Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 21 février 2016
Y a-t-il un sens à parler de culture d’entreprise ? par Thibaud de la Hosseraye, Conseiller en management.
On use abondamment du terme de « culture d’entreprise ». L’entreprise occupe certes une part de plus en plus importante de la vie de ceux qui exercent un métier salarié. Faite pour produire par la transformation des matières premières et pour vendre, l’entreprise produit-elle de la culture ?
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 20 mars 2016 aux éditions Parole et Silence.
Y a-t-il un sens à parler de culture d’entreprise ?
Quelle chose étrange que l’apparition de cette expression de « culture d’entreprise »…
En général, elle sert à opposer, en politique, d’un côté ceux qui « aiment l’entreprise », parce qu’ils en ont une certaine « culture », justement, une expérience, directe ou indirecte, naturellement heureuse, et, de l’autre, des idéologues dogmatiques bornés qui ne la connaitraient que de l’extérieur, comme une menace ou un constant foyer de dérives possibles. D’un côté, des praticiens, de l’autre, de purs théoriciens. Et, selon un curieux renversement, la « culture » serait ici du côté des praticiens et techniciens, des « hommes de terrain », les théoriciens purs se trouvant, du coup, renvoyés du côté, sinon des barbares, en tout cas des incultes ou, comme on dit, des incompétents.
Maintenant, si l’on s’efforce, en tant que praticien de l’entreprise, de cerner de plus près le sens de la formule, on s’aperçoit que le même renversement se confirme. Ce qu’on appelle de prime abord « culture d’entreprise » coïncide paradoxalement avec ce qu’on a toujours considéré comme l’exact contraire du désintéressement et de la gratuité que suppose la culture dans son acception traditionnelle : on parle bien plutôt ici d’une priorité accordée à l’efficacité, à la rentabilité, au résultat.
Et le plus étrange est encore que cette idée de la « culture », qu’on pourrait croire spécifique de l’entreprise et ne valoir qu’à l’intérieur de sa sphère, elle en vienne pourtant à servir de modèle et de norme à l’ensemble de la société. On peut même faire de la « culture du résultat » un slogan politique, sans risque de déclencher l’hilarité générale, ni de choquer personne.
Je crois qu’on a donc affaire, ici, à un phénomène de société dont l’entreprise représente bien, en effet, un point de cristallisation sur lequel me semble, par conséquent, plus pertinent que jamais d’appliquer son attention, dans la perspective d’une possibilité de refondation plus proprement chrétienne – et non moins, exemplairement, laïque – de l’entreprise et de la vie en entreprise. Et avec pour enjeu, en horizon, l’ensemble de la société.
I
1. Eh bien oui, de fait, quoi de si étrange ou paradoxal à parler de culture en parlant d’entreprise - et même de « culture d’entreprise » ? Est-ce qu’au contraire, on ne devrait pas plutôt voir que cette expression nous invite à renouer avec le sens le plus littéral et originel, non seulement du mot, mais du concept, de « culture », tel qu’il était déjà compris et explicité par Théophraste, le successeur d’Aristote à la direction du Lycée ?
Lui qui ne disposait pourtant pas encore de notre lexique, il comparait déjà la culture à la viticulture, en illustrant le travail de cultiver qu’opère l’éducation sur notre nature brute par l’image de la vigne qui, à la fois, est seule à pouvoir produire son raisin, mais en même temps, ne peut le produire sans l’art du vigneron. Et cet art est un soin constant. Et en même temps, il n’y a qu’un cep de vigne dont il soit possible d’obtenir ce résultat : comme le dit l’Evangile, pas un grain de raisin ne sortira jamais d’une ronce !
On voit que c’est donc ici justement une entreprise qui sert de référence, une entreprise agricole, pour comprendre la culture en général. Et en plus, la comprendre comme elle-même l’effet d’une entreprise, proprement une entreprise éducative, et qui s’interprète comme une activité d’exploitation de la nature, ici, la nature humaine, au sens où l’on pourrait parler, peut-être, d’une exploitation minière aussi bien qu’agricole ou viticole.
Avant de parler de « culture d’entreprise », il nous faut donc reconnaître qu’il y a une « entreprise de culture », qu’on appelle « éducation », qui est même la toute première de toutes les entreprises ; reconnaître, donc, qu’il y a bien, par conséquent, une parfaite concordance de registre, et lexical, et conceptuel, entre « culture » et « entreprise » ; et que cette concordance nous propose une première approche, autant du sens de l’entreprise que de la culture, et de la culture dans son rapport à la nature, que nous avons défini comme un rapport d’exploitation.
Or c’est dans cette notion d’exploitation que je vois une ambivalence décisive, en tout cas pour nous, aujourd’hui, un pivot de basculement par lequel, de la culture comme entreprise d’exploitation de la nature, on en est venu à devoir parler d’une « culture d’entreprise », comme on parlerait d’une « culture de guerre » ou d’une « culture de la gagne », une espèce de pli à prendre, d’adaptation plus ou moins forcée, à finalité très intéressée, pragmatique et circonstanciée. De ce renversement, de l’exploitant, par exemple agricole, à l’exploiteur, usant et abusant du travail des autres à son seul profit, sans considération des moyens à mobiliser.
