Et ce mouvement n’est jamais terminé.
Car le Christ, comme objet de la foi, de l’espérance et de l’amour des hommes, n’est pas situé dans le passé. Il est notre contemporain, et tous ont à se situer face à lui, certains pour l’accepter, d’autres pour le rejeter. Les chrétiens cherchent Dieu avec les moyens de la culture, et chaque fois qu’ils croient l’avoir trouvé, ils savent qu’il reste infiniment au-delà de ce qu’ils ont saisi, et repartent de plus belle à sa recherche. Ils ne cessent d’aller, par la culture, au-delà de la culture. Ils la font tendre vers ce qui la dépasse.
C’est pourquoi l’alliance entre la culture et ce que les hommes pressentent du Christ est toujours précaire et perfectible. La nostalgie de la culture chrétienne est vaine, et elle repose sur une idéalisation le passé. Or si le Christ est le même hier, aujourd’hui et demain, nous pouvons aussi bien dire que la culture n’est pas encore chrétienne. Le véritable défi est là : comment, d’une part, les chrétiens exprimeront-ils leur expérience de foi dans la culture contemporaine ? comment, d’autre part, la culture sera-telle confrontée à la figure du Christ ? Car le risque est grand que celle-ci ne soit même plus proposée.
La mission des chrétiens est d’exprimer leur foi dans la langue qui est la leur, sans quoi le Christ ne serait même pas annoncé. Le christianisme est donc appelé à susciter la grande culture, comme il l’a toujours fait. Il le fera sans même y penser, dès lors qu’il engendrera des hommes à la foi. Bien sûr, la sincérité ne suffit pas : il faut apprendre les règles de l’art avant de s’exprimer en lui. On n’attend pas d’un architecte chrétien qu’il construise des maisons en forme de croix. Et réciproquement, une œuvre d’art accomplie nous en dit plus sur l’homme, donc sur le Christ, qu’un navet bien-pensant. Mais la solution n’est pas dans une simple politique culturelle : les formes culturelles qui n’expriment pas la vie des croyants sont vite périmées. C’est en tendant vers le Christ que les chrétiens, par surcroît et naturellement, renouvelleront la culture. Le culte et la culture s’articuleront l’un à l’autre, sans confusion ni séparation.
IV. La crise de la culture : relativisme et fondamentalisme
Je voudrais maintenant me tourner vers la situation actuelle de la culture. Celle-ci traverse une crise de grande ampleur. Hannah Arendt l’avait pressentie dès 1961. Comme le montrait son livre, La crise de la culture, cette crise s’enracine dans la mutation des sociétés démocratiques : en faisant de la culture un bien de consommation, la société de masse la met au service du divertissement et de la satisfaction immédiate de nos désirs. Elle multiplie les productions à un rythme exponentiel, sous forme de mots, d’images et de mégaoctets. Et c’est précisément cette productivité sans frein qui empêche les œuvres de s’imposer définitivement. Il devient impossible d’énoncer des critères pour les évaluer. — Mais qu’arrivera-t-il si notre culture se nourrit seulement des affects subjectifs immédiats ? Que peut-elle offrir de profond si elle ignore ce sur quoi elle s’enracine ?
Car qu’allons-nous faire de toute cette culture ? Comme les dinosaures, elle court le risque d’être écrasée sous son propre poids. — Où va-t-elle ? Les idéologies du XXe siècle, comme de grands boas constrictors, avaient avalé les cultures et les libertés, et promis de nous les restituer à la fin de l’histoire sous la forme du royaume de Dieu (royaume millénaire pour le nazisme, société radieuse pour le communisme). Mais le serpent a éclaté, et il n’en reste que des morceaux épars, qui se tortillent étrangement : un bout de messianisme ici, un peu d’utopie là, un peu de progressisme ailleurs. La sécularisation du royaume de Dieu a du même coup avalé notre espérance. Alors que les avancées techniques et médicales sont devenues incontestables, nos contemporains croient de moins en moins au progrès. — Pourquoi ? Parce qu’il ne suffit pas de voir le mouvement en marche, il faut savoir où il va. Et cela, notre culture l’ignore.
