Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 13 mars 2016
« Ce qu’il y a jamais eu de plus beau dans le monde : une amitié ; et une cité » : la littérature en pratique, par Claire Daudin, Ecrivain, présidente de l’Amitié Charles Péguy.
Refusant de considérer la littérature comme un continent englouti, un legs du passé dont notre époque se serait détournée, le dernier refuge de nantis solitaires et nostalgiques, nous voulons la présenter comme une pratique vivifiante, qui crée des liens au-delà des frontières de l’espace et du temps. Les œuvres sont des lieux d’accueil pour l’humanité ; elles édifient une cité où il fait bon vivre ; elles permettent les retrouvailles avec le semblable comme la découverte de l’autre, dans une communion sans conflit ni exclusion. Ecriture et lecture sont des activités solitaires. Mais l’étude, le partage et la transmission donnent à la littérature une dimension fraternelle qui se réalise dans des lieux et par des pratiques auxquels on veut rendre hommage.
Les conférences sont retransmises en direct sur France-Culture et sur la télévision catholique KTO, et différé sur Radio Notre Dame et RCF.
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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 20 mars 2016 aux éditions Parole et Silence.
« Ce qu’il y a jamais eu de plus beau dans le monde : une amitié ; et une cité [1] » : La littérature en pratique
Quand j’ai annoncé à mon père qu’on m’avait demandé de prononcer une conférence de Carême à Notre-Dame, il s’est souvenu de sa mère, qui ne manquait jamais d’écouter à la radio ces fameuses conférences, dans sa maison de Montauban. M’exprimant devant vous aujourd’hui, je veux le faire avec toute ma famille, avec ma mère qui nous a quittée voici un peu plus d’un an, pour qui la place et la parole des femmes dans l’Église avaient tant d’importance ; avec tous mes aïeux qui ont vécu dans la foi chrétienne, transmise de génération en génération, comme la robe dans laquelle je fus baptisée dans l’abbatiale de Moissac, et que mes filles ont portée à leur tour. Oui, je vous parle entourée de ce peuple chrétien qui survit en moi, cette « chrétienté française, fidèle, fière et libre [2] » dont se réclamait Bernanos. Avec Péguy, je crois que le Seigneur n’a pas fini de compter sur elle : « C’est embêtant, dit Dieu. Quand il n’y aura plus ces Français, / Il y a des choses que je fais, il n’y aura plus personne pour les comprendre [3] ». Et si L’Église de France a quelque chose à montrer au monde aujourd’hui à travers ma personne, c’est peut-être la prédilection de notre nation pour les femmes qui pensent et qui parlent. Je remercie Monseigneur Vingt-Trois et M. Rémi Bragues pour leur invitation, sans oublier ce qu’elle aurait eu d’inconcevable au temps de ma grand-mère, et en pensant à toutes les femmes qui n’ont encore que le droit d’obéir et de se taire de par le monde.
Mais qui suis-je pour prendre la parole dans ce haut lieu, ce « palais » de Dieu si beau qu’il le gardera dans son ciel, comme Péguy le lui fait dire dans Le Mystère des saints Innocents [4] ? Ai-je subi l’épreuve du charbon ardent ? Puisque j’ai été désignée, puisque l’insigne honneur m’est fait d’avoir à m’adresser à vous sur la littérature, dans cette cathédrale qui n’est pas seulement un temple, mais un lieu emblématique de notre pays, de sa capitale et de sa culture, c’est en union avec tous ceux qui écrivent, qui lisent, qui vivent des œuvres et les font vivre que je veux m’exprimer.