Nous sommes partis d’une culture entendue comme « culture de » la nature, comme valorisation d’une réalité naturelle, pour arriver aujourd’hui, dans notre modernité tardive, à une culture contre-nature, à une culture comprise comme d’autant plus culture qu’elle se veut plus affranchie de la nature, d’autant plus culture qu’elle est plus artificielle, qu’elle ne doit rien à la nature mais tout à l’homme, lequel doit dès lors lui-même, pour être un être culturel sans rien de naturel, se refaire intégralement, se défaire de son sexe comme de toute limitation « de nature ». Nous sommes passés à une culture dénaturée et activement dénaturatrice. Et c’est parce que notre notion de culture s’est ainsi dénaturée qu’il nous devient possible de parler de « culture d’entreprise », d’une culture tout entière produite par l’entreprise, par l’activité non plus seulement transformatrice mais résolument créatrice de l’homme.
Pour comprendre ce renversement du sens que nous donnons à la culture, entrons plus précisément dans ce que signifie, aujourd’hui, la « culture d’entreprise », dans l’esprit de ceux qui la font et qui, dans les grandes et moyennes entreprises, sont faits par elle. C’est en effet d’abord dans ces entreprises-là, du secteur privé comme du secteur public, que les représentations collectives et les habitudes de travail peuvent avoir une influence, si ce n’est une emprise croissante sur les millions d’hommes et de femmes qui y passent près de 70% de leur temps éveillé. C’est pourquoi je prendrai le parti, dans cette conférence, de m’intéresser principalement à LA culture commune qui aujourd’hui tend à se généraliser dans les entreprises de grande taille, sous l’effet de la mondialisation, reléguant au second plan leurs singularités respectives.
2. La culture de l’entreprise se présente d’abord comme une culture de l’efficacité, de ceux qui ne s’en laissent pas compter. En entreprise, on ne croit que ce que l’on voit qui fonctionne. Poussée à bout par la pression concurrentielle, la culture de l’efficacité devient celle de la « qualité totale », du « zéro défaut », d’un perfectionnisme impliquant de rationaliser les comportements pour les rendre aussi sûrs et prévisibles, mesurables et performants, que peuvent l’être des machines. La fonction de la culture d’entreprise sera d’élever les humains à ce niveau-là de fiabilité – entendez : de rendre les travailleurs enfin dignes de confiance.
Uniquement soucieuse de trouver le meilleur moyen de satisfaire une demande, quelle qu’elle soit, l’entreprise ne se pose pas la question de la légitimité des intentions ou des finalités de ses clients, pas plus qu’elle ne se pose celle de la légitimité des croyances de ses employés. S’en tenant au strict professionnel, elle ne voit qu’un besoin client à satisfaire ou une compétence à utiliser. Son affaire à elle n’est pas de se préoccuper de dignité humaine, mais seulement de respecter les lois des pays, qui, elles, sont censées s’en soucier.
Ce qui la caractérise est donc la neutralité axiologique, de ne pas s’intéresser à ce que sont les personnes mais de ce qu’elles font, ce qui veut dire ne se préoccuper ni de leurs origines ni de leurs croyances personnelles, seulement de leur savoir-faire. Elle est, pourrait-on dire, agnostique. Aussi l’entreprise moderne représente-t-elle, en son principe, une tentative exemplaire de constitution d’une organisation humaine aussi débarrassée que possible de tout jugement de valeur, de toute considération morale, philosophique ou politique. La culture d’entreprise constitue ainsi, par excellence, un exemple de culture laïcisée, déliée de toute référence religieuse, au moins explicite, ce qui permet peut-être le mieux de réfléchir de manière dépassionnée aux conditions de toute culture et à ce qu’elle se doit pour remplir sa fonction d’utilité sociale [1].
3. Sans valeur, l’entreprise, vraiment ? Ne constate-t-on pas au contraire que la logique de la seule efficacité sert en réalité une volonté de faire le plus d’argent possible en un minimum de temps, de la part de tous les acteurs de l’entreprise ? Si toutes les valeurs doivent s’effacer, c’est pour laisser place à celle de l’argent, qui n’en tolère d’autres qu’à condition qu’elles la servent. La place prépondérante de l’argent dans le « monde des affaires » est un trait qui apparaît immédiatement à ceux qui ne sont pas de ce monde-là, et qui explique le mélange de mépris et de fascination qu’il peut exercer chez eux. Autrement dit, la culture de l’entreprise se manifeste d’abord comme une culture de l’argent –entendez, un culte qui lui est rendu [2].
4. Dans le contexte macroéconomique d’un service prioritaire des actionnaires, la culture d’entreprise se voit mobilisée pour produire le type humain adapté aux fins poursuivies par ceux-ci. Afin d’optimiser l’entreprise et d’en faire une « machine à cash », ses dirigeants sont conduits à faire sans cesse plus avec moins, ce qui veut dire notamment avec moins de personnes, mais individuellement et collectivement plus performantes.