Le grand roman de Musil, L’homme sans qualités, contient, avec une ironie terrible, une vaste critique de la culture. Il souligne que notre monde juxtapose « tous les contraires, individualisme et sens communautaire, aristocratisme et socialisme, pacifisme et bellicisme » [10]. La culture est censée être un grand organisme où chacun trouve sa place et contribue au développement de l’ensemble. Mais en réalité les forces s’épuisent parce qu’elles partent dans toutes les directions. Les productions culturelles s’affrontent de manière contradictoire, et le résultat est une somme nulle, dépourvue de sens. Toute cette activité vibrionnante ne donnera rien et n’empêchera pas la destruction de l’Europe et de sa culture (le roman se passe juste avant la première guerre mondiale). Pourquoi ? Selon Musil, parce que la culture n’accède jamais à un « rapport juste avec la vérité » [11]. C’est l’incapacité à viser la vérité qui fait la vanité de la culture.
La disparition du désir de vérité peut déboucher sur le relativisme. Le relativiste soutient que chaque société a ses propres valeurs, qu’il n’y a pas de valeur universelle, et qu’il ne peut pas y en avoir. — Et symétriquement, face au relativisme, surgit son contraire, le fondamentalisme. Le fondamentaliste prétend posséder la vérité et l’imposer comme loi fondamentale à toute la société.
Le relativisme repose sur l’idée que l’homme est la mesure de toutes choses. On dira d’abord que chacun de nous pose ses valeurs, puis qu’une société est une sorte d’agrégat d’individus qui se regroupent autour des mêmes valeurs, en les mutualisant. Notre société serait une sorte de marché commun des valeurs, et que les meilleures gagnent !
Le fondamentalisme, lui, prospère sur le silence public à l’égard du sens du religieux. Il montre que l’homme peut avoir peur de sa propre liberté, et préférer obéir à une Loi. Le fondamentalisme s’appuie donc sur un besoin fondamental de l’homme, mais il le satisfait avec une idée perverse du royaume de Dieu. Il existe bien sûr des formes de fondamentalisme au sein du christianisme, mais c’est le fondamentalisme islamique qui en est aujourd’hui la forme la plus évidente.
Nous arrivons ainsi à une contradiction. Si la République est censée accepter toutes les valeurs, comment peut-elle réagir face à une conviction qui interdit celles des autres ? D’une part, notre idéal républicain s’inspire du triptyque énoncé par Fénelon (liberté, égalité, fraternité). Il est indissolublement religieux et rationnel. Et pourtant, il prétend valoir « comme si Dieu n’existait pas », c’est-à-dire en vertu d’une pure rationalité universelle, oublieuse de ses origines. De l’autre, nous voyons un repli fondamentaliste sur le Coran, interprété de manière messianique, en ignorant toute la tradition qui l’adaptait à des sociétés complexes. Ses partisans rejettent les arguments de la raison universelle, afin de faire régner une Loi religieuse immédiate.
Contrairement à ce qu’on a parfois dit, la situation présente n’est donc pas du tout celle d’une guerre de religions. D’un côté, la République découvre avec étonnement un dynamisme messianique qui n’a pas été désactivé par l’idéologie du progrès ; elle comprend avec effroi que la sécularisation n’est ni universelle, ni irréversible. De l’autre, au nom d’une religion désincarnée, décivilisée, sans culture, certains croyants cherchent à imposer par la violence leurs principes religieux. Des deux côtés, chacun s’écarte de sa propre tradition. Ce qu’on appelle « choc des cultures », est en fait la rencontre de deux crises en miroir : le choc entre un occident en crise et un islam en crise, entre une culture qui sort de la religion et une religion qui sort de la culture. Nietzsche dirait : entre le nihilisme passif, où la vie n’a plus de but, et le nihilisme actif, qui veut exercer sa violence pour soumettre l’autre. Tant que nous en resterons à ce niveau, le conflit sera insoluble, donc violent.
