Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 12 mars 2017

Incarnation et culture, par Michael Edwards, poète, membre de l’Académie française.

La forme de l’Incarnation : Vie, mort et résurrection de Jésus correspondent à notre expérience du bonheur, du malheur et de la recherche d’un nouveau commencement, et en même temps à la forme de nos cultures, par lesquelles nous essayons de louer notre monde, d’en comprendre la déchéance et d’y trouver remède. L’Incarnation fournit la raison de la culture.

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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 9 avril 2017 aux éditions Parole et Silence.

Incarnation et culture

La culture sous l’optique chrétienne, ne témoigne-t-elle pas d’abord, par la littérature, la peinture, la musique, de l’attrait irrésistible du monde, et du bonheur de vivre ? Ne réagit-elle pas aussi à la disgrâce du monde et au malheur de vivre, à une réalité déchue où l’histoire nous apprend que nous continuons de tomber ? Et ne s’attache-t-elle pas surtout, en prenant la mesure de la catastrophe, à la dépasser, à réaliser ou à imaginer un changement profond ? Le commencement étant perdu, le présent se partageant malaisément entre la merveille et l’horreur, elle vise à un nouveau commencement. D’où les écoles successives dans tous les arts, en philosophie, anthropologie, historiographie, sociologie, linguistique, qui attestent à la fois notre inépuisable créativité, la métamorphose continuelle, agitée et novatrice de la société comme de l’expérience des générations, et le fait que le but n’est jamais atteint. La culture est tout ce par quoi nous essayons de louer notre monde, de comprendre sa déchéance et d’y remédier. Elle est l’ensemble des moyens par lesquels nous explorons notre sentiment que la vie ne devrait pas être telle que nous la connaissons, et notre intuition de ce qu’elle pourrait être. Au cœur de la civilisation grecque, la tragédie grecque, qui sonde la grandeur et la misère de l’homme, pour employer le vocabulaire toujours vivant de Pascal, et qui cherche obstinément un au-delà du malheur. Au cœur de la Bible juive, on chante Dieu, la création et l’homme, on s’angoisse du péché, de la mort et d’un peuple infidèle, et l’on attend le Messie, de « nouveaux cieux » et une « nouvelle terre ».

À première vue, toute culture devrait donc être ouverte à l’Évangile, qui explique le bonheur et le malheur de notre condition, qui répond à notre désir d’autre chose, et qui concentre toute l’attention sur la vie, la mort et la résurrection de Jésus. Que nous le reconnaissions ou non, que nous le voulions ou non, le Christ est au cœur de toutes nos cultures. Cependant, nous savons bien que la culture contemporaine s’oppose au christianisme, autant par son hostilité que par son indifférence. Au contraire de la satire qui sert à démasquer les usages d’un monde malade, elle se caractérise par la dérision, qui se moque du monde et de ses problèmes. Par l’incrédulité aussi, selon le vieux postmodernisme, devant tous les métarécits, toutes les explications globales de l’histoire et de la destination de l’humanité. Et souvent par le rejet de l’idée même d’une vérité objective indépendante de nos opinions, en faveur d’une équivalence de toutes les prises de position et de tous les systèmes de valeurs. Malgré le désarroi de notre société, malgré le sentiment de nos contemporains d’avoir perdu le sens de la vie et l’espoir d’un avenir meilleur, le moment semble peu propice à l’évangélisation.

Mais le moment n’est jamais propice ! L’Évangile fut annoncé d’abord dans une société juive qui lui faisait obstacle, et dans un monde grec fondé sur des idées et des valeurs pour lesquelles un tel message paraissait une folie. Le tout premier à apporter la « bonne nouvelle », le Christ Lui-même, fut crucifié. Le monde est toujours le monde ; le christianisme constitue toujours, sans superbe et sans mépris, une contre-culture.

