Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 6 mars 2016
Un air de déjà vu encore jamais vu : imaginer l’art demain, par Sylvie Barnay, historienne et Maître de conférences à l’Université de Lorraine.
Qu’est-ce qu’une image vivante, c’est à dire une image à propos de laquelle on dira communément qu’elle nous parle ? De quelle manière ce questionnement peut-il participer au discernement chrétien sur la culture contemporaine ? L’histoire nous aide à prendre du recul pour tenter de répondre à ces questions en donnant ses leçons sur la différence entre les images qui nous mettent en mouvement et celles qui nous laissent inertes. La culture chrétienne est une culture de la vie.
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 20 mars 2016 aux éditions Parole et Silence.
Un air de déjà vu encore jamais vu, imaginer l’art demain
Qu’est ce qu’une image vivante ? Une peinture de 1500-1502 conservée à la Galerie de l’Académie à Venise montre un panneau où il est écrit : « [le peintre Giovanni] Bellini m’a peint ». Dans une lettre de 2005, le peintre Simon Hantaï (1922-2008) confie : « Ce n’est pas moi qui peint » [1]. À quelques siècles d’intervalle, ces deux artistes témoignent de ce qu’ils ont fait. En quelque sorte, pour l’artiste de la fin du XVe siècle, peindre, ce serait comme laisser le mot de la fin à quelqu’un d’autre, par exemple, au Christ qui nous parle de Bellini sur l’image. Pour l’artiste de la fin du XXe siècle, peindre ce serait comme regarder la peinture se faire. En effet, le peintre a mis la main dans sa poche, à l’exemple du poète Arthur Rimbaud (1854-1891) qui s’en va « les mains dans ses poches crevées » [2]. Il a juste fallu que l’air passe à travers le trou de sa toile. Alors le ciel s’est déversé, à la manière de la pluie qui tombe sur la terre lorsque les nuages crèvent. La couleur s’est répandue sous le contrôle du regard attentif de celui qui a laissé la peinture se peindre. L’artiste a fait sans faire. La main a tenu le pinceau, mais la peinture elle-même a été en travail. Les peintres poètes nous tiennent ainsi la main pour regarder des images vivantes à la fois faites par la main humaine et en quelque sorte non faites par la main humaine, quand peindre c’est dire « je peins » sans l’article « je », ou quand peindre c’est avoir une conversation avec le sujet de sa peinture en allant jusqu’à lui donner la parole.
Mais « comment » cela peut-il se faire qu’une peinture puisse être faite de main humaine et d’une main qui en quelque sorte ne l’est pas ? Et de quelle manière ce questionnement peut-il participer au discernement chrétien sur la culture contemporaine – thème des conférences de Carême 2016-2018 ? C’est en parcourant l’histoire d’hier à aujourd’hui que nous allons essayer de répondre. Tout énoncé d’un paradoxe sous la forme de deux contraires réunis provoque inévitablement la question d’un « comment ». C’est le cas de l’énoncé même de la foi chrétienne qui vénère le Dieu fait homme, le Verbe fait chair : définition de l’Incarnation sous la forme du premier paradoxe de sa culture. Lorsque l’ange Gabriel annonce à Marie la venue d’un Dieu fait homme, elle questionne : « Comment cela se fera-t-il puisque je ne connais point d’homme ? » (Lc 1, 34). Rien de psychologique dans cette interrogation qui situe la Vierge devant le processus du mystère de l’Incarnation. L’annonce faite à Marie de l’événement qui la rend mère en étant vierge est en effet une théologie. Qui dit théologie dit pensée de nature humaine concernant la nature divine, en vue d’une communication entre l’une et l’autre au moyen d’une parole vivante. Le récit de l’Annonciation est écrit avec de tels mots de vie. Victor Hugo (1802-1885) le dit magnifiquement dans les vers suivants : « Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant […] / Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu » [3]. Aussi, l’annonce faite à Marie est comme écrite dans une langue vivante. Dans le langage courant, pour exprimer le vivant, on dira autrement que ce récit parle à chacun d’entre nous. Les peintures qui parlent semblent construites, elles aussi, sur un paradoxe : celui d’un faire sans faire. Elles évoquent encore les deux mains bien connues du tableau de Rembrandt peint en 1668, Le retour du fils prodigue (Lc 15, 11-32) où l’on voit une main maternelle et une main paternelle accueillir celui, dit le récit évangélique, qui « était mort » et qui « est revenu à la vie ». Pour dire la vie, l’art use ainsi de l’association d’images déjà vues encore jamais vues. Dans leur inattendu aussi fort qu’une rencontre entre deux mots qui ne se seraient jamais rencontrés ou deux mains qui ne se seraient encore jamais tendues l’une vers l’autre, naît l’œuvre vivante. On songe ici encore aux deux mains de Dieu et d’Adam qui se sont touchées en même temps qu’elles ne se touchent plus sur la voûte de la chapelle Sixtine peinte par Michel Ange (1475-1564).