Parce qu’il faut sans cesse dépasser les autres, les concurrents internes aussi bien que les concurrents externes, il ne suffit plus d’avoir des collaborateurs qui soient seulement modérément motivés, ayant besoin d’une carotte et d’un bâton pour agir, dissociant ce qu’ils font au travail de ce qu’ils croient par ailleurs. C’est désormais leur engagement personnel qui est recherché, afin qu’ils puissent s’investir indéfiniment. On parlera ainsi de l’exigence d’avoir des salariés « alignés », c’est-à-dire dont les comportements professionnels soient cohérents avec les croyances et valeurs personnelles. Des employés unifiés, donc, dont le corps comme l’esprit soient mobilisés pour et par leur entreprise. Celle-ci ne s’intéresse plus seulement aux compétences de ses membres, à ce qu’ils font, mais également à ce qu’ils sont, raison pour laquelle, d’une part, le savoir-être en vient à supplanter le savoir-faire en termes d’importance dans les évaluations annuelles.
Aux traditionnels facteurs de motivation extrinsèques, la culture d’entreprise est censée adjoindre un levier de motivation plus profond, plus durable, intérieur. On attend d’elle qu’elle fasse adhérer personnellement, et cela par un patient travail de persuasion s’opérant tant au travers du discours des managers que des formations, séminaires et autres documents de communication internes.
De fait, seul un salarié qui « y croit » vraiment ne comptera pas ses heures et mobilisera toutes ses forces, toute son énergie et toute sa créativité pour son entreprise. Il ne s’agit de rien de moins ici que d’amener les collaborateurs à « avoir foi » dans leur entreprise, et cela veut dire, de leur part, la défendre en toute circonstance et croire si possible sur parole ses représentants que sont les managers.
Si l’Entreprise a besoin de susciter chez ses salariés une telle foi en elle, en tant qu’entreprise, plutôt qu’en telle de ses orientations, c’est parce que celles-ci peuvent varier, au gré des changements de directeurs ou des retournements de marché. Le salarié modèle devient le salarié modelé, totalement engagé, déterminé, sans états d’âme, capable de ne pas se laisser détourner de l’accomplissement de son devoir économique par les éventuelles souffrances et dégâts sociaux. Mais quoi ? On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Savoir faire abstraction de toute considération personnelle, morale ou éthique, n’est effectivement pas évident, et c’est pourquoi c’est un métier, qui doit être laissé à des professionnels. Toutefois, comment ne pas voir, dans l’adhésion personnelle et inconditionnelle qui est aujourd’hui demandée en entreprise, une figure policée du fanatisme ?
Comment ne pas voir, surtout, la multiplication des cas de burn-out, d’épuisement psychique, à quoi conduit cet investissement total ? Que ce soit pour le salarié poussé à bout ou pour l’entreprise vampirisée par ses actionnaires, une même logique est à l’œuvre : non plus celle de l’exploitant mais de l’exploiteur, qui épuise ce qu’il exploite au lieu de le cultiver. Pour les entreprises comme pour leurs membres, la « culture de l’efficacité », portée à l’extrême, se révèle mortifère, culture de mort : incapable d’assurer à l’entreprise les conditions de son avenir. Combien d’entreprises ont été ainsi liquidées, par la mise en place d’une « culture d’entreprise » présentée comme plus professionnelle, plus exigeante, plus adaptée au temps présent, et dont le premier résultat fut de révéler son incapacité à cultiver dans la durée l’entreprise dans laquelle elle fut mise en place ? Par où l’on mesure la possible contrariété entre les sens objectif et subjectif du génitif, dans l’expression de « culture d’entreprise » : ce que cultive l’entreprise en chacun de ses membres, comme mentalité et comme type de comportement, n’est pas nécessairement ce qui cultive l’entreprise, dans la durée.
5. Ceci dit, s’il est bien une qualité dont savent généralement faire preuve les hommes et femmes d’entreprise, c’est l’adaptabilité, le pragmatisme. Aussi les professionnels de l’entreprise savent-ils tout à fait prendre en compte les limites même de leur « culture de l’efficacité » poussée à bout, et répondre aux problèmes qu’elle pose.
De fait, confrontée aux conséquences économiques des scandales dus à la multiplication des cas reconnus de souffrances au travail – dépressions, troubles musculo-squelettiques, etc. –, les entreprises s’efforcent aujourd’hui de trouver un meilleur équilibre entre le service de l’actionnaire et celui des salariés, en cherchant à mieux répondre aux besoins de ceux-ci. Elle affiche désormais avec ardeur ses valeurs et sa volonté, je cite, de « remettre l’humain au centre ».
Afin de voyager loin, elle saura prendre soin de sa « ressource humaine » : viser la santé - physique autant que psychique - de ses collaborateurs, ainsi que leur bien-être au travail.
Elle saura donner non seulement la qualité de vie au travail, mais aussi la liberté, du moins un sentiment de liberté, assimilé à l’autonomie professionnelle. Désormais orientée vers le soin des personnes, l’entreprise se donne les moyens de répondre à l’ensemble des besoins humains, tels que par exemple décrits dans la fameuse « pyramide de Maslow », chère aux managers et responsables des ressources humaines.
Elle mettra un soin particulier, notamment, à répondre à leur besoin en sens, besoin qui se manifeste avec d’autant plus d’intensité en entreprise qu’il se trouve aujourd’hui moins satisfait par la famille, la religion ou la politique. Dans sa sollicitude, l’entreprise saura même apaiser les angoisses métaphysiques, répondre aux questions existentielles de ses membres, en mobilisant les ressources des sagesses du monde, en particulier celle, contemporaine, du « développement personnel », qui apprend notamment à demeurer dans la paix par un détachement constant à l’égard de ce qui peut arriver de fâcheux.
