Conférence de Mgr Laurent Ulrich – Regards croisés : « Comment répondre à une demande d’aide à mourir par un accompagnement de l’aide à vivre ? »
Vendredi 18 octobre 2024 - Institut Catholique de Paris
Fête de saint Luc, Aumôneries hospitalières et soignants
Regards croisés : « Comment répondre à une demande d’aide à mourir par un accompagnement de l’aide à vivre ? »
Les premiers jours du nouveau gouvernement nous ont montré que la loi sur la fin de vie continuait à occuper le terrain politique. S’il s’agissait de compassion, cet intérêt serait parfaitement légitime et orienterait bien vite des décisions budgétaires en faveur des soins palliatifs. Mais d’autres intérêts semblent présider, depuis l’idéologie la plus chimérique d’un homme capable de maîtriser son existence, jusqu’au matérialisme le plus froid du coût de la prise en charge des malades. La semaine passée, en ouvrant un grand quotidien français, une publicité en pleine page étalait un slogan sans équivoque : « Une société vieillissante ralentira l’économie. » Il s’agissait, à contre-emploi, d’attirer les investisseurs en leur promettant que le secteur de la vieillesse, grâce à l’intelligence artificielle venant à l’appui de la recherche scientifique, serait capable d’apparaître finalement comme un secteur porteur, un investissement rentable !
Cela ne veut pas dire qu’il faille se résoudre déjà à ce qu’une loi vienne remettre en cause les dispositions de la règlementation actuelle, des dispositions qui s’articulaient finalement autour de la question première et morale de l’intention : celle du patient de ne pas souffrir, celle du soignant de rester dans ce seul domaine du soin, en traitant toute douleur. Faire valoir la nécessité d’un débat démocratique et y participer pleinement resteront donc toujours d’actualité : un système juridique n’est jamais figé que jusqu’à l’adoption d’une nouvelle règlementation, surtout lorsqu’il repose sur des principes partiels ou partiaux. Il s’agit certes de s’opposer à ce qui nous est présenté, comme toujours, en des termes déjà tranchés : l’opinion d’une écrasante majorité issue de sondages qui réduisent une libre réflexion éthique à une simple question fermée. Nos compatriotes ne veulent pas laisser souffrir leurs proches : qui peut s’en étonner ? Qui voudrait continuer à souffrir quand tout semble perdu ? On a oublié de leur demander si cette réponse affirmative était bien absolue et définitive ; on omet de proposer de choisir entre un traitement palliatif et l’euthanasie, car c’est là la vraie question. Et existe-t-il un autre problème qui s’opposerait ainsi depuis tant d’années au développement des soins palliatifs, si ce n’est son financement ?
C’est là toute l’horreur d’une dialectique qui aboutit à marchander la vie humaine en prétendant défendre sa dignité. Car l’humanité est digne par elle-même et non par ses apparences. Les champions paralympiques ont montré qu’ils n’étaient pas moins dignes que les athlètes olympiques : ils ont montré que les souffrances qu’ils combattent, pas plus que celles que leur inflige trop souvent le regard des bien portants, n’ont entaché leur dignité. Ils ont ainsi exprimé magistralement que cette dignité était intrinsèque à l’humanité et non pas liée à la pleine possession de ses moyens physiques ou psychiques. Si une loi était adoptée, apparemment contre l’avis des soignants dont la réserve voire la franche opposition est tout de même connue mais apparemment pas entendue, nous n’aurons de cesse de poursuivre notre défense de l’être humain et de sa conscience. Elle ne saurait être contrainte puisque la République en garantit le respect, ainsi que je le rappelais, au début du mois, aux parlementaires réunis pour leur habituelle messe de rentrée, en la basilique Sainte-Clotilde.
C’est le premier point que je voulais vous proposer. Il peut vous sembler qu’il refuse la réalité. Mais la première façon d’aider à vivre ceux qui demandent une « aide à mourir », c’est de reconnaître que la loi qui s’impose à chacun n’empêchera jamais de garder intacte la capacité de notre conscience à nous déterminer librement. C’est le premier devoir, c’est aussi la première chance que nous avons, pour aider nos frères et sœurs affrontés à la maladie. L’implication des chrétiens est grande dans le secteur des soins palliatifs. Si nous tenons légitimement l’euthanasie pour un malheur, nous saurons toujours mieux adapter nos propres structures médicales pour accueillir tous ceux à qui l’on veut permettre de faire valoir leur dignité humaine jusque dans leurs derniers instants. C’est là une piste à creuser pour les responsables de ces structures, une piste très concrète et qui répond aussi au sens de l’histoire : avant la puissance publique, l’Église a organisé des services d’assistance aux malades. Si le domaine public abandonne le champ du traitement palliatif ou ne le développe pas suffisamment, cela nous indiquera une action nécessaire.
