De l’Église orthodoxe grecque aux Églises orthodoxes grecques Père Jérôme Bascoul
En effectuant une plongée dans le dialogue entre orthodoxes et catholiques, qui soulève les questions concernant le dialogue œcuménique dans son ensemble, nous portons notre regard sur l’histoire de l’Église orthodoxe en Grèce moderne et sur ce qui s’est joué dans ses rapports d’Église nationale avec l’Église orthodoxe grecque du patriarcat de Constantinople.
En effectuant une plongée dans le dialogue entre orthodoxes et catholiques, qui soulève les questions concernant le dialogue œcuménique dans son ensemble, nous portons notre regard sur l’histoire de l’Église orthodoxe en Grèce moderne et sur ce qui s’est joué dans ses rapports d’Église nationale avec l’Église orthodoxe grecque du patriarcat de Constantinople. Le premier siège « grec » est le Trône œcuménique de Constantinople, qui au IVe siècle devient la nouvelle Rome, comme capitale de l’Empire romain. À partir du VIe siècle, la tradition byzantine développe une ecclésiologie des Églises locales au niveau des patriarcats, dénommée pentarchie, contre les prétentions à la suprématie pontificale exprimée par le concept de primauté, concept commun, mais dont les contours diffèrent chez les orthodoxes et les catholiques. La reconnaissance d’un ordre de préséance, Rome, Constantinople, Jérusalem, Antioche et Alexandrie, n’a pas empêché les divisions ecclésiales, consommées pour des raisons théologiques mais surtout politiques. La pentarchie n’est pas une panacée puisqu’il y a aussi des Églises en-dehors de l’Empire romain, comme l’Église apostolique arménienne, qui a reçu la liturgie de saint Jean Chrysostome mais a développé ses propres traditions rituelles, à partir de la culture hellénistique. À la suite des crises d’Ephèse et de Chalcédoine, des portions importantes de chrétiens de tradition culturelle syriaque et copte se sont détachées de l’influence hellénistique, dont le foyer est Constantinople. Les parties restées fidèles à l’hellénisme et à la foi de Chalcédoine, en Syrie et en Égypte, reçoivent l’appellation d’Églises orthodoxes grecques d’Antioche, d’Alexandrie ou de Jérusalem.
L’Église de Grèce est une juridiction autocéphale canonique de l’Église orthodoxe
Pour parler de la seule Église de Grèce, la qualifier d’Église orthodoxe grecque est insuffisant : il faut préciser que l’on parle de l’Église orthodoxe autocéphale de Grèce. Le chef de cette Église porte depuis 1923 le titre d’Archevêque d’Athènes et de toute la Grèce ; il est assisté du saint Synode qui, comme dans chaque Église orthodoxe autocéphale, élit le protos de l’Église et gère les affaires communes. Au XIXe siècle, après une guerre insurrectionnelle contre l’Empire ottoman, et avec le soutien des puissances occidentales, la Grèce devient en 1830 un État. Dans ce cadre géopolitique nouveau, l’Église déclare son autocéphalie en 1830, mais celle-ci ne sera ratifiée par Constantinople qu’en 1850. La question ecclésiale se combine avec la question des rapports entre l’État grec moderne et Constantinople, capitale de l’Empire ottoman. Ce qu’on appelle le panhellénisme consista pour les nationalistes grecs à dégager un foyer national grec, non seulement sur les territoires ottomans, mais aussi sur les territoires albanais, serbes et bulgares.
La multiplication des Églises nationales dans le monde orthodoxe
L’Église orthodoxe du patriarcat de Constantinople est grecque, comme l’Église de Rome est latine. Mais si le latin comme culture et comme langue a donné la diversité des cultures européennes, le grec est à la fois la langue d’une nation et une culture, l’hellénisme comme culture est plus large que la nation grecque. Quand l’Église implante la foi dans des cultures et des peuples, elle fait œuvre d’inculturation en traduisant l’Écriture et en adaptant la liturgie. Cependant ce principe, illustré par l’œuvre de saint Cyrille et saint Méthode auprès des Slaves, se heurte aux limites qu’impose la nécessité politique du contrôle des populations. Ainsi, en Orient, le haut clergé fut toujours grec dans les parties slaves de l’Empire byzantin, puis de l’Empire ottoman. Les chrétiens en Orient, quand ils étaient orthodoxes byzantins et dans l’orbite de l’Empire ottoman, étaient sous la juridiction civile et religieuse du patriarcat de Constantinople ; ce fut le cas des Bulgares, par exemple. Les communautés peuvent être arabophones, serbe, bulgare… Elles sont administrées religieusement par un haut clergé grec.