Pour que rien ne trouble votre tranquillité dans l’accomplissement de votre devoir professionnel, si ce qu’il vous est demandé de faire vous pose un problème de conscience, vos managers ou cadres RH solliciteront l’aide d’un « accompagnateur », entendez, souvent, les services d’un coach qui, lui, nourri de « développement personnel » et de « programmation neuro-linguistique », pourra vous amener à réaliser que la cause de votre malaise réside dans un certain nombre de « croyances fondamentales », philosophiques ou religieuses, « limitantes », qu’il vous suffit de modifier, au moyen de techniques, pour vous sentir enfin pleinement en phase avec votre environnement de travail, et libérer ainsi du même coup votre progression professionnelle.
L’homme est bien « au centre » des attentions, lui pour le bien-être duquel l’entreprise investit dans la résolution des « dissonances cognitives » et la résorption des angoisses existentielles.
Mais ce n’est pas tout. L’entreprise s’avère même capable de réintégrer la recherche de l’absolu à son profit. La quête de perfectionnement intérieur de ses membres renforce leur fiabilité tout en évacuant de leurs préoccupations la question des finalités de l’entreprise. D’où des organisations paradoxales, dans lesquelles un « péché social » peut s’accomplir au moyen même de la recherche de vertu de leurs membres.
En faisant cela, l’entreprise tend à se constituer comme un lieu privilégié de l’accomplissement personnel, devenant capable de s’intégrer toutes les dimensions de l’existence. Nous assistons d’ailleurs à la résurgence de grandes utopies entrepreneuriales, de véritables projets de sociétés, dont témoigne l’élaboration actuelle de Cités d’entreprise, pour leurs salariés, de la part d’Apple, Google, Facebook ou Samsung. Dans les plus grandes entreprises, vous pouvez désormais vivre sans jamais en sortir, vous avez tout à disposition sur place : conciergerie, garderie, pressing, restaurant, jardin, salle de sport, logement, etc. L’entreprise se constitue ainsi en société totale, pourvoyeuse en sens et en bien-être : elle peut devenir l’alpha et l’oméga de votre vie, dans toute l’ambivalence propre à une idole, c’est-à-dire capable de vous contenter dans la mesure même où vous acceptez de lui sacrifier la totalité de votre vie.
6. L’entreprise produit donc, ad intra, une culture capable de satisfaire le besoin en sens et en absolu de ses membres, une culture auto-promotionnelle par laquelle elle se valorise en interne en vue de cultiver un fort engagement de son personnel.
Mais elle a aussi, si ce n’est d’abord, besoin de séduire à l’extérieur d’elle-même, pour capter une clientèle sans cesse plus large, raison pour laquelle elle génère une culture populaire de l’entreprise, s’aménageant dans les esprits un terrain favorable. Elle promeut activement dans l’ensemble de la société, que ce soit directement via des spots publicitaires, ou indirectement via des actions de lobbying, un discours valorisant non seulement telle ou telle marque, mais l’entreprise en tant que telle et, plus encore, les comportements qui, dès l’école, favoriseront l’insertion professionnelle en son sein, comme le sens de la compétition ou le travail en équipe.
Influer sur la culture populaire au moyen d’un usage massif de la publicité et du marketing sous toutes leurs formes (mécénat, lobbying, actions de « communication externe », créations de fondations, etc.), permet à terme aux entreprises d’orienter la demande vers ce qui leur est le plus rentable, avec cette conséquence qu’avoir une « culture client » consiste de moins en moins à répondre à une demande, à un appel venu de l’extérieur, mais bien plutôt à prédéterminer celle-ci, à travers le phénomène, devenu classique, de la « création de besoins ».
Agissant ainsi même sur ceux qui ne travaillent pas en son sein, façonnant les besoins de tout un chacun autant que l’environnement règlementaire, l’entreprise s’aménage le milieu social, politique et culturel dont elle a besoin pour prospérer. Aussi n’y a-t-il plus à proprement parler d’extériorité à l’entreprise : que vous soyez employé par elle ou simple citoyen exposé à ses messages, vous êtes déterminé par elle : vous êtes fait.
7. L’entreprise s’avère d’autant plus capable de répondre aux besoins de l’homme que, au travers de la publicité et du marketing, c’est elle qui désormais les suscite, en les renouvelant et en les orientant vers ce qui s’avère pour elle le plus rentable, les produits les plus reproductibles. Que ce soit par son influence grandissante sur ses propres membres ou sur ceux de la société civile, elle apparaît désormais de plus en plus capable de constituer ici-bas une société humainement satisfaisante, capable de contenter le besoin en sens, en bien-être, en sentiment de liberté, et même en dépassement de soi grâce à la recherche de perfectionnement personnel. De fait, pourquoi ne le pourrait-elle pas ?