Qu’est-ce qu’une image vivante ? Peut-être ainsi une image dont la main pourrait tenir la nôtre tandis que nous tiendrions la sienne par le plus grand des paradoxes. L’art dont le cœur bat, et il faut nommer, ici, tous les arts, de ceux qui donnent à voir à ceux qui donnent à entendre, de ceux qui donnent à goûter à ceux qui donnent à toucher rejoint en effet l’homme par ses cinq sens. Alors, il sent : il ressent une émotion. L’histoire du Moyen Âge le montre bien. Quittons donc maintenant le XXIe siècle pour nous retrouver au XIIIe siècle, au moment de la construction des tours de Notre-Dame, non par désir nostalgique de revenir en arrière, mais pour prendre l’histoire en marche afin de tenter de répondre à la question posée. Pour l’homme du Moyen Âge, le corps était un moyen d’entrer en dialogue avec Dieu au moyen de ses cinq sens. Les récits le racontent mieux que tout traité, à l’exemple de ceux qui voient éclore une rose à la main, à la bouche, aux oreilles, au nez et aux yeux des hommes priant la Vierge Marie. Pour la pensée médiévale, le sens spirituel est en effet sensoriel. Il est semblable à une rose que tous les sens pourraient cueillir. Son jardinier a la main verte. Il entend le nom de la rose. Il sent son parfum. Il voit la beauté des fleurs. Il goûte les délices de la vie. Depuis Origène (v.185-v.253), le Moyen Âge définit le sens spirituel comme « un genre de sens divin » consistant à toucher sans toucher avec la main du corps, voir sans voir avec les yeux du corps, entendre sans entendre, goûter sans goûter ou sentir sans sentir avec les sens humains [4]. Le sens spirituel est rencontre entre les sens charnels et les sens qui ne sont pas charnels : paradoxe. Il les convoque ensemble à la même fête de l’esprit. Il s’appréhende par tous les pores de la peau. Dans une formule lapidaire, saint Augustin (354-430) résume pour la postérité cette mise en relation des cinq sens afin que l’homme sente Dieu par tous les sens : « […] j’aime mon Dieu : lumière, voix, parfum, aliment, étreinte de l’homme […] » [5].
L’énoncé du cycle proposé en cette année 2016 – « Le sens spirituel des cultures » – on songe ici au champ rendu fertile par les semences : « La semence germe et pousse », l’homme « ne sait comment » (Mc 4, 27) – plonge ainsi ses racines dans l’histoire qui est la nôtre depuis l’Antiquité, le Moyen Âge relayant la pensée grecque sur la relation entre le corps et l’esprit en l’adaptant à son temps. Ouvrir un discernement chrétien sur la culture contemporaine, c’est donc d’abord se souvenir d’une histoire du Moyen Âge où Dieu peut sentir la rose ou encore se vêtir d’une robe couleur multicolore pour les yeux, être bon comme le pain à la bouche et caressé de la main comme la lyre destinée à rendre un son mélodieux qui parvienne aux oreilles. Un Dieu ouvert à tous les sens du corps et de l’esprit. Un Dieu attendu mais aussi inattendu que puisse l’être une rencontre entre des mots qui ne se seraient encore jamais rencontrés pour faire naître une ode poétique sous la forme d’images. L’image spirituelle est de la sorte. Elle est union des voix de l’homme et de la sensation qui le traverse comme une sève, à la manière des racines qui auraient des feuilles : magnificence du verbe qui crée la vie tout comme le fournil cuit le pain ou les nuages apportent la pluie. Avec audace et liberté, les théologiens autant que les artistes du Moyen Âge ont su ainsi trouver les moyens d’une fidélité créatrice à la tradition biblique comme source d’images. Ils ont su faire une image. « Imaginem facere » dit le latin. « Imaginer » traduit le français.
