Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 20 mars 2016
Conférence de conclusion, par Mgr Barthélémy Adoukonou, Secrétaire du Conseil pontifical pour la culture.
L’Afrique est abasourdie de voir un certain Occident en pleine tricherie avec ses propres principes culturels et en plein bégaiement avec la logique de sa foi dans le Verbe de Dieu incarné et rédempteur. La conférence de Mgr Adoukonou, partant d’un rapide état des lieux, s’emploiera à mettre en lumière le constitutif formel de ce qu’on appelle « culture », et la raison pour laquelle on ne peut pas y toucher sans ruiner toute vie dans son noyau le plus intérieur.
Les conférences sont retransmises en direct sur France-Culture et sur la télévision catholique KTO, et différé sur Radio Notre Dame et RCF.
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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 20 mars 2016 aux éditions Parole et Silence.
Culture et évangélisation
Cette conférence qui m’a été demandée au terme du Jubilé d’Or du Concile Vatican II porte significativement sur Culture et Évangélisation, autrement dit sur ce que l’on appelait Inculturation jusqu’à ce que, dans sa célèbre Conférence de Hongkong en 1993 [1], le cardinal Joseph Ratzinger ait exprimé sa préférence pour le terme Interculturalité, tout en maintenant l’usage du concept d’inculturation, entendu à la manière des Pères de l’Église, comme impliquant une « conversion transformante. » Vu la pertinence des propos que tenait le grand théologien, j’ai choisi de vous parler d’Inculturation/ Interculturalité. Il reste cependant vrai dans le fond qu’il s’agit toujours du grave problème que relevait Paul VI, il y a quarante ans, lorsqu’il écrivait : « Le divorce entre Évangile et culture est sans doute le drame de notre époque, comme ce fut aussi celui d’autres époques. » [2] C’était le caractère indispensable du travail d’inculturation qui était ainsi souligné. Saint Jean-Paul II disait dans sa Lettre au cardinal Casaroli : « Une foi qui ne devient pas culture est une foi qui n’est pas pleinement accueillie, entièrement pensée et fidèlement vécue. » [3]
Nous commencerons par clarifier comment se pose aujourd’hui la question de l’inculturation/interculturalité à toute l’Église (I). Nous verrons ensuite comment de l’Afrique provient un cas de figure particulièrement éloquent d’homme de culture comme Alioune Diop [4], qui répondait déjà à la question, en étant même en avance sur notre époque de mondialisation, par la profondeur pascale de la manière dont il comprenait et vivait la culture en rapport avec l’évangélisation (II). Nous nous demanderons enfin si on peut dépasser l’hybris contre laquelle Joseph Ratzinger/Benoît XVI a mis en garde l’Occident autrement que par une existence profondément enracinée dans la Croix, comme Alioune Diop nous semble en offrir le modèle (III).
I. Actualité de l’inculturation/interculturalité à l’échelle de l’Église universelle
Le cœur de notre drame d’hommes et femmes de la postmodernité, quarante ans après le diagnostic fait par Paul VI, c’est qu’il soit devenu comme une fatalité que la culture dans laquelle nous devrions faire l’inculturation de la foi soit une inter-culture caractérisée par une anthropologie sous la dictature d’un athéisme de rigueur. On s’interroge : quelle pourrait bien être la légitimité rationnelle d’une anthropologie que l’on voudrait simplement humaniste ? L’homme tout court ne serait-il pas, à la vérité trop court ? Et de quel droit peut-on imposer à l’humanité entière une anthropologie sans Dieu ?
Face à cette situation, beaucoup de cardinaux et évêques africains se sont interrogés dans un livre collectif, L’Afrique, nouvelle Patrie du Christ [5], pour savoir s’il est tout simplement conciliable avec la foi chrétienne de vouloir tenter la mission d’une évangélisation inculturée dans une culture du gender et du mariage homosexuel par exemple. Devant cette situation inédite de crise anthropologique particulièrement aigüe, on comprend sans peine que ces évêques en soient venus à prendre leurs responsabilités, en faveur de toute l’Église et de l’humanité entière, à travers ce livre, dont la finalité est en réalité celle-ci : savoir s’il est possible d’exclure la foi en Dieu et prétendre tout de même faire œuvre d’inculturation, sinon en tirer toutes les conséquences anthropologiques.