L’ouverture de l’Empire ottoman et les conséquences pour le patriarcat de Constantinople
L’Empire ottoman va évoluer d’un régime théocratique vers une constitution libérale. Cela permet à toutes les Églises de l’Empire ottoman, par la grâce du Hatti-Humayoun du 18 février 1856, firman du sultan mis au point par Ali Pacha (1815-1871), de donner l’égalité des droits à tous les sujets de l’Empire.
Après la Grèce, les courants nationaux balkaniques s’émancipent, non sans violence : la guerre de Serbie de juillet 1876 et les massacres en Bulgarie du 9 août 1876 (de chrétiens par des musulmans, notamment les Bachi Bouzouks) aboutissent au traité de Berlin de 1878, qui règle momentanément les turbulences des Balkans et du Caucase. La politique ecclésiastique de la Porte (gouvernement ottoman) consistait à favoriser dans tout l’Empire la hiérarchie hellène : que les communautés soient slaves, caucasiennes ou arabes, les évêques sont grecs. Le patriarche de Constantinople se voit « attaqué » par les puissances occidentales qui favorisent la politique uniate du Vatican et par l’Église russe qui veut s’imposer sur tous les orthodoxes d’Orient. Les orthodoxies nationales aspiraient à l’autocéphalie, à se doter d’un haut clergé d’origine local et à avoir des institutions indépendantes, sans pour autant dénier au patriarcat œcuménique son statut d’Église Mère. À la faveur du Hatti Humayoun, le patriarcat s’organisa en une administration plus efficace, en développant les commissions synodales. C’est sous son impulsion que le calendrier grégorien fut adopté en 1923 à Constantinople ; l’Église l’applique pour les fêtes fixes (Noël, Annonciation, Epiphanie, Transfiguration, notamment) ; une minorité intégriste, les vieux calendaristes, le refuse.
L’Église orthodoxe dans l’État grec
La Grèce moderne renonça à l’hégémonie culturelle et ecclésiastique sur l’Orient hellénistique, comme la Turquie moderne renoncera à l’hégémonie sur l’Orient arabe. Le patriarcat de Constantinople, lui, n’a jamais renoncé facilement à sa perte d’influence sur les Églises grecque, serbe, bulgare ou roumaine. La création de l’État grec et d’une Église nationale grecque n’entrait pas dans la pratique et la mentalité de Constantinople qui ne permit jamais à Athènes de devenir un patriarcat, alors qu’elle fut obligée de le concéder aux Églises orthodoxes slaves détachées d’elle. Ainsi l’organisation territoriale des diocèses situés sur le territoire de l’État grec est-elle l’héritage de cette situation.
– 44 métropoles ou diocèses dépendent de la juridiction d’Athènes depuis l’indépendance de 1830.
– 36 métropoles, situées au nord (Thrace, Macédoine, Épire, les Îles de Lesbos et de Chios pour les plus connues), sont des diocèses dépendant de la juridiction de Constantinople, mais sont administrés de fait par Athènes depuis la Guerre balkanique de 1913 et avec l’accord de Constantinople en 1928. Ce sont les Nouvelles terres, La décision unilatérale du synode de l’Église de Grèce d’élire des titulaires pour ces sièges a entraîné un conflit avec le patriarcat œcuménique.
– L’Église de Crète est autocéphale depuis 1898 et dépend de Constantinople, mais la Crète fait partie politiquement de l’État grec depuis 1913.
– Les Îles du Dodécanèse dépendent de Constantinople, et sont dans l’État grec depuis 1946.
– La République monastique du Mont Athos est autonome et dépend de Constantinople. L’État grec lui garantit un statut particulier.
À travers l’histoire, nous voyons comment s’articulent principes ecclésiologiques et réalité politique. Dans l’orthodoxie comme dans le catholicisme, la nation peut constituer une Église, comme l’affirme d’ailleurs le canon 34 des Apôtres auquel se réfère continuellement la tradition orthodoxe. Mais cette règle n’est pas la consécration du concept « d’Église nationale », que l’orthodoxie condamna sous le nom de phylétisme après la revendication de son autonomie par l’Église Bulgare au XIXe siècle dans le cadre de l’Empire ottoman. Le protestantisme qui, lui, semblait pouvoir s’accommoder de ce principe national, sauf pour une minorité de « libristes », est, lui aussi, passé à un régime de séparation.