Je ne présenterai pas la littérature comme une activité solitaire, celle de l’écrivain devant sa page ou son ordinateur, celle du lecteur isolé dans sa lecture. Je n’en parlerai pas non plus comme d’un continent englouti, dont notre époque avide d’images et de sensations immédiates se détournerait. Non, je veux parler de la littérature comme d’une activité humaine vivante et vivifiante, fondatrice d’une cité dont les frontières transcendent l’espace et le temps. Les œuvres sont des lieux d’accueil pour l’humanité, où se retrouvent hommes et femmes par-delà les siècles, les pays, les cultures, les religions. Elles permettent les retrouvailles avec le même, mais aussi la découverte de l’autre. On ne s’y retranche pas, on ne s’y enferme pas. La cité dont parle Péguy dans son Dialogue de la cité harmonieuse est ouverte à « tous les hommes de toutes les familles, […] tous les hommes de tous les pays,[…] tous les hommes de toutes les races,[…] tous les hommes de tous les langages, tous les hommes de tous les sentiments, tous les hommes de toutes les cultures, tous les hommes de toutes les vies intérieures, tous les hommes de toutes les croyances, de toutes les religions, de toutes les philosophies, […] parce qu’il ne convient pas qu’il y ait des hommes qui soient des étrangers [5]. » L’utopie politique de sa jeunesse deviendra l’œuvre de sa maturité avec la création de sa revue, les Cahiers de la Quinzaine, communauté formée par les auteurs et les abonnés qu’il désigne comme « ce qu’il y a jamais eu de plus beau dans le monde : une amitié ; et une cité ».
« L’amitié par les livres » ; il a existé autrefois une collection qui portait ce nom. On pourrait trouver l’expression naïve : la littérature fut le lieu d’ardentes batailles, et bien des œuvres n’ont à offrir que cynisme, cruauté, désespoir. Même alors, écrites avec le sang et les larmes de la détresse humaine, elles nous permettent de communier dans ce qui fait notre condition. Il ne s’agit pas de proposer une image mièvre et consensuelle de la littérature. « Consolez mon peuple ! » Cette injonction du prophète Isaïe, dans quelle mesure s’y applique-t-elle ? Je me suis posée la question, j’en ai même fait le titre d’une nouvelle, avant de m’apercevoir qu’il était bien difficile d’obéir à ce commandement, et que l’imprécation me venait plus facilement sous la plume que la parole de réconfort. Mais quelle sorte de réconfort l’œuvre littéraire est-elle censée apporter ? Est-ce un dérivatif, un divertissement, ou bien l’émotion profonde que nous éprouvons à nous sentir rejoints par l’auteur et attirés par lui vers de nouveaux horizons ?
Ce pouvoir de l’œuvre lui vient de qualités qui lui sont propres. Ce qui se perd de nos jours, c’est peut-être la capacité à saisir le texte littéraire dans sa spécificité, sa valeur. On écrit beaucoup, on publie beaucoup, et on lit sans doute bien plus qu’autrefois. Mais toutes les productions sont mises sur le même plan : témoignages, documents, enquêtes, récits de soi. On ne sait plus parler des livres, alors on fait parler les auteurs. La littérature est l’art des mots, un art dont le matériau est plus précieux que le marbre, parce qu’il est porteur de significations, que l’écrivain, le poète, vont porter à incandescence par le travail de l’imagination et du style. Pas de littérature sans création à partir de la langue. Alors, le lecteur trouvera dans l’œuvre une dimension où déployer son humanité au-delà de tous ses déterminismes, historiques, géographiques, culturels, religieux. Cela, il ne faut pas le perdre.
Cela, on ne le trouvera pas toujours dans les supermarchés culturels qui désormais vendront aussi bien des robots ménagers que des livres. Les présentoirs des grandes surfaces où les livres sont vendus pêle-mêle comme n’importe quel objet de consommation ne me semblent guère hospitaliers à la littérature. Je n’y trouve jamais ce que je cherche, malgré l’abondance de papier imprimé. Heureusement, il est encore des lieux où la littérature se plaît, où l’on peut y goûter, y entrer, comme je l’ai fait dès mon enfance dans la bibliothèque municipale de la ville d’Antony. Elle occupait une demeure ancienne nichée au fond d’un jardin que traversaient des allées serpentant parmi les buis taillés. J’y venais à pieds toute seule : ma première émancipation du foyer familial. Et j’y trouvais ce que le passage du temps et la compétence des bibliothécaires avaient sélectionné pour moi : Agatha Christie, Arsène Lupin, Colette, Balzac… Les bibliothèques, plus encore que les librairies, sont pour moi le lieu d’élection de la littérature, elles sont déjà, au cœur de nos cités, la cité que Péguy appelait de ses vœux. Abondance mise à disposition de tous dans la gratuité, comme il fait bon s’y installer avec un livre choisi pour sa couverture ou son titre ! Plus tard, j’ai fréquenté la bibliothèque de l’École normale supérieure, et j’y vais encore souvent, parce que, là, je suis pratiquement certaine de trouver ce que je cherche, aujourd’hui que mes lectures ne vont plus au hasard, mais s’appellent les unes les autres, me faisant avancer sur des chemins que je trace, des territoires que j’explore. Cette bibliothèque n’est pas ouverte à tous. Son accès est réservé aux élèves et anciens élèves de l’École. C’est à mes yeux la principale récompense, le principal acquis de la réussite au concours : pouvoir, sa vie durant, emprunter des livres à la bibliothèque… Être membre de ce corps qui fait croître le savoir en s’en nourrissant. De telles institutions sont précieuses au cœur de la République, qui doit en être fière et les préserver. Je ne parle pas ainsi par corporatisme, mais parce qu’il est important qu’en dépit des classements internationaux fondés sur l’utilitarisme et la compétition, demeurent des lieux où le savoir est un absolu, que l’on sert avec compétence, désintéressement et générosité.