Imaginer n’a pas le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Imaginer, pour le Moyen Âge, c’est créer des images, que ces images demeurent sous la forme de simples vues de l’esprit surgies dans les pensées ; ou bien encore que ces images deviennent un jour des images concrètes, visibles, sous les formes innombrables que l’art sait leur donner. Imaginer, pour le Moyen Âge, c’est encore en grande partie, représenter l’histoire sainte en fabriquant des images spirituelles capables de rencontres entre le ciel et la terre au moyen des cinq sens. Dès lors, peindre le Christ pour un artiste médiéval, c’est par exemple le regarder prendre chair. Dieu naît dans des tableaux à fleur de peau. Au XIIIe siècle, le poète Gautier de Coincy (1177-1236) raconte que de tels seins de chair poussent au portrait de la Vierge dont l’artiste cherche à ressembler à saint Luc, présenté par les récits comme le premier portraitiste de la Vierge. Pour la pensée chrétienne, regarder l’œuvre, c’est dès lors comme sentir le lait. Le sens spirituel est une motion des sens qui s’unissent en des associations inédites. La bonne odeur du Christ a un goût lacté. Elle se touche comme le serait la « rose sans épine » des cantiques médiévaux ou la « robe sans couture » du récit biblique. L’œuvre est vive. Et de la sorte, les images qui naissent dans l’esprit des poètes comme sous les doigts des artistes ont un air de déjà vu encore jamais vu. On peut boire à de telles images, et les écrivains le racontent, décrivant par exemple saint Bernard buvant le lait marial.
Cet art d’imaginer porte encore au Moyen Âge le nom d’art de la mémoire. Venu des anciens qui en ont théorisé le savoir faire, l’art de la mémoire ouvre au jeu infini des associations. Il consiste à faire mémoire d’un événement en lui associant des images qui le font surgir à l’esprit, tout comme, par exemple, pour se souvenir de l’Annonciation dans la culture chrétienne, on ferait venir l’image en mouvement de l’ange Gabriel et de la Vierge Marie. Le Moyen Âge trouve ainsi dans cet art de la mémoire une manière de faire vivre et de transmettre son héritage chrétien. Par conséquent, lorsqu’un fidèle entrait dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, il pénétrait dans l’édifice avec un corps ouvert à toute vue de l’esprit. De la plus petite pierre sculptée jusqu’aux immenses rosaces, de la chasuble des prêtres jusqu’au rite de l’eucharistie, tout était conçu pour que la création humaine rejoigne son créateur par les cinq sens en faisant naître des images. Tout était voulu pour préparer le corps à l’activation sensorielle de la vue, du toucher, de l’odorat, du goût ou de l’écoute dans un mouvement de tous les sens mis en branle par la liturgie. À l’entrée, les grands portails sculptés de la façade, ouvrant comme un écran d’images sur la maison de Dieu, invitaient à activer les yeux pour en observer les moindres détails. Le son des trompettes, l’odeur des fleurs ou le goût des fruits gravés sur la pierre montaient par exemple à la vue de façon induite, réactivés ensuite pendant la messe par les chants ou l’encens. L’effet de cet ensemble produisait une émotion intérieure offrant à chacun de déplier ses propres associations en autant d’images que, par exemple, de roses pour se souvenir de Dieu. Lorsque le regard se portait alors sur l’architecture de verre et de pierre des grandes roses de Notre-Dame, s’ouvrait ainsi une voie pour que la vie charnelle entre en relation avec la vie spirituelle. « Tout se tient dans ce art venu de lui-même » traduit encore d’un souffle Victor Hugo [6]. Aussi quand l’homme faisait monter sa prière jusqu’aux voûtes ou qu’il offrait une rose en esprit à Notre-Dame, c’était comme pour sentir une autre main la cueillir. N’est-ce pas peut-être encore, dans le temps du XIXe siècle, le geste que fera sainte Thérèse de Lisieux (1873-1897), tenant une rose à la main dans un mouvement que les statues ont arrêté sur image ?