L’unité et l’unicité de l’Église mises à l’épreuve dans l’orthodoxie
L’orthodoxie se compose de quatorze juridictions qui se reconnaissent en communion les unes avec les autres. Il y a donc des Églises orthodoxes qui ne sont pas dans la communion orthodoxe, comme celle du patriarcat de Kiev, l’Église orthodoxe du Monténégro, les deux Églises orthodoxes en Estonie reconnues, l’une par le patriarcat de Moscou, l’autre par celui de Constantinople, ou enfin l’Église orthodoxe russe aux États-Unis. La reconnaissance de la communion est signifiée au cours de la divine Liturgie par la lecture des dytiques où est consignée la liste des chefs des Églises avec lesquelles il y a communion. Mais, s’il n’y a pas de pleine communion, il reste la qualité d’Église que l’on reconnaît ou non à d’autres groupes chrétiens. L’Église catholique reconnait l’ecclésialité des Églises orthodoxes et les qualifie d’Églises Sœurs. Il en va de même pour les anciennes Églises orientales ; quant aux communautés chrétiennes occidentales séparées de l’Église catholique, cette dernière leur reconnaît des éléments d’ecclésialité et ne qualifie pas de manière exhaustive celles qui sont Églises et celles qui sont Communautés ecclésiales.
L’Ecclésialité des autres Églises vue par l’Église orthodoxe
L’ecclésialité des autres Églises vue par l’Église orthodoxe est le point délicat ; pour beaucoup d’orthodoxes qui inclinent au dialogue œcuménique, c’est un recul. En effet, il n’y a pas que l’Église orthodoxe qui puisse prétendre être une Église. Bien sûr, par commodité, on peut parler d’Églises pour désigner les autres chrétiens, en restant au plan historique ou sociologique, mais il s’agit ici de la définition théologique : quelle Église est confessée par le Credo de Nicée ? Où la reconnait-on ici-bas ? Pie XII, dans sa belle encyclique sur le Corps mystique du Christ, avait fait sortir l’Église catholique de son enfermement dans son autodéfinition de société parfaite, pour repartir de l’analogie paulinienne du corps. Il affirmait : « On ne peut rien concevoir, en effet, de plus glorieux, de plus noble, de plus honorable que d’appartenir à l’Église sainte, catholique, apostolique et romaine » : la romanité se trouvait indûment accolée aux notes de l’Église. Le Concile Vatican II élargira cette vision et permettra à l‘Église catholique de reconsidérer l’ecclésialité des autres groupes de chrétiens. L’identification de l’Église orthodoxe avec l’Église une, sainte, catholique et apostolique ne fait pas disparaitre la question dans l’orthodoxie, à partir du moment où elle affirme toujours promouvoir l’unité des chrétiens. Voici donc, sur le dialogue avec les autres chrétiens, le texte voté au Concile panorthodoxe de Crète, en juin 2016. Si la question de sa représentativité est posée à cause de la défection de quatre Églises autocéphales sur les quatorze, il reste un événement significatif.
L’ecclésiologie horizon du dialogue œcuménique
Pour le Concile panorthodoxe de 2016, les textes proposés ne pouvaient être amendés qu’aux marges. Le texte sur les relations avec les autres chrétiens fut modifié dans un sens plus restrictif concernant l’ecclésialité des autres chrétiens.
« D’après la nature ontologique de l’Église, son unité ne saurait être perturbée. Cependant, l’Église orthodoxe accepte l’appellation historique des autres Églises et Confessions chrétiennes hétérodoxes qui ne se trouvent pas en communion avec elle, mais elle croit aussi que ses relations avec ces dernières doivent se fonder sur une clarification aussi rapide et objective que possible, de la question ecclésiologique dans son ensemble et, plus particulièrement, de l’enseignement général que celles-ci professent sur les sacrements, la grâce, le sacerdoce et la succession apostolique. Ainsi, pour des raisons tant théologiques que pastorales, elle est favorablement disposée à prendre part au dialogue théologique avec les autres chrétiens au niveau bilatéral et multilatéral, et, plus généralement, à participer au Mouvement œcuménique des temps modernes, dans la conviction que, par le dialogue, elle apporte un témoignage dynamique de la plénitude de la vérité en Christ et de ses trésors spirituels à tous ceux qui sont à l’extérieur de celle-ci ; elle a pour objectif d’aplanir la voie menant vers l’unité. »
Le texte du projet disait : « D’après la nature ontologique de l’Église, son unité ne peut pas être perturbée. L’Église orthodoxe reconnaît l’existence historique d’autres Églises et Confessions chrétiennes ne se trouvant pas en communion avec elle ».
On voit que l’affirmation de foi à propos de l’unité et de l’unicité de l’Église du Christ et de sa localisation ici-bas ne peut pas être évitée, ne serait-ce que pour faire triompher la vérité, ou au moins pour lui rendre témoignage. Même les plus intransigeants des orthodoxes, qui n’envisagent que le retour des schismatiques et des hérétiques par la pénitence, ne peuvent nier les qualités chrétiennes des martyrs, par exemple. Vouer tous les chrétiens non-orthodoxes aux enfers n’est qu’une facilité intellectuelle qui ne peut que retarder le dialogue dans la vérité et la charité.