Que l’homme puisse, par ses propres moyens, trouver satisfaction ici-bas sans Dieu, n’est-ce pas pleinement conforme au projet divin d’une Création autonome, reliée à Dieu non par le besoin mais par le désir ? La première œuvre du Christ est de nous libérer de lui-même. Le christianisme est la seule religion qui mette la liberté de l’homme au-dessus même de la conformité à la volonté divine : Dieu nous veut libres, y compris de Lui, car il n’y a que libres de l’aimer qu’on puisse l’aimer vraiment.
Sans doute, l’entreprise peut-elle parvenir à constituer une société composée d’individus galvanisés, adhérant inconditionnellement aux objectifs, quels qu’ils soient, que leurs fixent leurs leaders. Mais quelle différence, alors, avec une secte ? Une secte n’est-elle pas elle aussi une entreprise commerciale modelant les croyances de ses membres et mobilisée au profit d’intérêts personnels ?
Avec l’entreprise, nous avons sous nos yeux le type de société, peut-être celui de demain, qui, au terme d’une sélection des meilleurs, tend à n’être plus qu’exclusivement composé d’individus performants et fortement engagés. Une telle société peut être considérée comme idéale…pour ceux qui restent. Seuls les plus aptes y ont droit de cité. La diversité, si opportunément affichée, ne vaut que pour certains.
On ne s’efforce plus de cultiver les personnes pour les mettre à niveau, on les remplace, comme les pièces d’une machinerie, dès lors qu’on les estime usées ou obsolètes. Derrière l’apparence du tout-culturel, d’une croyance en la toute puissance de la culture à produire le type humain dont on a besoin, c’est donc en réalité à un renoncement à la culture à quoi nous avons affaire. On ne s’oblige plus à faire avec ce qu’on a pour en tirer le meilleur. Le salarié ne convient plus ? On en change. Certains s’avèrent peu performants ? On les supprime. Avec éthique, naturellement. L’exclusion doit se faire de manière civile. Nous ne sommes quand même pas des sauvages.
II
8. Des sauvages, non… mais des barbares ? Des barbares ignorant leur barbarie, parce que savante et cravatée. Serait-il encore humain, celui qui fonctionnerait infailliblement, obéirait sans ciller à tous les ordres, mais dont le cœur serait froid ? Que reste-t-il d’humain, en l’homme devenu invulnérable ?
Aujourd’hui comme hier, il ne manque pas de thérapeutes, à vouloir guérir l’homme de son humanité. Mais il n’est pire mal que de s’insensibiliser contre le mal. Le Christ n’est pas un anesthésiste. Loin d’apprendre à l’homme à se cuirasser contre le mal, comme l’enseignent les sagesses du monde et le « développement personnel », il est venu aviver notre souffrance face aux injustices, creuser notre insatisfaction. Il n’y a que la sagesse d’en haut pour oser proclamer « Heureux ceux qui souffrent », car ils ne peuvent souffrir du mal qu’à la mesure de ce qui leur reste de bonté. Malheureux en revanche, ceux qui n’en souffrent plus parce qu’ils s’y sont habitué, résigné ou insensibilisé ! Malheureux sont-ils, ceux qui se contentent de voir leurs besoins satisfaits, qui se satisfont de leur bien-être, car, ne demandant pas davantage, ils n’obtiendront pas plus.
Est-il, en fin de compte, souhaitable de façonner un homme conforme à nos souhaits, dont la performance n’aurait d’égale que l’impassibilité ? Est-il vraiment désirable de refaire l’homme à notre image ? Une entreprise aurait bien tort de se fixer pour objectif de « mettre l’humain au centre », si la figure de cet humain est celle d’un prédateur, d’un dominateur ou d’un exploiteur. Quand on place l’homme au centre, il ne tarde pas à se prendre pour le centre, et c’est ainsi que la nature se trouve progressivement réduite à l’environnement, à ce qui l’environne.
Pas plus qu’un individu, une entreprise n’est pas indéfiniment malléable. La culture des entreprises Michelin, Valrhona ou Décathlon, désigne les habitudes acquises censées leur conférer une colonne vertébrale leur permettant de se développer tout en demeurant fidèles aux fondamentaux de toute entreprise, de s’adapter aux circonstances tout en résistant aux séductions économiques du moment. De sorte qu’elles n’aient pas à se trahir pour réussir.
9. Qu’aurions-nous à faire de la réussite d’entreprises dont nous n’aurions qu’à rougir ? A quoi servirait à une entreprise, fut-elle française, auvergnate ou bretonne, de devenir la première capitalisation boursière mondiale si, pour y parvenir, elle devait trahir son intérêt social, bafouer l’inspiration de ses fondateurs et détruire son biotope économique et écologique ? Avoir la culture de son entreprise, ce n’est pas vouloir à tout prix qu’elle soit n°1, quitte à ce qu’elle bafoue, dans l’exploitation de la misère du tiers-monde, les principes fondateurs qui ont été les siens. Avoir la culture de son entreprise, n’est justement pas assimilable à un nationalisme entrepreneurial.
Une entreprise ne vaut rien par elle-même, je veux dire du seul fait d’être une entreprise. On en a connu de détestables. Une entreprise ne vaut ni plus ni moins que ce que valent les fins qu’elle poursuit et la manière dont elle s’y prend pour les atteindre.