Pourtant, comme l’écrivait Péguy, « un poète, connu, compris, classé, catalogué, qui gît imprimé aux rayons de cette stérile bibliothèque de L’École normale et qui ne serait point quelque autre part, qui ne serait pas couvé dans quelque cœur, est un poète mort [6]. » Le lien entre l’œuvre et le lecteur est organique, et nul ne l’a mieux compris, mieux exprimé que Péguy. Lire, c’est entrer dans une œuvre, avec amour, et lui donner son couronnement par l’opération de la lecture [7]. Encore faut-il que la rencontre soit possible. Pour le fils de la rempailleuse de chaises, petit-fils d’une grand-mère « qui ne savait pas ses lettres », l’enseignement secondaire fut l’antichambre de la cité harmonieuse dont il souhaita l’avènement, le lieu où les grandes œuvres lui furent révélées, où il se familiarisa avec ceux qui allaient devenir ses pairs : Homère, Racine, Corneille, Pascal, Hugo, Michelet… C’est pourquoi il ne cessa de plaider pour que l’école reste le lieu de transmission de la culture, non pas comme d’un savoir mort réservé à une élite, mais comme d’une nourriture destinée à tous :
« Il y a un abîme pour une culture, écrit Péguy, pour une histoire, pour une vie passée dans l’histoire de l’humanité, pour une humanité enfin, entre figurer à son rang linéaire dans la mémoire et dans l’enseignement de quelques savants et dans quelques catalogues de bibliothèques, et s’incorporer au contraire, par des études secondaires, par des humanités, dans le corps pensant et vivant, dans tout le corps sentant de tout un peuple, de tout le peuple […] [8] »
Qu’en est-il aujourd’hui ? Je veux saluer les professeurs qui croient encore en la valeur nourrissante de la littérature. Qu’ils soient heureux et fiers de ce qu’ils accomplissent. Qu’ils n’hésitent pas à choisir de grands textes qu’ils aiment pour les faire connaître à leurs élèves, non comme de simples supports d’exercices rhétoriques, mais pour ce qu’ils sont : les réceptacles de l’expérience humaine passée au prisme des mots. Que leur enseignement soit un véritable apprentissage de la lecture, par l’attention portée au sens et au son, cet alliage précieux qui fait l’œuvre littéraire. Ils sont « les maçons de la cité prochaine [9] ».