À présent, essayons de comprendre encore comment l’art de la mémoire du Moyen Âge activé par les sens peut participer au discernement chrétien sur la culture contemporaine. L’art de la mémoire s’oppose aussi à ce que le Moyen Âge, et saint Thomas d’Aquin (1224-1274) en particulier, définit comme « l’art notoire », c’est-à-dire un art sans vie, autrement dit, un art sans saveur et sans esprit. Discerner, c’est en effet différencier ce qui relève de la vie et ce qui relève de la mort. Deux mots servent donc à désigner deux processus opposés qui ne se rejoignent pas : l’un consistant à mettre en mouvement des images porteuses de vie, l’autre à mettre en mouvement des images qui n’en donnent aucune. Chacun de ces deux arts prend sa source dans l’opposition que la Bible effectue entre l’image et l’idole. Là encore, les récits médiévaux l’enseignent sous forme d’exemples. Une image vivante peut être fragmentée en mille morceaux, la vie se trouve encore dans ses fragments. Une image morte, elle, brise la vie pour toujours. Dans les vies des saints, par exemple, le corps peut-être percé de flèches, à l’exemple du corps de saint Sébastien, il n’en revient pas moins continuellement à la vie jusqu’au moment où, s’il meurt, c’est pour naître à la vie éternelle. Un corps mort n’a ni chair, ni os. Il tombe en déliquescence comme le montre plus d’un manuscrit où l’on voit des statues duplicatas du « veau d’or » (Ex 32, 1-14) réduites en miettes. Au moyen de la différenciation entre une image vivante et une image morte si usuelle à la pensée médiévale, on pourrait également relire une grande partie de l’histoire de l’art, par exemple celle qui court de l’iconoclasme byzantin à la Révolution française, et au-delà jusqu’à aujourd’hui. Vaste débat sur le sens, la fonction et l’usage des images.
La question de départ de cette conférence « Qu’est-ce qu’une image vivante ? » vient de convier longuement l’histoire du Moyen Âge pour ouvrir une fenêtre de réponse. Dans la culture médiévale, on vient de le voir, la mémoire consistait essentiellement à rendre l’histoire sainte vivante au moyen d’un art apte à enchaîner les images spirituelles entre elles comme par des associations en chaîne pour créer un mouvement, à la manière d’images de cinéma qui nous montrent une façon contemporaine de mettre des images en mouvement. Dans la culture contemporaine, la mémoire n’a plus la même fonction. Elle consiste avant tout à conserver. Du reste, grâce à des technologies de plus en plus sophistiquées, notre époque est capable de tout garder. Elle met tout en archives. Elle augmente sans cesse son patrimoine. La mémoire devient surabondante au point de poser au présent une nouvelle question : de quoi se souvenir dans un temps qui se souvient de tout ? Autrement dit, quelles images faire venir à l’esprit dans une époque saturée d’images en tous genres ? Demain, quelles images resteront ?
Une image très célèbre issue cette fois-ci de la littérature contemporaine, peut offrir une nouvelle piste de réflexion dans notre cheminement – une image que vous connaissez tous pour en avoir entendu parler. C’est l’image de la célèbre madeleine de Proust (1871-1922). L’image est suffisamment frappante pour qu’elle opère sur nous une force de souvenir. Rien qu’à en susciter l’évocation, chacun d’entre nous se souvient de ce passage fameux où l’écrivain d’à la recherche du temps perdu, trempant sa madeleine dans le thé, soudain bascule dans un autre temps, celui de son enfance où sa tante Léonie lui offrait cette douceur. Par l’activation des sens de l’odeur et de la saveur, son esprit trébuche dans le temps du passé qui lui-même fait irruption dans son présent. À cet instant, la vieille maison grise de son enfance vient comme un décor de théâtre se planter sous ses yeux pour reprendre vie en se colorant. Le temps que Marcel Proust retrouve alors n’est pas le temps nostalgique du passé dont plus rien ne subsiste. C’est le temps vivant qu’il a perdu et qu’il retrouve en le reconnaissant. À la surface de sa mémoire qui s’est ouverte par les sens, l’image passe alors comme vivante, en mouvement. Elle sent la madeleine. Elle a le goût de la vie. Ainsi, l’image vivante de la madeleine de Proust a comme la couleur du temps. Au passé, elle a vécu. Elle a vu un enfant rire aux éclats. Puis elle s’est jaunie sous l’effet du temps comme on le dirait d’une photographie enfermée depuis longtemps dans sa boîte. Ses couleurs ont passé. Elles se sont défraîchies. L’image a passé « vive et preste comme l’oiseau », ainsi que le dit le poète Gérard de Nerval (1808-1855) [7]. Mais cette image est aussi en attente du regard de l’enfant dont les doigts sentiront l’odeur chaude du gâteau en désirant le manger des yeux. En « horizon d’attente » [8]. Ce sera alors le futur de l’histoire de cette image. Un futur qui aura déjà eu lieu au passé, puisque Marcel Proust nous le raconte comme s’il racontait un souvenir de l’avenir. Pour énoncer le paradoxe qui relie le futur au passé, le verbe se conjugue au futur antérieur.