Mais continuons de nous interroger. Le drame des violences sectaires qu’on observe aussi bien chez les religieux (islamisme, fondamentalisme, djihadisme de toutes teintes…) que chez bien des penseurs occidentaux prosélytes d’une idéologie de la rationalité scientifique technique hors de son champ de validité, fait que tous nos contemporains cherchent fébrilement comment et où trouver une voie d’accès à la paix, c’est-à-dire la fin même que vise l’inculturation/interculturalité.
Nos contemporains se rendent compte aussi qu’en cas de conflit grave, lorsqu’on va en négociation, la table de dialogue est en réalité double : il existe un usage diplomatique de la parole, mais aussi et surtout un usage proprement dialogique, qui touche les profondeurs éthiques et mystiques de la personne humaine. C’est dans ces dimensions anthropologiques les plus intimes que les religions ont toutes quelque chose à nous apporter en vue du vivre ensemble et de la paix. En nous demandant :“En réalité, qui est le violent ?”, nous devrions nous demander si ce ne serait pas avant tout celui-là qui a fait la plus grande violence, en prétendant exclure Dieu de la vie du monde et de l’humanité. Et ce n’est qu’un apparent paradoxe si, à l’heure de la plus audacieuse mondialisation qui est celle de l’athéisme, les religions sont de partout invoquées à chercher avec l’humanité les chemins de la paix, en travaillant à approfondir la vérité de l’identité de Dieu.
Benoît XVI [6] a fait en 2005 un célèbre discours pour les vœux de Noël à la Curie romaine, où il propose une synthèse de sa pensée en cette matière. Ce qui ressort très nettement de toutes ses réflexions, c’est qu’il existe un pré-politique dont aucun peuple, aucune personne humaine, ne peut se passer, et dont une fausse connaissance, tant de la part des croyants que de la part des non-croyants, peut générer toutes sortes de violence. Un néo-kantien néo-marxiste de l’école de Francfort comme Jürgen Habermas [7], est tombé d’accord avec lui et est allé jusqu’à réclamer que les citoyens croyants soient admis au débat public, estimant que les valeurs dont les religions sont porteuses peuvent être élaborées, de concert même avec des citoyens non-croyants, pour être reversées au compte du bien commun de la société.
Par conséquent, malgré les développements de son maître Kant sur « La religion dans les limites de la raison pure » [8], et malgré l’importance de l’expérience de la révolution française dans la pensée de ce géant de la modernité, J. Habermas qui n’ignore guère la grande différence que présente l’expérience américaine par rapport à celle de la France, laisse entrevoir, d’accord avec Joseph Ratzinger/Benoît XVI, la possibilité d’un autre type de relation entre l’Église et l’État. Il faudra distinguer laïcisme et laïcité. Il pourrait aussi exister d’autres formes de laïcité en dehors de la française et de l’américaine, à moins qu’on ne considère les autres continents comme n’ayant rien à dire à l’échelle internationale. De nos jours, la question de la Culture et de l’Évangélisation, qui nous occupe ce soir, étend son spectre jusque-là. C’est pourquoi nous sommes tous urgemment invités à nous réinterroger sur notre propre idée de la culture, en la confrontant avec l’enseignement de Vatican II. Peut-être serait-il bon aussi de s’interroger sur des propositions de solutions pouvant venir d’ailleurs, de la part de ceux et celles qui ne tiennent pas pour allant de soi qu’il faille couper l’homme de Dieu pour qu’il soit libre, ceux-là qui croient que c’est dans la communion avec Dieu que réside la plus grande liberté de l’homme.