L’école n’est pas le seul lieu de pérennisation des œuvres et là n’est pas son unique mission. Au-delà de l’acte d’écrire, de l’acte de lire qui achève l’œuvre, il existe un grand nombre de pratiques qui contribuent à faire vivre la littérature, à en faire cette cité accueillante où l’humanité grandit hors des déterminismes historiques, géographiques, culturels. Cette cité me paraît beaucoup plus réelle que les rassemblements virtuels, ces mirages, permis par les « nouvelles technologies ». Je me sers d’un ordinateur, j’ai recours à internet tous les jours, pour trouver un livre introuvable (même à la bibliothèque de Normale sup, cela arrive !), et je me réjouis que la page Facebook de l’Amitié Charles Péguy ait tous les jours plus d’ « amis »… Mais c’est dans des lieux précis, avec des personnes en chair et en os, lors de circonstances particulières, qu’il m’est arrivé d’habiter la cité harmonieuse fondée par la littérature. Quand des hommes et des femmes s’associent autour d’un auteur et de son œuvre pour les faire vivre, quand ils mettent en commun leurs compétences pour rendre l’œuvre qui les nourrit audible à leurs contemporains, pour la nourrir elle-même, pour assurer sa survie et sa croissance en déployant tous ses possibles par leurs recherches, leurs commentaires, les prolongements inattendus qu’ils lui donnent, alors quelque chose d’important se joue. Dans les associations d’amis d’auteurs, les colloques universitaires, dans les conférences, les séances de lecture, quelque chose d’important se joue. Quelque chose d’essentiel, me semble-t-il, est sauvé, pas seulement sauvegardé, mais sauvé, de la dégradation, de l’oubli, de la mort, des ravages de l’histoire, des victoires du mal. Pour moi, il n’y a pas de littérature chrétienne, destinée aux seuls croyants ou chargée de convertir ceux qui ne le sont pas ; en revanche, la rencontre autour des œuvres est un avant-goût de la communion fraternelle et surnaturelle à laquelle nous sommes appelés. Je voudrais évoquer certaines de ces expériences, vécues principalement autour de Charles Péguy, puisque, vous l’avez compris, cet auteur occupe une place particulière dans ma vie.
C’était en Finlande. Un colloque international avait été organisé par le traducteur de Péguy en finlandais – il existe ! -, dans une bourgade au centre du pays, sur les bords d’un lac. Nous partagions le centre culturel avec un autre colloque autour d’un auteur plus connu, surtout en Finlande : Arturo Paasalina. Ces rencontres imprévues entre amateurs d’écrivains très éloignés les uns des autres sont une aubaine. Elles mettent en présence des passionnés, généralement heureux de faire partager leur passion. Ce qui me conduit à faire un détour par le Salon de la Revue, auquel l’Amitié Charles Péguy a participé cette année à l’Espace des Blancs Manteaux, où étaient présentées les publications des innombrables associations littéraires que compte notre pays. Lors de mon tour de permanence, je me suis permis une petite excursion hors de mon stand. A quelques mètres de là, dans la travée parallèle, je tombe sur les représentants d’écrivains n’ayant rien à voir avec Péguy, mais qui se trouvaient être les amis d’un peintre sur lequel j’essaie d’écrire un livre. Ce peintre pratiquement inconnu, à peine eus-je prononcé son nom, que des exclamations de reconnaissance l’accueillirent et qu’aussitôt on me proposa contacts, références, ouvrages pour approfondir ma recherche. De manière impromptue, j’avais rencontré sans les chercher des compagnons et des complices, passant comme par magie d’un univers à l’autre, d’un Charles à l’autre. Oui, j’étais entrée dans une autre dimension où les parallèles se croisent, j’étais bien dans la cité peuplée d’amis qu’est la littérature. Et je peux vous dire que, loin des propos pessimistes et désabusés qu’on entend pour justifier les baisses de subvention, je n’ai croisé au Salon de la Revue que des passionnés prêts à faire des miracles avec peu de moyens, pour qui les auteurs et les œuvres sont des entités vivantes auxquelles ils consacrent avec bonheur une part considérable de leur propre existence, et qu’un grand cœur battait sous les voûtes de l’Espace des Blancs Manteaux.
Mais revenons en Finlande. C’est dimanche, par un mois d’août splendide. Nous voici marchant dans la forêt après un court trajet en car. Devant moi, sur le sentier entre les bouleaux, avancent une jeune femme polonaise, enfant perdue du communisme convertie à un catholicisme fervent, et un homme déjà âgé, ancien enfant caché juif venu des antipodes. Ils se donnent la main. Nous arrivons dans une clairière où des bancs sont alignés. Une pierre monumentale sur laquelle la nature a sculpté une croix, héritage des anciens âges, se dresse au fond de la clairière. Dans cette chapelle à ciel ouvert, au cœur de ce pays luthérien, une messe va être célébrée par l’unique représentant de l’ordre dominicain en Finlande, un Français. Les trois Russes – orthodoxes - de notre colloque sont au premier rang. Elles ont mis plus de trente heures en train pour nous rejoindre depuis Saint-Pétersbourg, pour l’amour de Péguy. Des pensionnaires de centre équestre voisin se sont également joints à nous. Et moi, la petite Française catholique, je participe à cette messe sous le ciel avec le sentiment de vivre un moment exceptionnel, au-delà des frontières, au-delà des conflits et des haines.