Y a-t-il une issue à ce conflit ? En réalité, quelque chose échappe au relativisme : si je suis, moi, en tant que sujet libre, la source des valeurs, qu’est-ce que ce moi ? Suis-je un moi vide, abstrait, qui ne doit rien à personne ? ¬Le moi n’est pas un absolu tombé du ciel, il doit se former, devenir adulte, libre, responsable, et c’est précisément le rôle de l’éducation. Celle-ci a pour but de m’ouvrir à ce que je n’aurais jamais pu atteindre par moi seul. Il est donc nécessaire de s’interroger sur la formation qui nous fait nous-mêmes : qu’a-t-elle de vraiment bon ? Si une culture renonce à chercher la vérité, toutes choses auront la même valeur, et elle retombera dans le néant et la vanité. — C’est pourquoi nous ne pouvons nous passer de l’idée de vérité. Et précisément : espérer dans la vérité, c’est sans doute ce que le christianisme a de plus propre, et qu’il peut proposer à nos sociétés [12]. Certes, chercher la vérité, ce n’est pas prétendre la posséder, mais c’est déjà la désirer, et admettre qu’elle nous précède.
Toute crise a quelque chose de positif. Elle fait disparaître ce qui doit mourir et apparaître ce qui doit vivre. Nous voyons aujourd’hui qu’un certain modèle de la culture est en train d’arriver à échéance, qu’une possibilité esquissée par les Lumières se referme. Sans fondation, l’autonomie s’effondre sur elle-même et devient l’absence de lois.
— Il est donc clair que l’issue du « choc des cultures » se trouve dans une nouvelle articulation de la culture sur la foi. Et ici, le modèle chrétien d’une union sans confusion, ou d’une distinction sans séparation, a quelque chose à proposer à nos contemporains.
Pour conclure, je voudrais maintenant revenir à notre point de départ.
L’intérêt de notre sujet, « le Christ et la culture », était de ne pas nous centrer sur le christianisme, mais d’examiner comment la culture se situe face à l’événement du Christ. De quelle manière le Christ incarné est-il une raison d’espérer pour les cultures ?
De deux manières. La première relève de l’universalité du catholicisme : le Christ ouvre un espace où l’humain se déploie dans toutes ses dimensions, y compris la dimension culturelle. Mais la culture a sa cohérence et son autonomie. Elle fait advenir l’humanité à elle-même, d’une manière singulière, et différente en chaque homme. Et la question que nous lui avons posée demeure : en quoi telle culture nous émancipe-t-elle ou nous asservit-elle ? En quoi telle religion nous libère-t-elle ou nous asservit-elle ?
La seconde raison appartient à l’existence chrétienne dans ce qu’elle a de singulier : pour un chrétien, accomplir l’humanité, c’est imiter le Christ. Comme tous les hommes, les chrétiens sont appelés à aimer leur prochain. Mais la plus haute charité est de proposer le Christ à leurs contemporains. Car pour que nos concitoyens soient libres de l’accepter ou de le rejeter, il faudrait qu’ils en connaissent plus qu’une caricature. C’est pourquoi les chrétiens ont une immense responsabilité, à la mesure de la chance qui leur est offerte. Il leur revient, chacun à sa manière et tant bien que mal, de présenter une figure du Christ. Car ils savent qu’une telle figure permettra à l’humanité de poursuivre son but, de passer par la culture pour la dépasser, et d’atteindre ses plus hauts accomplissements.
Ces deux mains tendues se rencontreront-elles ? La culture peut-elle, aujourd’hui encore, rencontrer le Christ ? Cela dépend de nous.