« L’ego, dit Jean-Luc Marion, n’est (…) pas par lui-même lui-même. Ni par l’appréhension de soi dans la conscience de soi (…), ni par un performatif (Descartes), ni par l’aperception (Kant), ni même par auto-affection (Henry) ou décision anticipatrice (Heidegger). L’ego n’accède pas à soi-même pour un autre (Levinas) ni comme un autre (Ricoeur) – mais il ne devient soi-même que par un autre. Autrement dit, par un don, car tout advient, sans aucune exception, par et comme un don. [Conf., I,20,31].(sic) » [9]
Rémi Brague écrit pour sa part :
« Pour tout homme, les ancres sont dans le ciel. C’est en haut qu’il faut chercher ce qui sauve du naufrage. » [10]
Ces voix qui retentissent de l’Occident rejoignent celles qui s’élèvent d’Afrique aussi pour exprimer d’une manière différente la même problématique. Une de ces voix d’Afrique nous semble être celle d’Alioune Diop.
II. Un modèle africain de rapport Culture-Évangélisation
Toute grande responsabilité historique suppose une certaine problématique de fond de la culture. Qui peut nous l’octroyer pour ce qui est de l’Afrique ? Bien sûr que l’Église d’Afrique écoute avant tout la Sainte Écriture et l’interprétation qu’en donne ou qu’authentifie le Magistère de l’Église universelle. Mais elle peut aussi écouter ce laïc, intellectuel engagé qui avait préparé le Concile Vatican II avec elle et l’y avait même accompagnée. Un colloque international vient de mettre en lumière sa figure culturelle d’exception. Il en ressort une singulière clarté.
Ce colloque a permis entre autres de dégager clairement la différence entre conservatisme rétrograde hanté par l’excavation de fausses antiquités qu’on confondrait avec la “culture”, une existence ouverte, dynamique, éprise d’initiatives historiques qu’on confondrait également avec la “culture”, pour nous frayer le chemin étroit mais sûr, qui conduit au cœur profond de la relation entre Culture et Évangélisation.
On ne saurait en douter : l’Afrique surabonde de jeunes et talentueux philosophes et théologiens qui tiennent sûrement quelque chose du fondateur de la Société Africaine de Culture (SAC), de Présence Africaine et de sa célèbre Revue, Alioune Diop, reconnu par les hommes de culture, écrivains et artistes africains, mais aussi européens, notamment français, comme la figure africaine par excellence de culture.
En regardant attentivement ce « père de la théologie africaine » [11], on s’aperçoit que la figure culturelle de cet homme de prodigieuse envergure déborde largement les figures de prise de conscience historique qui entraînent des prises de responsabilité. En effet, il reste toujours à poser la question du lieu de réception de soi de toutes ces brillantes et fulgurantes prises de conscience et de responsabilité historiques. À ce point précis, je m’interroge et je souhaite que vous vous interrogiez avec moi sur le lieu de réception de soi de Jean Alioune Diop. Il est apparu comme le témoin d’une différence importante d’avec ces autres figures de prise de conscience historique, lesquelles attestent toutes qu’en Jean Alioune Diop, se pressent une dimension ante-historique. N’est-ce pas ce que peut signifier l’embarras d’Aimé Césaire face au « Christ » d’Alioune ? Je pense pour ma part pouvoir traduire cet ante-historique en terme de culture comme expression du dynamisme de la nature. Quand en effet Alioune Diop affirme que « la culture est… de l’homme », il est bien évidemment en pleine conscience et responsabilité historique, mais sa propre existence humble et effacée, kénotique pour tout dire, le créditait aux yeux des autres d’un leadership absolument incontestable, qui est précisément de l’ordre de l’ante-historique, de l’ordre de la métaphysique. C’est ce qui me fait poser la question de savoir si l’inculturation/interculturalité sur laquelle nous portons l’attention, en recherchant le lien entre culture et évangélisation, n’aurait pas précisément sa clef dans l’approche de la culture qu’a eue Alioune Diop. Et quelle est cette notion de culture ?