D’où l’intérêt du comportement de saint Paul auprès des Juifs et des Grecs, tel qu’il est raconté par saint Luc dans les Actes des apôtres, au chapitre 17. Dans la synagogue de Thessalonique, on lit que trois sabbats de suite « il discuta avec [les Juifs] d’après les Écritures. Il les leur expliquait, établissant que le Christ devait souffrir et ressusciter des morts, ’et le Christ, disait-il, c’est ce Jésus que je vous annonce’ ». Il leur offre une nouvelle perspective sur leur culture, sans aucun compromis avec leur propre interprétation et en terminant par l’essentiel, la mort et la résurrection merveilleusement invraisemblable de Jésus. À Athènes, il procède presque de la même façon dans son célèbre discours devant l’Aréopage. Aux Grecs aussi il propose une tout autre perspective sur la culture qui leur est habituelle. Voyant que leur superstition s’étend jusqu’à ériger un autel « Au dieu inconnu », il leur déclare ce Dieu qu’ils ne connaissent pas, « Seigneur du ciel et de la terre » et maître de l’histoire. Se rappelant un passage trouvé dans deux poètes grecs : « Car nous sommes aussi de sa race », il leur affirme que ce rapport que nous avons avec Dieu rend absurdes les idoles et, puisqu’en lui « nous avons la vie, le mouvement et l’être », qu’il nous incombe, non pas de réfléchir à son sujet mais de le chercher. Il termine encore une fois en leur annonçant ce qui contredit toute l’orientation de leur pensée : la nécessité de se repentir, le jugement à venir et la résurrection. En se moquant de la résurrection des morts, certains de ses auditeurs montrent la frivolité d’une recherche du nouveau motivée par la simple curiosité, Luc nous ayant informés que les Athéniens et les étrangers résidant parmi eux voulaient sans cesse dire ou écouter « les dernières nouveautés ». Quand on leur présente le vraiment nouveau, le nouvellement vrai qui aurait tout changé pour eux, ils ne le reconnaissent pas.

Paul ne fait aucune concession aux Athéniens. Il observe et il cite leur culture, mais ne caresse pas leur vanité. Il leur montre que, s’ils sont « les plus religieux des hommes » (l’expression est ironique), ils ne connaissent pas Dieu, et que leur grande culture ne les empêche pas d’être dans « l’ignorance ». Il ne présente pas l’Évangile comme crédible, pas plus que Dieu ne s’occupait de la crédibilité de sa promesse lorsqu’il annonça à Abraham, trop vieux pour avoir des enfants, qu’il serait le père d’une descendance innombrable. Il enseigne des choses étranges : repentir, jugement de l’univers, résurrection des morts, sans chercher des notions plus ou moins équivalentes dans la pensée grecque qui les rendraient intelligibles et appropriables. Voilà une leçon importante pour la réflexion sur évangélisation et culture. Elle indique qu’il serait contre-productif et même infidèle au message de tâcher de préparer ainsi ses auditeurs. L’Évangile n’est pas croyable, sauf pour celui à qui la foi est donnée.

Oui, mais si son sermon était un échec ? On le dit parfois, de deux points de vue opposés. En pensant à l’inculturation, on prétend que la première rencontre de christianisme et hellénisme, de Paul et Athènes, ne fut pas un succès. Juger ainsi, c’est supposer que Paul aurait dû avoir l’ambition de révéler aux Athéniens que leur culture était compatible avec celle des chrétiens, afin que l’Évangile glisse sans trop de froissement dans l’esprit grec. Mais telle n’était pas son intention, ni à Athènes ni ailleurs. Il est vrai qu’il ne fonde aucune église à Athènes, mais dans les villes où l’on accueillait son message, il n’est jamais question d’un heureux mariage entre la foi et la culture locale. L’autre objection fait davantage réfléchir : Paul échoue, dit-on, parce qu’il utilise les ornements de la sagesse grecque au lieu de se concentrer exclusivement sur l’Évangile. Il se serait rendu compte par la suite de son erreur, en écrivant à d’autres Grecs, dans l’église de Corinthe, qu’il avait fondée : « Je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu avec le prestige de la parole et de la sagesse. Non, je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié » (1 Corinthiens, 2,1-2). Peut-être l’objection tient-elle. Paul n’avait certainement pas besoin de conduire les Athéniens vers la vérité évangélique en partant de ce qu’ils pensaient déjà. Il se servait de sa connaissance des mœurs des Athéniens pour commencer son évangélisation en s’entretenant sur l’agora, tous les jours, avec les passants (de la même manière que, plus tard, à Éphèse, il enseigna pendant deux ans dans l’école de Tyrannos : Actes, 19,9), et cela lui suffit pour prendre contact. Cependant, à cause du bref résumé de son discours que le texte nous fournit, nous ne savons pas tout ce qu’il disait une fois arrivé à l’essentiel : repentir, jugement et résurrection, et nous ignorons ce qui se passa à Athènes après son départ. Puis le récit se termine ainsi : « Quelques hommes cependant s’attachèrent à lui et devinrent croyants. Denys l’Aréopagite fut du nombre. Il y eut aussi une femme nommée Damaris, et d’autres avec eux. » Des conversions eurent donc lieu et, fait unique dans les Actes, l’auteur nous fournit les noms de deux convertis, sachant sans doute que ceux-ci avaient eu, après, un rôle important. La conversion d’un membre de l’Aréopage, haut conseil d’Athènes, lui semble particulièrement significative, et indique peut-être que Luc — et Dieu — ne tenaient pas les efforts de Paul pour vains ! La mention de ces noms nous rappelle aussi que ce ne sont pas en premier lieu des cultures qu’il faut évangéliser, mais des personnes.