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06/03/2017. Très intéressant ! Merci au conférencier de cette lumière qu’il nous apporte. Cependant, il me semble percevoir une aporie. La culture relativiste en France n’est pas sans vérité ; tout n’a pas là même valeur. Je ne peux m’insurger contre l’avortement sans être immédiatement ostracisé. Il existe donc une loi mais décidée par une oligarchie. Il me semble que nous sommes plus en face d’une nouvelle idéologie, comme le nazisme ou le communisme, que face à un pur relativisme. Merci de m’éclairer. Édouard
08/03/2017. Bonjour Edouard, Il me semble que tu mets l’accent sur l’idée selon laquelle le relativisme s’érige lui-même comme une valeur devant faire face à des valeurs concurrentes. Sous couvert d’absence de contenu, le relativisme serait en fait une ligne de partage du réel entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. En réalité, il me semble que le contenu principal que recèle ce relativisme est l’idée d’une liberté sans entrave. Cependant, cette liberté n’est pas orientée vers l’idée du bien ou du vrai et n’a d’autre finalité que l’abrogation de toute espèce de cadre. A l’idée de liberté semble donc s’être substituée l’idée de libération : libération sexuelle, libération intellectuelle etc… Or la libération n’est autre qu’un geste de refus et de dépouillement. Toute espèce de valeur qui se fonderait sur l’idée d’une vérité objective est lue à l’aune de ce thème de la libération et est alors la cible à éliminer. On voit bien dès lors comment le « néant néantise » (pour reprendre l’expression de Heidegger) : le relativisme peut être une absence de valeur sans pour autant rester « neutre » ; il a bien un pouvoir de destruction et de néantisation. Yseult
09/03/2017. Remarquable de simplicité même pour un non cultivé. Présentation sans doute plus phénoménologique et philosophique que théologique et spirituelle, mais c’est la richesse de sa culture propre, et l’intérêt de la complémentarité sur un sujet parfaitement maîtrisé. Si la relation culture et liberté se trouve bien mise en évidence, on aurait apprécié un développement similaire sur la relation culture et vérité, puisque seule celle-ci “rend libre” (Jn 8. 32). Grand merci au conférencier. Romain
09/03/2017. Bravo pour cette présentation ! Cela m’éclaire grandement sur l’articulation du Christ et la culture ; du Christ et les cultures ; et des cultures entre elles. Le concept de vérité qui vient donner sens et direction aux cultures ; la foi en Christ transforme de l’intérieur une culture et peut en modifier L’expression et l’agir. Merci de ces précieuses lumières. J’ai écouté 2 fois la conférence et je lirai le document écrit pour m’en pénétrée encore plus profondément. Et j’en parle à d’autres. Paulette
09/03/2017. S’il y a idéologie, la grande différence avec le nazisme et le communisme serait, à mes yeux, qu’elle est principalement “négative”, se construisant en niant et refusant certains éléments et doctrines plutôt qu’en en imposant d’autres. On peut tout penser, “sauf”... (ce qui revient à une contradiction telle qu’une doctrine “positive” - la bien-pensance - finit par constituer un arrière-fond de la pensée). Malgré tout, il me semble juste de parler de relativisme pour en suggérer l’écueil - dans la perspective de l’évangélisation, qu’est l’indifférence. C’est lorsque la figure du Christ ne choque plus, même jusqu’à être rejetée et mise à mort, encore, que la tâche devient plus dure, et plus urgente. Anne France
[1] Dostoievski, L’Idiot, Deuxième partie, ch.4 (trad. G. et G. Arout, Librairie générale française, 1972, p.356-360).
[2] Cicéron, Tusculanes II, 13.
[3] Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique (1784), « Quatrième proposition », (Akademie Ausgabe VIII, 21 ; trad. L. Ferry, Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard (Pléiade), 1985, II, p.192).
[4] Kant, Traité de pédagogie (1803), trad. J. Barni, Paris, 19362 (1886), p. 45.
[5] Cf. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, 2005, p. 534.
[6] Augustin, De consensu evangelistarum III, 17 (PL 34, 1226), voir Enarrationes in Psalmos 50, 8 (PL 36, 590).
[7] Wittgenstein, Remarques mêlées, « 1937 », trad. G. Granel, Paris, 20023 (1984), p.85 (modifiée) ; Werkausgabe, t.8, Vermischte Bemerkungen, Frankfurt-am-Main, 1989, p. 488.
[8] Augustin, Cité de Dieu XVIII, 333 (BA 36, 637).
[9] I Corinthiens 10, 25.
[10] Musil, « L’Europe désemparée », Essais, trad. Ph. Jaccottet, Paris, 1984, p. 149. Voir L’homme sans qualités I, 40 (trad. Ph. Jaccottet, Paris, 1956, p.181)
[11] Musil, « L’Allemagne comme symptôme », Essais, p. 367.
[12] II Thessaloniciens 2, 13 : « pour vous sauver […] par la foi en la vérité ».