Une autre messe – décidément, mais on me le permettra dans le cadre d’une conférence de Carême ! Cette fois-ci nous sommes dans un château, en pleine campagne normande, une forteresse protestante du XVIIè siècle, devenue au XXème et jusqu’à nos jours un haut lieu de la culture laïque. En 2014, à l’occasion du centenaire de la mort de Péguy, nous avions organisé un important colloque au Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle, où se sont succédés tous les grands noms de la littérature mondiale au cours des dernières décennies, dans une atmosphère de convivialité et d’effervescence intellectuelle bien connue de ceux qui ont eu la chance de participer à ces rencontres. Une fois encore, c’est dimanche. Certains d’entre nous, je le sais, souhaiteront aller à la messe, qui n’est pas prévu au programme de ce colloque non confessionnel, même si nous avons eu soin de garder la matinée du dimanche libre. La paroisse locale n’offre guère de possibilité compte-tenu de nos contraintes horaires. Mais nous avons deux prêtres parmi nous, l’un écrivain, l’autre ouvrier, munis de tout le nécessaire pour célébrer. J’hésitais néanmoins à en demander l’autorisation à notre hôtesse, ne voulant pas abuser de son hospitalité. J’avais tort, et l’hospitalité nous fut généreusement accordée ; ce ne serait d’ailleurs pas la première fois, me dit-on, qu’une messe serait dite sous les combles du château de Cerisy… Ainsi, dans une pièce aux murs couverts de livres, nous avons dressé l’autel. La bibliothèque transformée en chapelle s’est remplie bien au-delà de mes prévisions ; on n’avait demandé à l’entrée ni certificat de baptême, ni justificatif d’état de vie. De Russie, du Japon, de Norvège, des États-Unis, de France, nous avons vécu ce moment ensemble, comme une prémonition de la Jérusalem céleste. Puis nous sommes allés retrouver ceux qui n’avaient pas souhaité se joindre à notre assemblée, pour un joyeux déjeuner dans le réfectoire, autre forme de communion !
Ces messes hors normes et hors les murs, Péguy y participait, lui qui s’était tenu à l’écart de la communion des fidèles et des sacrements. Même à l’issue de sa marche vers le sanctuaire de Chartres en 1912, il n’entre dans la cathédrale que pour y prier en solitaire, et s’enfuit avant la grand-messe par peur de la foule… Il faut rappeler que Péguy avait renoncé à la foi dans son adolescence, au moment où il s’était converti – c’est son terme – au socialisme. Il avait épousé civilement une jeune femme, la sœur de son meilleur ami décédé, issue d’une famille hostile à l’Église. Lorsque la lecture de la Passion dans saint Matthieu le met face au Christ du jardin des Oliviers, et fait retentir en lui le cri de ce Dieu fait homme, Péguy n’effectue pas de conversion à rebours. Il résiste aux menées de ses amis catholiques, prêtre comme Dom Baillet ou converti récent comme Jacques Maritain, qui voudraient le voir rentrer dans L’Église en régularisant sa situation familiale, c’est-à-dire en se mariant religieusement et en faisant baptiser ses enfants, au mépris de la volonté de sa femme [10]. Cette volonté, Péguy ne voudra pas la contraindre. Il avait pleinement conscience de sa situation, spirituellement au cœur de l’Évangile, mais à la marge de l’institution. C’est pourquoi il est abusif de ne le présenter que sous l’étiquette de « grand poète catholique », comme cela se fait encore souvent. Péguy n’est pas un propagandiste de la foi ni un défenseur inconditionnel de L’Église. C’est un écrivain mystique et pleinement engagé dans la cité qui nous bouscule et nous fait avancer autant qu’il nous encourage et nous réconforte. J’aime à croire que dans ces célébrations au cœur de la forêt finlandaise ou dans une forteresse huguenote devenu temple de la culture, il a trouvé sa place.