L’ecclésiologie est donc l’objet du dialogue et, en particulier, le lien entre Église et ministères ordonnées. Si la théologie catholique de l’épiscopat comme source du sacrement de l’ordre s’est affirmée depuis Vatican II, sous l’influence des orthodoxes, et que les protestants sont devenus plus sensibles à la question des ministères, la nature divino-humaine de l’Église doit encore être clarifiée et conduite jusque dans ses conséquences sur la nature des ministères institués. L’enjeu étant bien de pouvoir reconnaître une autre Église comme une Église Sœur.
Un point du dialogue catholique-orthodoxe sur le rapport Église universelle et Église locale et sur la différence entre synodalité orthodoxe et collégialité catholique
Le père Amphilochios, dans sa thèse récente, affirme et démontre les différences qui fondent la synodalité orthodoxe et la collégialité catholique, telle qu’elle s’exprime depuis Vatican II. Tout en rappelant que la théologie des Églises ne correspond pas toujours à leur pratique, on a coutume d’entendre les reproches orthodoxes adressés à l’Église catholique, qui sont aussi ceux d’une autocritique catholique.
– L’Église catholique privilégie la primauté sur la conciliarité, ce qu’on qualifie d’universalisme.
– Elle affirme le christonomisme qui néglige la pneumatologie dans l’ecclésiologie.
– Elle a une vision pyramidale de l’Église comme société parfaite (pape, évêques, prêtres et fidèles) et
– une vision juridique de l’Église avec les notions de juridiction et pouvoir d’ordre.
– L’Église catholique professe un monophysisme ecclésiologique, où l’Église est considérée seulement comme corps du Christ, méconnaissant la communion des Personnes égales selon leur nature et leur dignité, au profit de la subordination. La communion doit être celle des personnes et non une agrégation d’individus.
Sur ce dernier point, l’ecclésiologie orthodoxe exprime comme une communion d’Églises locales réunies autour de l’évêque, où chacune d’entre elles exprime pleinement la catholicité de l’Église une. Vatican II rééquilibre son ecclésiologie « universaliste », en donnant toute son écclésialité à l’Église diocésaine, sans renoncer au service de la communion exercé par l’évêque de Rome en vertu d’une mission spécifique dont le fondement pétrinien est évangélique. Si Zizioulas salue le tournant de Vatican II, il maintient ses positions sur l’Église catholique :
« Le principe relationnel s’applique à la structure de l’Église tant au plan local qu’au plan universel. Une communauté qui serait isolée du reste des communautés ne saurait prétendre à un statut ecclésial. Il n’y a qu’une seule Église dans le monde, bien qu’il y ait en même temps de multiples Églises. Ce paradoxe se trouve au cœur d’une ecclésiologie de communion. Ce qui là encore se trouve en jeu n’est autre que le juste rapport entre l’un et le multiple. (Cf. Canon 34 des Apôtres). Comment doit-on le déterminer en théorie et dans la pratique ? Au point de vue de la théologie, nous avons affaire ici à une véritable synthèse entre christologie et pneumatologie, ce qui permet également de comprendre le rapport des « un »-« multiple »-« les Trois » à l’intérieur de la Sainte Trinité. Le Saint Esprit particularise le corps unique du Christ en faisant de chaque Église locale une Église pleinement catholique. Toutes les fois que la pneumatologie s’affaiblit ou se subordonne à la christologie (dans une sorte de filioquisme ecclésiologique), alors l’Église se soumet forcément à une structure ecclésiale universelle ; ce qui est très dommageable pour la koïnonia du Saint Esprit. » Ensuite, Zizioulas fait mention de la dérive contraire qui voudrait que la christologie soit subordonnée à la pneumatologie : l’Église locale comme « électron libre », non reliée à l’Église universelle [1] . »
Cette citation est à mettre en perspective avec le débat entre Kasper et Ratzinger à propos de la priorité de l’Église universelle sur les Église locales et du résumé de l’ecclésiologie de Vatican II, qui se revendique d’une ecclésiologie de communion.
Il faut regarder ensemble la tradition commune, sans nous faire la leçon, mais en stimulant mutuellement notre recherche. Toute les Églises connaissent un écart entre la théologie professée et celle qui est vécue effectivement. Si l’Église est le corps du Christ animé par l’Esprit, elle ne cesse de se laisser transformer par la grâce. Puissent ses enfants laisser infuser en eux un véritable esprit de charité pour découvrir ensemble la Vérité et lui rendre témoignage.
Père Jérôme Bascoul
[1] Jean Zizioulas, L’Eglise et ses institutions Chapitre : « L’Eglise comme communion » interdépendance absolue de personnes en communion