Les artistes d’hier et d’aujourd’hui savent nous faire respirer, mais aussi écouter, voir, sentir ou toucher de telles images, à la manière d’un peintre chinois entrant dans le bateau qu’il a peint. Ou de Fra Angelico (1395-1455) dans les marbres peints d’une couleur encore jamais peinte au couvent de San Marco à Florence. Ou de Zurbarán (1598-1664) dans la fraicheur à peine défroissée de ses Immaculées. Zurbarán qui sait également peindre une rose à côté d’une tasse dans une nature morte rendue vivante lorsque la main qui l’activera en goûtera l’odeur pour faire danser le temps. Rembrandt (1606-1669) à travers la couleur de brume iridescente encore inconnue des vêtements du Christ dans son tableau peint en 1648, Les Pèlerins d’Emmaüs. Ou encore, dans notre temps, Simon Hantaï (1922-2008) qui montre dans son œuvre intitulée Peinture (Écriture rose) (1958-1959) une couleur à nulle autre pareille parce qu’elle n’est pas une couleur et qu’elle est « écriture ». D’elle, le peintre écrit qu’elle contient « toutes les couleurs liturgiques rouge, vert, violette et blanc […] en précisant « qu’il n’y a pas de couleur rose sur cette surface ». Et comme pour lever l’équivoque ou mieux faire entendre le paradoxe qui fait tenir sa peinture debout, Simon Hantaï suggère d’autres titres pour son œuvre : « Est-ce qu’on peut écrire : la rose écrit ? » [9].
Aux côtés de Simon Hantaï, il faudrait également citer tous les artistes qui ne signent pas parce qu’ils voient le monde comme signé en peignant sans dire « je » et en laissant « la rose écrire ». « Vertige de la liste » sans cesse continuée auquel l’historien du XXIIe siècle se retournant en arrière afin de travailler pour la postérité ajoutera les noms des artistes du XXIe siècle afin de la prolonger. On lira sur cette liste les noms de musiciens autant que d’écrivains, de cinéastes autant que de vidéastes, de danseurs autant que de sculpteurs d’images en mouvement [10]. Les images vives ont la saveur du temps qui passe. Elles se croquent à pleines dents. Elles font voir « la vie en rose » entre guillemets. Elles nous rejoignent en nous atteignant. Puis elles s’effacent en nous imprégnant, comme le fait la mer qui laisse l’écume sur le sable. Seules demeurent en effet les images qui nous ont comme blessés d’amour ou fait en nous une cicatrice rappelant ainsi l’incident qui en a été à l’origine. Du reste, c’est au moyen d’un récit de catastrophe que l’art de la mémoire expliquait le fonctionnement de son processus. C’est ce dont témoignent certains artistes contemporains à la mémoire blessée, par exemple l’artiste d’origine arménienne Sarkis (1938-).