Avant de susciter cette communion par ses écrits, le plus souvent à titre posthume car il faut aux grandes œuvres le temps de se déployer, et ce n’est pas celui imposé par le marketing ni les médias, le prétendant écrivain devra vaincre ses doutes et lutter contre le sentiment de sa propre inanité. Écrire, comme peindre ou composer, c’est prendre le risque immense de l’échec, se livrer au travail le plus exigeant, le plus dévorant, peut-être en pure perte, dans l’isolement et l’incompréhension générale. Cette vision de l’artiste « maudit » semblera surfaite à certains. Ma connaissance de la littérature me fait au contraire l’accepter comme la plus véridique. Une sensibilité exacerbée, une forme d’extra-lucidité font que l’écrivain ne vit pas seulement « autrement ». Le philosophe Emmanuel Lévinas utilisait, après les tragédies du XXème siècle, les expressions « autrement qu’être », « autrement que croire » pour signifier la mutation radicale que ces désastres auraient dû entraîner dans notre manière de concevoir l’existence et la foi. « Autrement que vivre », tel est le lot de l’artiste. Parce qu’il sent plus, qu’il perçoit avec une acuité particulière, qu’il n’est pas abusé par les apparences ni guidé par les diktats de l’opinion ou de la mode, l’écrivain est un voyant vulnérable, qui crée à partir de sa vulnérabilité. A ce prix, qui est souvent celui d’un déséquilibre existentiel, une œuvre viendra enrichir l’humanité.
C’est dans ses semblables que l’écrivain se reconnaîtra, qu’il trouvera force et réconfort, inspiration et modèle. La littérature est une cité accueillante aux lecteurs, mais surtout à ceux qui écrivent. On retourne aux livres lus dans l’enfance, premières révélations, première source d’émerveillement, jamais tarie. Pour moi, ce furent les romans d’Elisabeth Goudge, auteur britannique un peu oublié qui fit éclore ma sensibilité, mais aussi mon âme. Puis on trouve ses maîtres. Dans mon cas, ce furent Péguy et Bernanos. Courage de l’engagement dans le siècle, foi qui met en mouvement au lieu d’endormir, surabondance de sens exprimée par un verbe puissant, voici ce que je trouve dans leurs œuvres. J’y reviens sans cesse, je découvre de nouvelles dimensions de leurs textes qui m’éblouissent et me font avancer. C’est pourquoi j’ai choisi de les servir par des écrits critiques, des cours, des conférences, des responsabilités associatives. D’autres auteurs satisfont un besoin d’évasion. Giono le païen fut parmi les premiers à me révéler la séduction du style et l’art de conter ; il reste celui qui me repose des austérités, des abîmes de mes auteurs chrétiens ! Enfin, il y a les ravissements qui littéralement, littérairement vous fécondent. En lisant les romans et les nouvelles d’Isaac Bashevis Singer j’ai découvert un monde, celui du shtetl polonais, ses mœurs, ses légendes, sa spiritualité hassidique. Singer m’a ouvert les portes des maisons juives. Une telle hospitalité, seule une grande œuvre littéraire peut la rendre possible. Dans l’histoire, elle ne l’est pas encore. Et peut-être faut-il admettre qu’elle ne l’est plus, le nazisme ayant détruit ces milieux juifs d’Europe centrale. Isaac Bashevis Singer, rare survivant de sa propre famille, émigra de Pologne vers les États-Unis, où il mena une existence que ses aïeux ultra religieux auraient réprouvée. Il s’en fit pourtant le héraut dans ses romans qui reconstituent l’univers de sa jeunesse, écrivain thaumaturge capable de ressusciter les morts. Le Magicien de Lublin, L’Esclave, Le Spinoza de la rue du marché, parmi tant d’autres titres, furent pour moi des expéditions en terre inconnue, dont je suis revenue transformée. Mon ancrage dans une culture, une famille, une tradition religieuse en a été bouleversé, et renouvelé. Deux livres en sont nés, Mon roman juif et Le rendez-vous de Moissac, récits de voyage dans l’espace et dans le temps, itinéraires littéraires et spirituels franchissant les barrières érigées par l’ignorance et le mépris, relançant la promesse d’une humanité réconciliée sur la Montagne sainte.