Mais c’est aussi sur la question de la conscience que je souhaiterais insister, ce soir. Car votre présence auprès des patients vous oriente vers ce dialogue constant entre deux consciences. Se situer à ce niveau établit une parfaite égalité et réciprocité entre soignant et soigné. Cela fait écho au renversement que saint Paul opère quand il proclame toute la force qui lui vient de sa faiblesse, la force du Christ qui se déploie quand nous nous faisons, librement, les témoins de son amour pour l’humanité.
C’est avec cette certitude première que nous comprenons le mieux ce que l’Église nous enseigne et nous propose quand elle aborde notamment le registre de ces difficiles questions éthiques. Car œuvrer dans un contexte contraire à nos convictions va interroger à coup sûr, provoquer même, voire torturer notre conscience. En publiant la lettre Samaritanus Bonus, par exemple, le magistère a pu sembler alourdir un fardeau déjà pesant, en rappelant évidemment le caractère illicite de toute atteinte à la vie humaine ou de toute coopération dans ce sens. Et cela semblera à beaucoup une atteinte à la liberté de chacun, à sa conscience. Mais pour les chrétiens il ne peut en être ainsi, puisque le Christ est venu libérer l’humanité en lui annonçant l’amour inconditionnel de Dieu et non l’enfermer dans de nouvelles craintes.
Le Christ a tenté de l’expliquer aux pharisiens … et à nous ! Et son regard sur les pécheurs que nous sommes tous, par notre condition humaine, est un regard de miséricorde. Nous avons toujours à nous souvenir que le Christ a posé sur nous ce regard et nous invite à en vivre en posant nous-mêmes ce regard sur l’humanité. Il est essentiel que le magistère nous rappelle ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, dans le temps que nous vivons et avec la vive conscience des conditions particulières de ce temps, mais cela ne suffit donc pas ! Non pas qu’il faille relativiser, le moins du monde, ces enseignements magistériels. Mais parce que chaque chrétien est appelé à incarner lui-même cet appel à l’amour du prochain lancé par le Christ et si bien exprimé dans la parabole du Bon Samaritain.
Tous et chacun, soignants ou accompagnants, vous avez plus que moi l’expérience du témoignage de l’amour du Christ auprès des malades, par un silence, une parole, une attitude, un protocole thérapeutique. Et c’est de cette expérience, qui est une richesse pastorale accumulée par les échanges mutuels, par une parole entre vous et avec vos pasteurs, vous étant mis à l’écoute, à l’école même des patients, qu’il faut vous instruire pour connaître tous les enjeux de cet échange, en conscience et en situation, entre deux êtres humains dans une mutuelle confiance. C’est ce qu’exprime si bien saint Jean dans ce passage, souvent entendu mais pas toujours écouté, de sa première lettre : « n’aimons pas en paroles ni par des discours, mais par des actes et en vérité. Voilà comment nous reconnaîtrons que nous appartenons à la vérité, et devant Dieu nous apaiserons notre cœur ; car si notre cœur nous accuse, Dieu est plus grand que notre cœur, et il connaît toutes choses. » [1]
Aimer, par des actes et en vérité, n’est-ce pas l’appel qui vous a été lancé depuis votre baptême et auquel vous répondez ? En somme, vous êtes, dans ces soins particuliers et tellement importants, qui témoignent du sacrement du frère, appelés à chercher chaque jour, comme le font tous les baptisés, à adopter librement une juste attitude chrétienne. Vous n’êtes pas seuls pour le faire et l’Église vous accompagne dans ce discernement. Le Christ vous dit la joie de vous savoir ses disciples et je vous redis sa parole en conclusion : « Recevez le Royaume en héritage, car j’étais malade et vous m’avez visité. » [2]
+Laurent Ulrich, archevêque de Paris