Les artistes eux-mêmes livrent parfois des confidences sur de telles images qui ont blessé leur corps comme une piqûre de rose. Comme l’écrivain Marcel Proust, le couturier contemporain Jean-Charles de Castelbajac (1949-), par exemple, évoque les images des vêtements qui l’ont marqué à tout jamais, tel le vêtement criblé de balles de cet homme fusillé à la fin de la Commune de Paris en 1871 ou encore l’armure attribuée à Jeanne d’Arc : vêtements percés de souffrance, vêtements porteurs de mémoire. Lors d’une installation au musée Galliera en 2007, Jean-Charles de Castelbajac pose la chasuble du pape créée pour les JMJ de 1997 à côté de ces vêtements chargés d’histoire et d’émotion. La chasuble papale figure actuellement dans le Trésor de Notre-Dame de Paris – lieu destiné à conserver les objets de la liturgie – au côté des reliques médiévales de la Passion. Les reliques possèdent en effet un souffle comparable aux images porteuses de vie, « quelque chose d’habité, quelque chose de très fort et de très présent » [11]. La chasuble s’ajoute ainsi aux trésors vivants de l’histoire. En effet, c’est au moyen de l’art de la mémoire transmis par le Moyen Âge à des époques qui en voient l’éclipse avant de le redécouvrir au début du XXe siècle que ce vêtement a été créé. Tout comme les rhéteurs antiques s’adonnaient à la composition en étant couchés dans leur chambre, la conscience à michemin entre le corps et la pensée pour créer des images – par exemple, en faisant naître à l’esprit l’image du manteau de saint Martin –, le couturier a fait venir par associations d’idées l’image de la chasuble. C’est dans la chambre de son cœur qu’il l’a conçue. Il a montré une fois ce lieu très intime au même musée Galliera en 1991 : un « espace cubique transformé en chapelle par la transparence d’un vitrail coloré et la figuration sur toutes ses parois de silhouettes d’anges entremêlées et peintes en grisaille » [12].
La culture contemporaine paraît donc placée aujourd’hui devant le défi de discerner quelles sont les images qui ouvrent ses sens pour la mettre en marche. Le sens spirituel de l’histoire a en effet l’œil vif et les cheveux au vent, tout comme dans cette Annonciation de Botticelli apparaissant dans le cadre du tableau où la Vierge danse un pas qui frappe par son « étrange étrangeté ». En un pas de côté, le peintre a su saisir le mouvement du temps apparu dans la fenêtre de son cadre : rien d’invisible dans cette peinture qui ne montre que le visible du temps qui passe. D’un côté du cadre, l’ange venant, et de l’autre côté, la Vierge comme soufflée par le vent et comme soufflée du tableau, prête à s’en aller déjà, comme si elle allait sortir du champ de vision du peintre où elle est apparue avec l’ange avant de rentrer dans un hors-champ. D’un bord à l’autre de la scène de sa mémoire, dansait également Isadora Duncan (1877-1927) au début du XXe siècle. Il faudrait des mots qui dansent pour décrire cette histoire qui grise. Une histoire qui grise parce qu’elle rend ivre de vie et parce qu’elle a une couleur grise dans l’attente d’être vue en couleur. Il faudrait donc un langage adapté aux images vivantes : des mots comme des êtres vivants. Des mots à cinq sens. Autrement dit, une écriture poétique de l’histoire.
L’apport au discernement chrétien sur la culture contemporaine esquissé ici se fonde ainsi sur une démarche historique. Elle a invité jusqu’à présent à prendre le recul de l’histoire pour voir vivre les images, qu’elles soient visuelles ou parfumées comme les roses de la littérature médiévale, olfactives comme celle de Marcel Proust, tactiles comme celles de Jean-Charles de Castelbajac, ou musicales comme « la voix de fin silence » (1 R 19, 12-13) qui règne dans les chambres de la création intérieure, en un mot sensitives. Cette démarche historique se rattache aussi, pour sa modeste part, à « la chaîne vive » des écrivains de l’histoire qui, depuis Pline l’Ancien (23-79) au Ier siècle, ont cherché à entendre les images des chevaux galoper pour distinguer les images vivantes de celles qui ne le sont pas [13]. Dans son Histoire naturelle, l’historien romain oppose déjà ce type d’image aux images qui seraient des simulacres ou des copies des chevaux. Prenant l’exemple de la peinture d’Apelle de Cos (-370-306), un peintre grec antique, Pline l’Ancien écrit à son propos : « On a [conservé] aussi [d’Apelle de Cos] un Cheval, peint lors d’un concours […]. En effet, se rendant compte que ses rivaux l’emportaient grâce à leurs manœuvres, [Appelle] fit amener des chevaux et leur montra une par une les peintures des concurrents : ils ne se mirent à hennir qu’à la vue de son cheval. Par la suite on a toujours procédé ainsi afin d’éprouver de manière ostensible les oeuvres d’art » [14]. La démarche vive de l’historien se rattache aussi ici à la poésie qui a l’art des correspondances et des jeux de langages. L’historien du XXIe siècle Georges Didi-Huberman (1953-) le fait si bien entendre en voyant Jean Genet regarder Rembrandt : « C’est comme lorsque Jean Genet, devant les autoportraits de Rembrandt, se met à écrire : “Il rigole, il se marre”, et non pas : “Il sourit, il rit”. Car dans “rigole” et dans “marre”, il y a aussi la peinture même de Rembrandt, sa touche, son geste pictural qui provoque en effet, sur la toile, des “rigoles” ou des “mares” de pigment… On regarde donc bien avec des mots, à condition que ces mots composent une poétique, une possibilité d’approcher avec des mots ce territoire de l’image qui échappe au discours » [15].