Ces déplacements que permettent les livres et qui engendrent à leur tour d’autres livres nous font découvrir le même sous les apparences de l’autre, le prochain dans le lointain. Quand j’écrivais Le Sourire, histoire d’un petit garçon difforme atteint d’une maladie incurable, j’ai trouvé appui dans les romans de Kenzaburo Oé, écrivain japonais, prix Nobel de littérature 1994. Marqué par Hiroshima, c’est pourtant l’expérience de la paternité, d’une paternité affrontée au lourd handicap de son fils, qui nourrit son œuvre. Un film documentaire, Cahiers d’amour en Ouganda, est à l’origine d’un texte plus récent que j’ai intitulé Dernières nouvelles du Christ. Ce film a lui-même été inspiré par un livre d’Henning Mankell [11]. Cet auteur danois décédé récemment, connu pour ses romans policiers, m’impressionne par son humanisme marqué au coin du désespoir. Désespoir né du constat de la déliquescence de nos sociétés développées, mais combattu par un engagement au Mozambique, à travers le théâtre, et une connaissance véritablement fraternelle de l’Afrique, de ses femmes, de ses mères touchées par le sida, plus fortes que la mort. La nuit où Mankell a succombé à son cancer, j’avais rêvé de lui.
Enfin, viennent ceux qui engagent la littérature dans des voies nouvelles, donc pas faciles à suivre, mais sans lesquelles la cité littéraire arrêterait de grandir. Si je devais désigner l’écrivain le plus novateur de ce temps, je citerais le nom de W. G. Sebald, auteur allemand mort en 2001 dans un accident de voiture. Ses récits s’émancipent de la fiction pour exhausser la puissance de révélation et de réparation de la littérature. Ses errances pédestres mettent au jour les réalités qu’on veut cacher, les crimes de notre histoire, coloniale, totalitaire, capitaliste. A travers l’architecture des monuments officiels, les vestiges recouverts par la végétation, il voit ce qui fut, que nous ignorons ou préférons oublier. Dans les volutes de ses longues phrases, il fait revenir les disparus, les sacrifiés, en un opiniâtre devoir de mémoire. Sa prose sans alinéas combat obstinément l’amnésie collective qui ensevelit les victimes plus définitivement que la tombe. Point n’est besoin pour lui d’inventer des personnages. Le hasard des rencontres, ou le simple voisinage, le mettent en présence d’individus dont les parcours tourmentés, les identités problématiques, deviennent dans ses récits les métaphores de la destinée humaine. Loin de se détourner du présent, il lui donne sa profondeur, ses arrière-plans, accroissant notre capacité à habiter plus justement le monde.
Dieu a-t-il besoin de l’écrivain ? Je posais la question dans un livre consacré à Péguy, Bernanos et Mauriac. Elle se pose en effet. Les actes n’ont-ils pas plus de valeur que les mots aux yeux du Seigneur ? Pourtant, Dieu habite les hymnes d’Israël, il est en perpétuelle attente d’un chant nouveau, nous disent les Psaumes. Les écrivains d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, font retentir jusqu’aux cieux le cri de la détresse humaine et son chant d’allégresse. Leur offrande ne sera pas dédaignée. Ils sont les « phares » que célébrait Baudelaire :
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
[1] Charles Péguy, A nos amis, à nos abonnés, Œuvres en prose complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1988, p. 1276.
[2] Georges Bernanos, Essais et écrits de combat, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1995, p. 783.
[3] Charles Péguy, Le Mystère des saints Innocents, Œuvres poétiques et dramatiques, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 843.
[4] Ibid., p. 892.
[5] Charles Péguy, Marcel, Premier dialogue de la cité harmonieuse, Œuvres en prose complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1987, p. 56.
[6] Charles Péguy, Les Suppliants parallèles, Œuvres en prose complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1988, p. 376.
[7] Charles Péguy, Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Œuvres en prose complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 3, 1992, p. 1005-1018.
[8] Ibid., p. 375.
[9] Charles Péguy, Lettre du Provincial, Œuvres en prose complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1987, p. 290.
[10] Voir Péguy au porche de l’Eglise, Correspondance Jacques Maritain-Dom Louis Baillet, Ed. du Cerf, 1997.
[11] Henning Mankell, I die, but the memory lives on, 2004.