Paul prêche dans une culture où l’Évangile est inconnu et aussitôt contesté ; la grâce touche quelques-uns de ses auditeurs. Il sert de modèle pour l’évangélisation de nos pays, où certains adhèrent, comme en Grèce, à des religions différentes et où d’autres sont persuadés d’avoir dépassé le christianisme et tout le « religieux ». Il affirmera aux Corinthiens qu’il s’était adressé à eux « faible, craintif et tout tremblant » devant l’enjeu grave et éternel de son message, sa prédication étant ainsi « une démonstration d’Esprit » et de « la puissance de Dieu » (1 Corinthiens 2,3-5).

Et son message — le nôtre — ne concerne pas un Dieu lointain mais le Christ incarné, qui a connu parmi nous, pendant une saison et pour toujours, la vie humaine. Rien de l’humain ne lui est étranger ; il connaît la totalité de notre expérience et, Fils de l’Homme et Fils de Dieu, il la connaît plus profondément que nous.

Il connaît le simple plaisir d’être vivant. Pour faire la célèbre comparaison entre Salomon et les lis des champs, vêtus encore plus glorieusement (Matthieu 6,28-29), il dut observer ces fleurs, et s’en réjouir. Au milieu de sa colère contre Jérusalem, qui tue les prophètes et lapide ceux qui lui sont envoyés, il pense ainsi à son désir de sauver la ville : « Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble ses poussins sous ses ailes... » (Matthieu 23,37 ; Luc 13,34). Il goûte ce plaisir bien humain de se voir de façon figurée, dans une image touchante de vérité. Même après la Crucifixion, la descente aux Enfers et la Résurrection, certains de ses disciples le trouvent au bord d’un lac, devant « un feu de braise, avec du poisson dessus, et du pain » (Jean 21,9). Il les invite à déjeuner.

S’il connaît le bonheur qui nous reste de l’Éden, il connaît également tous les effets de la Chute. Il connaît la déception lorsque, « triste à en mourir », il demande à trois de ses disciples de veiller avec lui, mais les retrouve endormis (Matthieu 26,36-40). Il connaît le deuil avec la mort de Lazare, sinon pourquoi verse-t-il des larmes (Jean 11,35), sachant qu’il va le ressusciter ? En voyant le chagrin de la soeur de Lazare et des Juifs qui la consolent, il « frémit » et « se trouble » — devant, sans doute, la réalité de la mort et de la perte, de ces conséquences du premier acte d’insoumission qui nous accompagnent toujours. Il connaît la peur avant la Croix et sur la Croix. Comme nous, il connaît la tentation, l’auteur de l’Épître aux Hébreux déclarant même qu’il « a été éprouvé en tout » (4,15) comme nous le sommes, sans commettre de péché, et qu’ainsi il compatit à nos faiblesses. (Que Jésus ait été éprouvé en tous points comme nous donne à réfléchir et rassure.) Mort pour nos péchés, il sait, tout en demeurant parfaitement innocent, ce qu’est le péché.
Et il connaît notre désir de trouver un chemin au-delà du malheur, de découvrir une façon d’être qui dépasse notre bonheur toujours menacé. Non seulement il enseigne une joie éminente et surnaturelle, mais il la cherche pour lui-même au moment culminant de sa vie. Selon encore l’Épître aux Hébreux (12,2), s’il « endura une croix, dont il méprisa l’infamie », ce fut « en vue de la joie qui lui était proposée », celle de s’asseoir à la droite du trône de Dieu.