Alioune Diop, en partant, me semble-t-il, du consentement à l’acte créateur de Dieu qui implique éthique et mystique, a pu contester à certains membres de la Société Européenne de Culture (SEC), le droit de trahir la culture, en en faisant un acte d’affirmation de puissance et de domination, et définit la culture sobrement mais puissamment comme « … de l’homme » [12]. Cet homme de culture africain a peut-être ainsi, sans prétention, apporté la tonalité culturelle à même d’influer sur le Concile Vatican II dans sa grande Constitution pastorale Gaudium et spes. Le Concile a en effet résolument déplacé l’accent de l’élitisme culturel sur la culture comme trait basique de l’homme, de tout homme, d’où l’affirmation de G.S. au n° 53, 1 : « C’est le propre de la personne humaine de n’accéder vraiment et pleinement à l’humanité que par la culture, c’est-à-dire en cultivant les biens et les valeurs de la nature. Toutes les fois qu’il est question de vie humaine, nature et culture sont aussi étroitement liées que possible. » Le Pape François reprenant cette affirmation conciliaire écrit à juste titre en paraphrasant saint Thomas d’Aquin : « La grâce suppose la culture, et le don de Dieu s’incarne dans la culture de la personne qui la reçoit [13]. »
Une telle vision de la culture ne peut rien laisser en l’état dans l’Église universelle, qui portera cette préoccupation anthropologique fondamentale propre à la culture dans tous ses autres documents. Nous savons par ailleurs que les paramètres de l’anthropologie chrétienne s’éclairent uniquement dans la lumière du mystère du Christ, dont le sommet n’est autre que sa mort-résurrection, c’est-àdire son mystère pascal. Dans la lumière d’une telle compréhension de la culture, le Concile lui-même, sans l’avoir expressément recherché, a inauguré le processus entier de mise en état d’inculturation de l’Église universelle par l’élaboration et l’adoption de la Constitution liturgique Sacrosanctum Concilium, donnant à penser que pour l’Église du Verbe incarné, c’est de son lieu éthique et mystique, de son identité pascale autrement dit, qu’elle doit vivre et se mettre en état d’inculturation. Tout ceci n’est compréhensible que si un accès à l’ordre métaphysique est possible. Or c’est ce qui paraît le plus difficile aujourd’hui, où l’on croit que la raison n’est qu’unidimensionnelle et la rationalité simplement technique.
Il est certes possible, comme c’est largement le cas autour de nous, de délaisser la métaphysique et de se projeter dans une scrutation sans cesse plus fine de l’espace de l’agir qui entraîne la créativité. C’est alors le jaillissement des utopies, essentiellement intramondaines et de plus certainement incapables d’aller au-delà de la contestation de l’oubli de Dieu qui représente aujourd’hui le cœur du drame de l’humanisme athée et de l’actuelle crise anthropologique. Notons que cet oubli de Dieu n’est pas attesté seulement en Occident avec son armature théorique impressionnante, mais aussi en Afrique où le Dieu que nous recherchons mais dont nous pouvons aussi facilement nous détourner, même sous nos dehors de religiosité flamboyante, est souvent celui qui doit répondre aux problèmes concrets de maladie, de mort, de misère, de catastrophes de tout genre. Il existe même en Afrique une mentalité sorcelleresque et une « inflation du religieux » dans les mailles desquelles Dieu peut être pris et oublié, tout comme dans le déisme des Lumières et de la Révolution française, il a pu disparaître derrière la déesse Raison.
Il est de suprême importance de rappeler ici que l’encyclique Fides et Ratio a, à juste titre, réhabilité la recta ratio, par-delà tous les systèmes philosophiques antiques, modernes et postmodernes. Grâce à la recta ratio, le dialogue avec les cultures et les religions traditionnelles est possible et même nécessaire, aujourd’hui autant qu’hier, voire davantage. Il faut ici absolument distinguer le niveau de la recta ratio, où l’Occident lui-même continue non seulement à admettre au dialogue Socrate et les présocratiques (espace métaphysique), mais aussi à faire des recherches archéologiques et à travailler à conserver les biens culturels qui sont les siens, jusqu’à ses archives.