C’est de cette réflexion de bon sens que la « culture du résultat » nous a éloignés. Parce qu’on absolutise le résultat, on considère que la fin justifie les moyens sans voir que les moyens conditionnent la fin. Or à quoi bon gagner si, par les méthodes utilisées, on a perdu les raisons que l’on avait de faire entreprise ?
10. L’entreprise aurait tort de se vouloir absolument déterminante, en elle et hors d’elle, des besoins, des comportements et des croyances, de chercher à supprimer tout obstacle du réel (celui de la nature humaine ou de l’extériorité du client) et de prétendre valoir par elle-même, comme si elle était un absolu, en se constituant en alpha et oméga de vies humaines. Elle est un tout qui ne doit pas se prendre pour le tout. Si la mère de Péguy rempaillait ses chaises avec un soin sans pareil, c’est parce qu’elle pouvait ne voir dans cet accomplissement qu’un pâle reflet d’une perfection incommensurable à celle d’aucune chaise bien rempaillée. Elle voyait cet incommensurable dans le plus humble des travaux. Elle pouvait y trouver une dignité surnaturelle, justement parce qu’elle ne la plaçait pas dans le rempaillage.
Si l’entreprise doit se reconnaître une extériorité, c’est parce que c’est une telle extériorité qui lui donne sens, unité et vie : ses clients. La vocation de l’entreprise, à la différence de la société civile où elle se développe, c’est d’être tournée non vers la satisfaction de ses besoins internes mais vers celle de ses clients. Si sociale que puisse se vouloir une entreprise, ce serait une erreur de penser qu’elle soit prioritairement faite pour servir les salariés. La considérer comme au service de ceux qu’elle emploie, voir en elle, par exemple, d’abord un moyen de créer de l’emploi, est une dénaturation qui la conduit aussi sûrement à la mort que son instrumentalisation par les actionnaires.
11. A vrai dire, il n’y a pas même lieu de se demander ce que vaudrait moralement une entreprise dont la culture interne aurait réussi à forger un type humain intégralement engagé, puisque ça ne prend pas. Le réel fait de la résistance.
Force est de constater qu’en dépit des efforts déployés pour conditionner les hommes et femmes d’entreprise, à grand renfort de « communication », de formations et de séminaires corporate, les salariés ne croient pas plus aux « valeurs » proclamées par leur entreprise, à ses codes éthiques et à sa « mission » affichée, que les Grecs ne croyaient à leurs dieux. L’idée d’un "amour de l’entreprise", où les salariés travailleraient parce qu’ils croiraient en elle, comme s’il s’agissait d’abord d’un projet politique, religieux ou philosophique, n’est qu’une fiction de DRH.
La tentative d’absolutisation de l’entreprise et de ses objectifs, comme s’il en allait de la vie ou de la mort, est une opération vouée à l’échec, parce qu’elle ne répond à aucune aspiration authentique à l’absolu. L’illusion, c’est de croire que l’on peut investir le relatif d’une absoluité qui ne lui appartient pas, de chercher à transformer l’entreprise en une espèce d’église. Il faut que l’entreprise accepte, de manière très rationnelle, de ne pas se substituer à l’absence de Dieu, sans quoi elle devient infernale. L’homme peut très bien se passer de Dieu, mais à condition d’en laisser vacante la place, de ne pas prétendre se substituer à lui, ni lui substituer rien d’autre.
La fiction d’une société commerciale à qui il faudrait tout donner ne suscitant pas l’adhésion recherchée, c’est in fine l’entreprise elle-même qui se trouve pénalisée, par l’engagement simplement apparent et limité qu’elle produit chez les salariés. Chercher à faire de l’homme un produit fini, made in Google, l’Oréal ou Samsung, entièrement déterminé, limité à ce que l’on veut qu’il soit, est par définition extrêmement limitatif ; cela ne l’incite pas à donner le meilleur de lui-même ni à contribuer autant qu’il le pourrait à son entreprise. Comme l’exprimait le général de Gaulle, aux idées sociales et économiques encore si fécondes, « pour un salaire calculé au minimum, on fournit un effort minimum, ce qui produit collectivement le résultat minimum [3] ». Actionnaires, dirigeants et salariés, tous calculent ce qu’ils investissent, dosent leur participation, proportionnent leurs efforts. La logique comptable se révèle être un mauvais calcul : loin de libérer le travail, elle le bride. Celui qui calcule, il sera calculé avec lui.
12. Puisque s’avère inefficace et coûteux le projet de refaire l’homme, c’est-à-dire de façonner un homme artificiellement mis en conformité avec les besoins supposés des entreprises, pourquoi exclure de revenir à la réalité ? Simplement parce que ce serait un retour ? Va-t-on s’interdire de partir de ce qui existe, uniquement parce que c’est une solution qui a déjà fait ses preuves ?
L’une des premières croyances dont il faut se déprendre est celle selon laquelle on ne pourrait dynamiser durablement une entreprise qu’en faisant de l’égoïsme un moteur, en excluant d’autres ressorts de l’action, pourtant bien réels, liés au désintéressement : le goût pour l’autodétermination, le souci de justice et l’amour du travail bien fait. Il y a beaucoup d’artisans qui gagnent très modestement leur vie mais qui préfèrent être leur propre patron. A quoi bon faire miroiter aux uns et aux autres un accroissement indéfini de la richesse matérielle, d’un gâteau que l’on pourrait d’autant mieux se partager qu’il serait plus grand, quand, en réalité, beaucoup de gens préfèreraient avoir moins de gâteau mais que ce soit le leur ?