Jésus vécut en sa personne l’expérience triple et fondamentale qui sous-tend la culture — toutes les cultures. Et n’est-il pas intéressant que saint Paul termine son discours aux Athéniens en affirmant que Dieu jugera l’univers « par un homme qu’il y a destiné » et qu’il a ressuscité des morts (Actes 17,31) ? Par un homme : on aurait pu s’inquiéter de l’insuffisance du mot, Jésus étant tellement plus qu’un simple homme. Mais, outre l’audace de parler d’un homme ressuscité, choc vraiment évangélique destiné à ébranler ses auditeurs, Paul ne souligne-t-il pas que le salut, qui vient d’en haut et qui n’est décidément pas en notre pouvoir, passe aussi par un homme unique qui peut nous juger et sauver parce qu’il sait, intimement, qui nous sommes ? Et cela change tout. L’Évangile n’est pas en premier lieu un ensemble de doctrines auxquelles il faut donner son assentiment, mais la rencontre, par l’oreille de la foi, avec un homme, un Dieu, et sa vie salvatrice parmi nous. C’est le Fils de Dieu en tant qu’homme, le Verbe incarné, qui comprend, dans leurs sources réelles, toutes nos cultures, nos entreprises intellectuelles, nos organisations, nos formes de comportement.

Le christianisme est à même d’éclairer l’expérience radicale qui sert de base à la culture, le sentiment d’une contradiction angoissante entre les deux faces, heureuse et malheureuse, du vécu, et la recherche inquiète et incessante d’autre chose, d’un au-delà de l’infortune. Car la Bible enseigne, me semble-t-il, qu’un tel motif se trouve au coeur de la réalité et qu’il paraît dans tous les domaines. Le heurt entre ce qui réjouit et ce qui afflige se résout partout dans une joie imprévisible et entièrement supérieure. L’anthropologie chrétienne passe de l’homme originel créé à l’image et selon la ressemblance de Dieu, à l’homme déchu et pécheur, et à l’homme racheté et glorifié. L’image divine, défigurée par la Chute, est restaurée et transcendée dans l’Incarnation. L’histoire suit la même dynamique, en avançant du jardin d’Éden à un sol « maudit » (Genèse 3,17) puis au jardin sublime qu’est le Paradis. La cosmologie va de la Création du ciel et de la terre, d’un tout que Dieu déclare être « très bon » (Genèse 1,31), à un univers assujetti au contraire à la « vanité » et à la « corruption » (Romains 8,20-21), dans l’attente d’une nouvelle Création à la fin des temps, de « cieux nouveaux » et d’une « terre nouvelle » (Isaïe 65,17 et ailleurs). Même dans sa théologie, son discours sur Dieu, la Bible le présente comme Créateur, Juge et Sauveur.

Ce n’est pas un motif à contempler, dans son élégance et sa complexité. Son mouvement ternaire est existentiel autant qu’ontologique : il nous engage. Il promet surtout du nouveau, en partie pour maintenant. L’anthropologie biblique traite aussi de la mort spirituelle du « vieil homme » et de la naissance d’un homme « nouveau » dont il faut se revêtir (Éphésiens 4,22-24). Tout parle de nouveauté et d’espérance, et touche à l’expérience de nous tous, chrétiens ou pas, à juger par les aperçus, dans toutes les formes d’art et de pensée, d’une autre splendeur, d’une nature renouvelée, d’une humanité qui se transcende.