Tout le développement, que nous venons de faire, nous permet d’affirmer que seule l’intuition de la culture comme consentement à l’acte créateur de Dieu, immédiatement traduit en éthique et mystique, est la notion la plus adéquate, quand il est question d’évangélisation. Il semble difficile, sinon même impossible, de partir d’une notion éclatée de la culture qui résulte de la fragmentation des sciences humaines et sociales pour accéder à l’évangélisation, en sautant à pied joint le détour par la métaphysique. Une tranche du monde occidental ne semble plus percevoir la nécessité d’un tel détour par la mise en oeuvre de la recta ratio, à quoi Joseph Ratzinger/Benoît XVI a constamment invité sous la forme de l’appel à la “raison élargie”. Benoît XVI lui-même écrivait : « La détresse de la philosophie, c’est-à-dire la détresse dans laquelle la raison a enfermé sa propre quête, est devenue détresse de notre foi. Celleci ne peut devenir libre si la raison elle-même ne s’ouvre pas sur des bases nouvelles. Si la porte de la connaissance métaphysique reste close, si les limites de la connaissance humaine fixées par Kant sont infranchissables, la foi en vient à s’étioler : il lui manque tout simplement l’air pour respirer. » [14]
En définitive, vouloir inculturer la foi chrétienne dans une vision anthropologique blessée par les différentes fractures de la philosophie de la subjectivité, depuis Descartes jusqu’à Husserl, en passant par Kant, nous paraît une gageure. Une telle inculturation/interculturalité qui mutilerait l’homme de la foi en Dieu et se mettrait, affolée, à inventer toute sorte d’utopies anthropologiques nouvelles (gender, mariage pour tous, légalisation de l’avortement, euthanasie, etc.), nous semble absolument incompatible avec la foi chrétienne que veut transmettre l’apôtre de l’Évangile.
III. Hybris et Kénose : suggestion de l’Église d’Afrique pour la nouvelle évangélisation
Plus d’un siècle et demi, voire deux siècles après la plus grande aventure missionnaire de l’Europe des temps modernes, nous sommes à l’heure des bilans, comme nous venons de le dire et cela coïncide providentiellement avec le Jubilé d’Or du Concile Vatican II [15].
La grande conception de la culture dont Jean Alioune Diop a eu l’intuition et dont nous venons de traiter n’a pas manqué – c’est une hypothèse de travail qui m’est propre –, de faire réfléchir la Société Européenne de Culture et toute la classe intellectuelle, ainsi que les hommes de culture occidentaux d’une manière large, depuis son inhabituelle mais très vive réaction au numéro 14 de la Revue Comprendre du XXe siècle [16]. La classe intellectuelle européenne – penseurs philosophes et théologiens notamment – ne pouvait pas ne pas s’en faire l’écho à cet événement ecclésial majeur, le Concile Vatican II auquel, comme nous l’avons dit, Jean Alioune Diop a apporté sa contribution significative. Nous avons découvert que pour lui, « la culture est de l’homme » et que le Concile lui a visiblement donné raison. C’est l’essentiel de ce sur quoi nous venons de réfléchir jusqu’à maintenant.
Mais l’Occident a-t-il entendu et est-il vraiment entré dans le jeu ? Jean Paul II a tenu à écrire, dans Mémoire et Identité (2005), 25 ans après son Discours à l’Unesco en juin 1980, que l’Occident avait boudé le cœur de son propos qui était un appel à « la défense et à l’illustration » de la culture, entendue comme « le plus grand attribut de souveraineté » des peuples. Benoît XVI de son côté a mis en garde ce même Occident contre l’hybris qui est sans doute une des causes majeures de la plus grande violence dans le monde de notre temps.
Si donc aujourd’hui s’élèvent des rumeurs de recolonisation ou de néo-colonisation au plan politique, économique, culturel, éthique, voire et surtout mystique [17], ne serait-ce pas une fois de plus une expression dramatique des effets de cette même hybris persistante ?
L’Église d’Afrique en tout cas pense accomplir une œuvre de fraternité envers toutes les Églises sœurs en leur proposant le modèle que le Seigneur a suscité de son sein, sans aucun mérite de sa part : un rapport de la culture à l’évangélisation comme le oui joyeux donné à l’acte créateur de Dieu qui met immédiatement en tension eschatologique vers la Croix glorieuse du Rédempteur de l’homme. Quand cela se vit vraiment existentiellement, comme cela semble être le cas pour Jean Alioune Diop, nous sommes invités pour ainsi dire à voir la kénose du Christ faire son œuvre de rassemblement eschatologique de l’humanité dans sa riche diversité culturelle. Alioune Diop pour toute la classe intellectuelle et pour les hommes de culture, artistes et écrivains de sa génération, est le rassembleur, parce qu’il vivait, me semble-t-il, la kénose du Seigneur. Aucune civilisation n’a pu coloniser la Croix rédemptrice. Nous voudrions inviter les Églises qui nous ont évangélisés à continuer avec nous, unis à toutes les générations de fidèles du Christ, passées et à venir, à confesser que la Croix du Christ est l’axis mundi, autour duquel tout gravite [18].