C’est une évidence, que les gens ne travaillent jamais mieux que quand c’est librement. Redonner une dignité au travail, cela veut d’abord dire lui permettre de redevenir un bien en soi. Il faut empêcher l’appât du gain de nuire au travail, ce qui veut dire commencer par empêcher que les travailleurs ne soient empêchés de bien faire leur travail, en étant contraints de ne produire que ce qui suffit à être vendable.
Ce n’est pas puérilement pour la récompense que l’on travaille : la motivation du travailleur, c’est de faire le meilleur travail possible. L’argent n’est pas le moteur décisif.
13. Et quand bien même ce serait pour ça que les gens travailleraient, ou pour avoir un voisin à écraser, quand bien même tous les hommes, depuis toujours, seraient mus par la carotte et le bâton, par l’avidité, l’envie, l’orgueil, ce ne serait pas une raison pour l’encourager.
Là où il est besoin de culture, c’est précisément là où l’on reconnaît qu’il n’est pas satisfaisant de s’en tenir à l’homme tel qu’il se trouve être actuellement, factuellement, et qu’il convient au contraire de l’aider à devenir davantage lui-même, plus conforme à ce qu’il se veut et qu’il se peut. Hissant l’homme à hauteur d’homme, lui permettant de devenir plus humain, la culture ne détruit pas la nature, elle l’élève et la sublime.
S’il est besoin de culture d’entreprise pour éduquer, entre autres choses, à ne pas se laisser fasciner par l’argent, à ne pas d’abord travailler pour l’argent, alors il faut en tirer cette conséquence que le salaire ne devrait pas être le résultat du travail, mais sa condition.
14. L’homme qui a du mérite, c’est celui qui ne calcule pas, qui ne proportionne pas son effort à une récompense. C’est librement qu’il donne le meilleur de lui-même. Il n’est pas à vendre. La « récompense au mérite », c’est en fait « la culture du résultat », dont la focalisation exclusive sur le résultat suppose une indifférence aux moyens de l’atteindre, et c’est pourquoi la « culture du résultat » est en fait l’extrême inverse de la « culture du mérite ». L’expérience montre que celui qui a beaucoup de mérites a souvent beaucoup reçu, tandis que celui qui a peu de mérites a souvent peu reçu. L’effort déployé par celui qui est jugé « peu méritant » en termes de rentabilité peut être supérieur à ceux déployés par celui qui produit des œuvres jugées méritoires parce que rentables. La vraie récompense au mérite, c’est donc celle qui prend en compte les efforts. C’est pourquoi la justice ne demande pas que celui qui semble avoir beaucoup de mérites soit mieux rémunéré que celui qui en a peu.
Au reste, contrairement à ce que suggère le thème puéril de la « rémunération au mérite », il n’y a guère de résultat dont je puisse m’attribuer une si pleine responsabilité qu’il me soit permis d’en revendiquer un quelconque mérite. Qu’ai-je, que je n’aie reçu ? La conscience de ce que mon travail doit au travail de tous, au travail de tous ceux qui m’ont formé, de tous ceux qui m’ont précédé, de tous ceux qui m’ont accompagné, ne peut que me conduire à une remise en cause de toute velléité d’appropriation d’aucun mérite attaché à mon seul travail. Les plus méritants sont justement ceux qui ont le moins besoin de récompense, ce qu’ils estimeraient leur mérite se verrait assez payé de cette estime. Ils savent qu’en ayant fait de leur mieux, ils n’ont fait que leur devoir. C’est d’être trouvés méritant qui est leur récompense. Ils sont déjà gratifiés par la reconnaissance sociale qu’ils en retirent.
Comprenons-nous bien. Lorsque je dis que je profite du travail réalisé par mes prédécesseurs, mes professeurs et mes collègues, je ne dis pas pour autant que rien ne soit de moi, dans ce que je produis. Je dis juste que j’ignore quoi. Raison pour laquelle le travail de chacun est essentiellement l’affaire de tous.
Et, dans la mesure où mon travail n’est jamais exclusivement individuel, et ses fruits jamais dus à mon seul mérite, il ne saurait me donner aucun droit d’appropriation individuelle d’aucune part de ce qu’il aura pu produire. C’est en ce sens qu’une part inaliénable de propriété collective se justifie, comme condition de toute propriété individuelle.