Si le Christ incarné a connu, à notre place et sur notre Terre, la vie, la mort et la résurrection, tout chrétien est invité à le suivre dans chacune de ces étapes, et d’en témoigner dans la culture où il se trouve. Saint Paul va jusqu’à écrire : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Galates 2,20). Ces mots, qui suggèrent un point de vue radicalement autre sur l’anthropologie, surpassent sans doute notre intelligence en évoquant une expérience très au-dessus de la nôtre. Au moins nous savons ainsi quelle perfection viser. Paul écrit également ceci, au sujet du Christ comme but suprême de sa vie : « Le connaître, lui, avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conforme dans sa mort, afin de parvenir si possible à ressusciter d’entre les morts » (Philippiens 3,10-11). Vie, mort-et-souffrances, résurrection-et-puissance : le chrétien est amené à connaître au plus profond le bonheur, le malheur et l’espérance — quoi de plus vital que la vie du Christ, de plus misérable que sa mort, de plus exaltant que sa résurrection ? — et peut alors montrer la manière dont ils informent sa culture.
Car dans la culture la plus matérialiste, la plus sécularisée, la dynamique de l’insatisfaction est à l’œuvre. Toutes les formes d’art, loin de constituer un divertissement, un supplément agréable aux efforts sérieux de l’individu et de la cité, se trouvent au cœur de notre approfondissement des vrais problèmes de la situation humaine. À condition de s’éloigner de la dérision, de l’exhibition du moi, de l’ensorcellement du succès ou du marché — de toutes les tentations qui menacent très naturellement des entreprises, à leur niveau, salutaires —, elles se donnent à la recherche d’une réalité, d’une manière d’être, au-delà du bonheur et du malheur contradictoires. La danse transcende, le temps de la représentation, la vitalité et la mortalité du corps, et offre l’aperçu d’un corps libre, créatif, aérien, qui rappelle la promesse chrétienne d’un corps « glorieux » et « spirituel ». La musique, qui existe à la fois dans l’oreille et nulle part, transfigure la voix humaine, transforme les bruits du monde en sons, et donne au temps, milieu de tous nos bonheurs qui nous mène pourtant vers la mort, une nouvelle forme, un tempo, qui en fait une sorte de paradis provisoire. Si elle est tant soit peu figurative, la peinture renouvelle et notre façon de voir et un corps, un arbre, quelques objets sur une console qui, dans l’ailleurs du tableau, constituent une présence parfaitement et autrement colorée, dessinée, volumée et vue dans une lumière d’un autre ordre. À force de dire ce qu’elle observe, la poésie aussi le transforme, en l’accueillant dans des sons et des rythmes, en l’articulant à nouveau dans une syntaxe. Plus elle lui reste fidèle, plus elle le change, pour ainsi dire, en lui-même, par les figures de l’imagination et par un langage également renouvelé.

Tous ces arts, sans oublier la sculpture, l’architecture, la photographie, le cinéma, projettent des entrevisions d’une nouvelle humanité sur une nouvelle terre et sous de nouveaux cieux. Même l’œuvre la plus désespérée, sceptique, athée, crée de l’espoir par sa forme, par son ordre ou son désordre soigné. Mais ce ne sont, en effet, que des entrevisions qui, tout en nous attirant vers le possible et le meilleur, confirment l’inachèvement de notre réalité et nous laissent sur notre faim. L’artiste chrétien le sait mieux que quiconque, lui qui ne peut présenter que des aperçus de ce qu’il voit « dans un miroir, en énigme » (1 Corinthiens 13,12). Il peut au moins ouvrir son art à ce sentiment d’autre chose qui attend dans la réalité. Il peut créer de la beauté, non pas en suivant les critères convenus, ni en la cherchant directement, car elle vient, comme l’éloquence, ou l’humilité, lorsqu’on se concentre sur l’affaire en question. Et la beauté, parmi les idées qui exposent notre monde fini à l’infini : vérité, justice, bonté, est la seule à frapper nos sens, à inclure notre corps. L’artiste chrétien peut susciter, surtout par la forme, par la vie neuve et achevée de son œuvre, la joie, qui est à la fois une promesse et, pour les chrétiens, curieusement, un commandement. Jésus parle ainsi aux disciples : « Je vous dis cela / pour que ma joie soit en vous / et que votre joie soit complète » (Jean 15,11). Paul écrit aux Philippiens : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous » (Philippiens 4,4). Un tel artiste éveille l’espérance à la fois par la qualité de son œuvre et la perspective nouvelle qu’il apporte sur la culture de son époque.

Le christianisme fournit la raison de la culture, et de l’art aux formes nombreuses qui se trouve en son centre. La culture naît de l’exclusion de l’Éden, d’une harmonie heureuse de l’homme et de l’univers que nous n’avons pas de peine à imaginer mais qui ne correspond pas à la réalité telle que nous la vivons. Elle affronte les problèmes posés par la Chute. Elle a pour finalité de trouver les meilleures solutions, individuelles et collectives, dans le monde comme il va, et, dans des sociétés moins réduites et simplifiées que la nôtre et qui prennent en compte une possible transcendance, de rechercher un monde divin présent dans la vie et après la mort.
Et le Christ incarné, comme je l’ai dit, est le cœur battant de la culture, que nous en soyons conscients ou non. Une série de déclarations de Jésus dans l’Évangile de Jean, parmi lesquelles « Je suis le pain de vie » (6,35), « je suis la lumière du monde » (8,12), « je suis la résurrection » (11,25), montrent que tout ce que nous recevons de bien émane de lui, que tout ce que nous contemplons de bien nous mène vers lui. Une de ces déclarations : « Je suis la voie, la vérité et la vie » (14,6), pourrait même faire allusion, outre ses significations profondes et si ma suggestion n’est pas trop ingénieuse, à trois grandes cultures ou civilisations. La Voie évoque la Chine, la vérité, la Grèce, et la vie, Israël.