Au cœur de l’Année jubilaire de la Miséricorde, en ce dimanche des Rameaux, nous accompagnons le Christ dans son entrée à Jérusalem – entrée symbolique et néanmoins triomphale aux yeux de notre foi –, non pas avec notre religiosité flamboyante et folklorique, mais en vue de le suivre dans sa marche, douloureuse et cependant intimement joyeuse, vers cette kénose qui, par miséricorde, engloutit toute hybris. C’est la condition pour que le rapport entre Culture et Évangélisation, indiqué par l’Église au Concile, mais aussi plus modestement par cet humble laïc intellectuel engagé, Jean Alioune Diop, ne reste pas une simple vue théorique récupérable comme “humanisme”, alors que l’anthropologie est malade précisément de n’être que simple humanisme. Soyons d’accord avec le cardinal Robert Sarah pour dire à la vérité : « Dieu ou rien ».
[1] Joseph RATZINGER, Christ, Faith and the Challenge of Cultures, 1993.
[2] PAUL VI, 1975, Evangelii Nuntiandi, n° 20, 1975.
[3] JEAN-PAUL II, Lettre au cardinal Casaroli pour la Fondation de Conseil Pontifical de la Culture, 18 mars 1994. (Cf. Discours 16 janvier 1982).
[4] Léopold Sedar Senghor l’a surnommé le Socrate noir : Philippe VERDIN, Alioune Diop. Le Socrate noir, Lethielleux, Paris, 2010.
[5] L’Afrique, la nouvelle Patrie du Christ, Synode sur la Famille, Contributions de Pasteurs africains, Paulines, Abidjan 2015.
[6] 6. Joseph RATZINGER/BENOÎT XVI, Église, OEcuménisme et Politique, Fayard, 1987 ; Christ, Faith and the Challenge of Cultures (1993) que l’on subsume souvent en Inculturation ou Interculturalité ? ; L’Europe, ses fondements aujourd’hui et demain (San Paolo 2004) ; Foi, Vérité et Tolérance, Parole et Silence, 2005 ; Raison et religion. La dialectique de la sécularisation, Salvator, 2008.
[7] Jürgen HABERMAS est notamment l’auteur de la Théorie de l’agir communicationnel.
[8] Emmanuel KANT, Die Religion innerhalb der Grenzen der bloßen Vernunft (La religion dans les limites de la raison pure), 1794.
[9] Jean-Luc MARION, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Puf, Paris 2008, p. 381-384.
[10] Rémi BRAGUE, Les ancres dans le ciel. L’infrastructure métaphysique de la vie humaine, Seuil, Paris, 2011, p. 131.
[11] Paulin POUCOUTA, Article Alioune Diop, in Dictionnaire des théologiens africains.
[12] Alioune DIOP, « La Revue Comprendre n° 14, Présence Africaine n° 4, octobre 1955, p. 93-94 »
[13] FRANÇOIS, Exhortation Apostolique Evangelii Gaudium, n° 115.
[14] Joseph RATZINGER/BENOÎT XVI, Foi, Vérité, Tolérance, Parole et Silence, 2005, p. 141.
[15] A ma connaissance, l’Eglise d’Afrique n’a pas fait officiellement un bilan de Vatican II. Mais il y a eu le Colloque de la CENCO-RDC sur le Décret missionnaire Ad Gentes qui a rassemblé des participants de tous horizons. Sous un angle moins officiel, Présence Africaine-Sénégal, avec le parrainage du Conseil Pontifical de la Culture, a tenu un colloque international qui, de l’avis de tous, a été d’une pertinence théologique très rare et de nature à renouveler la problématique qui nous a rassemblés ce soir : Culture et Evangélisation.
[16] Note 12.
[17] Achille MBEMBE, De la post colonie, Karthala, Paris, 2000.
[18] Crux stat dum volvitur mundus.