Une telle appréhension du droit de propriété ne se comprend qu’à la lumière du sens nouveau que le christianisme a donné à la jouissance de la propriété. Cette jouissance n’a justement rien à voir avec celle d’une possession privative, exclusive de sa jouissance par d’autres. Si la propriété privée n’est pas opposable à la propriété collective, la seconde conditionnant la première, c’est que sa jouissance est tout entière ouverte à celle du partage qui se réalise dans une propriété commune, celle de ce qui ne peut que se partager sans se diviser, ni donc se posséder. Non plus qu’on ne possède un paysage, ni la richesse d’une perle de sueur ou de rosée. Non plus qu’on ne possède ni ne maîtrise l’incommunicabilité du beau. Non plus que ne se divise en se partageant nulle jouissance, plutôt qu’elle ne se multiplie. C’est à cette communauté de jouissance qu’est destinée à disposer la propriété privée. Ma jouissance, si elle était privative, demeurerait affectée de ce qu’un seul ne puisse en jouir. Sa privation me priverait, ne serait-ce que comme une restriction à la communicabilité de ma jouissance. Car il y a aussi une jouissance de ne pas posséder, qui est ce qu’on appelle, communément, l’amour. Les possédants ne s’imaginent pas que, pris au vertige de la splendeur de tel paysage ou de telle œuvre humaine, puisse manquer à ma joie de n’avoir personne en compagnie de qui la partager. Ils n’ont pas idée du miracle de ce partage entre tous qui, de lui seul, augmente la part de chacun.
15. L’Eglise fait péché non de profiter, mais de ne pas profiter assez. Or le profit que recherche l’homme obnubilé par son seul profit financier, lui profite-t-il vraiment ? Il renonce à consommer ses biens pour les accumuler indéfiniment. Ce faisant, il s’interdit d’en jouir [4] : il n’en a plus ni le temps ni le goût, tout occupé qu’il est à amasser [5]. C’est pourquoi pour le catholicisme, on est d’abord charitable en donnant l’exemple de la jouissance, donc en dépensant son argent, plutôt qu’en montrant des faces de carême. L’Église fait péché non de dépenser, mais de ne pas dépenser assez. La richesse doit circuler. Ce qui est mal, c’est la thésaurisation : l’argent est fait pour être dépensé en consommation, dans la consommation des fruits gracieux de la Création. Donner son argent est de l’ordre de l’action de grâce, de l’exultation ; la charité n’est pas l’altruisme.
Si Dieu a voulu que nous profitions de sa création, c’est pour que nous en jouissions pleinement, pour elle-même. Mais non comme des profiteurs, qui ne rendent au moins une part de ce qu’ils ont reçu et qui n’en savent pas gré à leur donateur.
A ne considérer la Création que pour elle-même, nous nous privons de la jouissance infinie à laquelle elle est censée préparer, et qui est la connaissance de la Source d’un tel bien, la raison d’un tel donné : l’Amour inconditionnel. Tristesse de ceux qui ne peuvent jouir que de ce qu’ils ont gagné, mérité, que de ce qui leur est dû. Ils demeureront dans l’ignorance de la véritable jouissance, fruit d’un don gratuit.
S’il peut y avoir un sens à cultiver l’entreprise, c’est non pas en son fonctionnement actuel qui bride les enthousiasmes et entretient la rétention des richesses par quelques-uns, mais afin de la rendre plus profitable, pour chacun, ce qui implique de la transformer radicalement.
L’actuelle concentration des richesses induit une réduction oligopolistique du nombre et de la diversité des entreprises, de sorte que tout ce que l’on fait aujourd’hui pour le capitalisme, on le fait contre l’entreprise : c’est la perversion dont il faut sortir. Un système économique dans lequel 62 personnes peuvent accumuler autant de richesses que le reste de la population mondiale, c’est un système qui tue les entreprises et se retourne aussi bien contre l’intérêt des clients que contre celui des employés. C’est un système qui marche sur la tête. Et quand quelque chose marche sur la tête, c’est là qu’il faut une révolution pour le remettre à l’endroit.
[1] Faut-il penser que sans recherche rationnelle de Dieu, voire sans point d’ancrage métaphysique, la culture ne peut à terme que se déliter et se faire « culture de mort » ? Une culture - au sens purement sociologique, descriptif, axiologiquement neutre - peut-elle subsister sans tension vers ce qui la dépasse ?
[2] Si l’on peut à bon droit parler d’un « culte de l’argent », c’est parce que l’argent n’est pas seulement une valeur, il est mesure de la valeur de ce qu’il permet d’acquérir, l’universel évaluateur en vertu duquel se proportionnent les uns aux autres tous les biens sans s’identifier lui-même (i.e se limiter) à aucun, ce qui en fait le meilleur substitut à la transcendance. C’est parce que l’argent est le médiateur universel de toute convertibilité comme de toute commensurabilité, qu’il peut le mieux prendre la place de l’Incommensurable. Toute sa valeur ne consistant que dans la représentation de sa valeur (il est indifférent qu’il s’agisse de bronze, d’argent…) et de ce que représente cette valeur dans l’esprit des hommes (comme possibilités d’échange : en une voiture, un voyage…), il est la première fiction, qui gouverne toutes les autres. (Je m’inspire ici librement d’un texte inédit de Pierre-Marie Hasse, auteur auquel je dois nombre de réflexions de la présente conférence, en particulier tirées de son ouvrage Le Cercle sur l’abîme. Eléments d’une théorie de la non-contradiction, éditions Thibaud de La Hosseraye, Paris, 2007, chapitres VI et VII notamment).
[3] Charles de Gaulle, discours de Saint-Etienne, 4 janvier 1948
[4] « Posséder n’est rien, c’est jouir qui fait tout. » (Stendhal, De l’amour, 35)
[5] « La névrose de l’argent empêche de jouir. » (Stéphane Osmont, Le Capital, Grasset, 2006)