Puisque le Christ est le Verbe fait chair, la Parole qui, au commencement, dit l’univers et qui vécut parmi nous, en regardant par lui nous voyons autrement le monde entier. L’univers n’est plus indifférent, hostile, aveugle. Il est doué d’une vie que la poésie hébraïque chante avec des métaphores qui sont sans doute plus que des façons de parler — des descriptions très exactes : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, / et l’œuvre de ses mains, le firmament l’annonce » (Psaume 19,1), « Louez Yahvé depuis la terre, / monstres marins et tous les abîmes » (Psaume 148,7). Tout change par cette vision : « ’Voici, écrit Paul, toutes choses sont devenues nouvelles » (2 Corinthiens 5,17). L’expression revient dans l’Apocalypse et s’accomplit dans la nouvelle Création à la fin des temps ; « Voici, je fais toutes choses nouvelles » (21,5). À bien y penser, l’inquiétude ambiante semble si grande que notre époque pourrait bien être, non la moins mais la plus propice à l’évangélisation ! Maintenant est le temps favorable, et de toute façon, nous n’en avons pas d’autre.

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14/03/2017 15:17:51. Moi, particulièrement, j’ai une réaction positive pour tout ce que vous faites pour la nation tout entière. Merci. Yawo Kosi.

14/03/2017 15:21:12. Absolument génial. À la fois profond, accessible et... drôle (in the end). Bravo. Pierre.

14/03/2017 16:36:34. Votre message est intéressant : je déplore que le style est réservé à ceux qui ont fait un peu de philosophie. Rabaissez-vous un peu pour que certaines ouailles vous comprennent ! Sylvestre.

14/03/2017 19:01:09. Un vrai malaise : un salon mondain, cultivé et brillant. Ce n’est pas l’image que je me fais d’un sermon de carême. Luther ou Bossuet sont loin. Dans notre monde tourmenté, est-ce le message de carême que nous souhaitons transmettre à nos frères ? Publiez ces réflexions dans la revue Esprit ou dans un livre, et transmettez-nous la parole du Christ pour nourrir notre carême. Jean-Baptiste.

17/03/2017 13:31:40. Passionnant à tout point de vue ! Accessible et original ! Et l’analyse de la démarche de Paul auprès des grecs donne un éclairage très nouveau et très intelligent. Un immense merci pour ces conférences qui m’aident beaucoup. Élisabeth

18/03/2017 10:15:39. Époustouflant ! Quelle densité et quelle qualité d’expression ! J’ai retenu, pour ma part, deux points-clés (il doit y en avoir d’autres ...) :
 Le Christianisme ne permet aucune compromission avec les différentes cultures de par le monde (St Paul) ; Dieu n’est pas "Le Dieu inconnu des Athéniens", un parmi d’autres ...Dieu ou rien ...! Dieu est Dieu, nom de Dieu ...! (Il ne s’agit évidemment pas d’un blasphème !)
 L’art est l’expression de la nostalgie de la perte de l’Eden ! C’est tellement vrai ! La beauté est transcendantale, nous élève vers un autre monde, in fine celui de la spiritualité ( Je viens de voir l’expo Vermeer au Louvre..)
Ces conférences ont un succès fou dans mon entourage familial et amical....! Michel

26/03/2017 19:08:32. Merci pour cet exposé que je souhaite partager avec mes filles et petits-enfants plus ou moins cultivés pour au moins tenter de les amener à chercher ce que dit le Nouveau Testament et le chemin que Jésus propose. Après avoir partagé pendant une année leur découverte, je lis et relis les Actes des apôtres qui sont une source simple et susceptible d’être adaptée à notre monde actuel. Françoise

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2017 : “Culture et évangélisation – Le Christ et la culture”