En effet, c’est avec de tels mots écrits sous la forme d’images vivantes qu’il faudra faire voir les œuvres du passé qui resteront demain. L’histoire montre que les images qui continuent à nous frapper sont des images en mouvement, laissant passer le temps par la fenêtre de leur histoire. Ce sont de semblables images qui resteront sans doute aussi parce que leur futur aura déjà eu lieu au passé, autrement dit au futur antérieur, temps des deux opposés du passé et du futur conjugués au présent dans un moment vécu d’éternité.
[1] Simon HANTAÏ, Jean-Luc Nancy, Jamais le mot « créateur »… (Correspondance 2000-2008), Paris, Editions Galilée Archives Simon Hantaï, 2013, p. 118.
[2] Arthur RIMBAUD, Ma bohème (fantaisie) (1870), dans Œuvres complètes, éditées par André Guyaux, Paris, Gallimard, 2009 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 106.
[3] Victor HUGO, Les Contemplations, Livre premier : Aurore, VIII : Suite, dans Œuvres poétiques, II : Les Châtiments, Les Contemplations, éditées par Pierre Albouy, Paris, Gallimard, 1967 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 500-503.
[4] Origène, Contre Celse, I, 48 ; cité par M. Canévet, s.v. « Sens spirituel », Dictionnaire de spiritualité, t.XIV, Paris, Beauchesne, 1990, col. 600.
[5] Saint Augustin, Confessions, X, 8, Paris-Montréal, Médiaspaul, 1992, p. 180.
[6] Victor HUGO, Notre-Dame de Paris, Paris, 1831, Edition Nationale, J. Lemonnyer, G. Richard [E. Testard], 1889, Livre III, chapitre 1.
[7] Géraldine SFEZ, De la trace à l’archive. Pratiques mémorielles et pratiques artistiques contemporaines, thèse de doctorat en philosophie, Université Paris-Ouest-Nanterre La Défense, sous la direction de C. Perret, 2011, p. 5.
[8] Reinhart KOSELLECK, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. J.Hoock, M.C. Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, p. 209.
[9] Simon Hantaï, Jean-Luc Nancy, Jamais le mot « créateur »… (Correspondance 2000-2008), op. cit., p. 74.
[10] Umberto Eco, Vertige de la liste, Paris, Flammarion, 2009.
[11] Sylvie BARNAY (sous la direction de), La couture inspirée, un enjeu pour l’art sacré (journée d’études avec Jean-Charles de Castelbajac), dans Transversalités, Institut catholique de Paris, Desclée de Brouwer, n° 108, octobredécembre 2008, p 117.
[12] Jean-Charles de Castelbajac, Paris, Editions Michel Aveline, 1993, p. 98-99 et p. 100.
[13] Pour reprendre l’expression d’Alphonse Dupront, La Chaîne vive, L’Université, école d’humanité, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003.
[14] Pline l’Ancien, Histoire naturelle.Texte traduit, présenté et annoté par Stéphane Schmitt, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2013, p. 1615.
[15] Frédéric LAMBERT (sous la direction de), L’expérience des images. Marc Augé, Georges Didi-Huberman, Umberto Eco, Paris, INA éditions, 2011, p. 87.