Droit, Liberté et Foi – Transmission, mémoire et perspectives économiques
Mercredi 16 octobre 2013. Lire la conclusion de Mgr Jérôme Beau, évêque auxiliaire de Paris.
Présidence et introduction : Mme Christiane Feral-Schuhl, bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris.
Avec Mme Christiane Feral-Schuhl, bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris ; M. Michel Rollier, dirigeant d’entreprise ; Mme Elisabeth Grosdhomme Lulin, ENS, ENA, inspecteur des finances, présidente de « Paradigmes et caetera ».
Conclusion : Mgr Jérôme Beau, évêque auxiliaire de Paris, président du Collège des Bernardins.
Madame le Bâtonnier, Mesdames et Messieurs,
Conclure ces 3 séances sur la « La transmission est-elle en crise » est un exercice difficile. A la fin de la 2e séance, un certain nombre d’entre vous m’ont souligné un pessimisme ambiant et espéré un peu plus d’optimisme pour cette rencontre. Cette question de la crise de la transmission n’est pas une question d’optimisme ou de pessimisme, elle est celle d’un choix et d’une décision pour chacun et chacune d’entre nous.
Transmettre c’est refuser d’enfermer la réalité dans un immobilisme du temps, des valeurs, des modalités de vie. La transmission c’est, pour une part, faire le deuil de ce que nous avons nous-mêmes vécu et du monde dans lequel nous avons habité. Si pour transmettre nous nous refusons à ce deuil du présent, nous ne donnerons pas la vie et laisserons la génération suivante orpheline de la précédente.
Qui sommes-nous si ce n’est, pour une part, ce que nous avons nous-mêmes reçu ? D’abord la vie, ce que nos parents nous ont donné, ce que l’histoire a façonné en nous, ce que nos professeurs et nos éducateurs nous ont transmis. Qui sommes-nous si ce n’est ce que nous avons essayé de donner, de partager sans vouloir garder pour nous ce que nous avons découvert. Ce que nous gardons pour nous, c’est ce qui nous fait mourir en croyant que c’est ce qui nous fait vivre. La transmission c’est accepter de faire le deuil de ce que nous avons reçu et d’avoir une dette envers ceux qui nous donnent.
Au cours de ces séances de Droit Liberté Foi, nous avons mis en valeur la crise de la transmission en soulignant un certain nombre de ruptures. Nous vivons aujourd’hui dans un monde de ruptures étonnantes. Certes, j’entends bien que beaucoup parlent de la génération des jeunes comme d’une génération orpheline, sans testament, à qui une génération a refusé de transmettre. C’est une vraie question pour la génération des parents qui est ainsi accusée de ne pas avoir voulu transmettre ce qu’elle avait elle-même reçu. Il me semble que cette argumentation est fausse ; les ruptures que nous vivons sont des ruptures d’abord du passage d’une culture à une autre, je ne vous transporterai pas pour voir ce qui se passait en 1914 mais nous repérons bien que la rupture de génération tient du passage d’un monde rural à une génération qui est issue de la ville. Nous sommes passés d’hommes et de femmes pour qui l’horizon était celle du canton à l’horizon du monde. C’est une rupture d’un monde culturel homogène à un monde pluriculturel, d’une France décrite comme une société catholique à une société pluri-religieuse. Avec la question du dialogue interreligieux, nous voyons bien qu’il y a une série de ruptures et je pense que lorsque nous parlons de la crise de la transmission, nous parlons de rupture de manière de vivre. La question du numérique montre bien que nous sommes dans une période de rupture, aussi dans la technique et dans la communication.
Cette période nous pose à la fois des paradoxes et des critères d’interprétation. Le premier paradoxe est celui de l’individualisme montant. Les personnes, et non la culture, sont de plus en plus narcissiques. La semaine dernière, nous avons évoqué le fameux slogan publicitaire « Je le vaux bien », qui implique que « l’on a droit à » et illustre ce narcissisme grandissant. En même temps, le paradoxe est que ce sont ces mêmes personnes qui sont les plus généreuses. C’est une génération qui est prête à s’engager dans des actions de gratuité et de service pour l’autre d’une façon étonnante. Il y a un paradoxe entre les ruptures auxquelles nous sommes confrontées et les espérances qui surgissent si nous prenons ces ruptures comme des ponts pour construire un monde nouveau et meilleur.
Ce n’est pas rien que ceux qui obtiennent les meilleurs résultats aux tests de connaissance puissent être de l’Indonésie, de l’Europe ou du continent américain : cela montre bien que ces ruptures peuvent être des ponts d’avenir qui ne nient pas la transmission mais qui reçoivent la transmission dans un monde et un univers différents, difficiles à saisir pour les générations qui n’en sont pas issues mais qui donnent aux générations qui y sont nées de pouvoir le comprendre d’une façon nouvelle. Passer d’une crise de la transmission à une confiance en ce monde qui se construit demande que nous croyions en l’avenir.
Croire en l’avenir c’est savoir ce que nous voulons construire. Il ne s’agit pas de transmettre comme nous transmettons un objet de musée, il s’agit de transmettre un idéal pour le monde d’aujourd’hui et de demain.
Croire en l’avenir, c’est savoir ce que je veux donner, ce que je veux construire, ce que je veux faire advenir pour le monde de demain, c’est croire en la génération qui nous suit, avoir confiance en elle. Une société qui laisse un pourcentage important de ses jeunes au chômage ou à des stages mal rémunérés est une génération qui a refusé de transmettre, qui ne croit pas en l’avenir. La vraie question est là, ce n’est pas une crise de la transmission mais une crise de la foi en l’avenir.
La confiance est le deuxième élément souligné par Monsieur Michel Rollier. Faire confiance, être digne de la confiance, recevoir la confiance. Parfois, les personnes âgées se demandent devant les jeunes pourquoi ne s’engagent-ils pas. Mais comment peut-on s’engager si l’on n’a pas reçu la confiance ? Seule la confiance donne la capacité d’engagement. Seul le fait d’être aimé donne la capacité de vouloir le bonheur, seul le pardon donne la possibilité de l’aventure et d’oser l’échec. Croire en l’avenir, croire en la confiance, c’est définir un socle commun de l’anthropologie que nous voulons dans nos sociétés. Cependant, nous avons vécu et nous vivons actuellement des ruptures de transmission dans ce socle commun qui donnait à une société d’être unie. Cette rupture de socle commun peut être prise comme une remise en cause de la transmission. Il me semble qu’elle demande que nous allions plus profondément dans la question de la transmission, c’est-à-dire la transmission de la liberté. Comment je permets à l’autre d’être vraiment lui-même, libre ? La liberté véritable se trouve dans l’harmonie entre l’autonomie, la communion et la relation de don et de respect mutuels, ce que dans la religion catholique nous appelons l’amour. Vouloir la liberté pour l’autre c’est oser la transmission quelles que soient les ruptures, quelles que soient les modalités qui ont changé, quel que soit le monde qui s’est transformé.
Le dernier point que je soulignerai c’est la question de la gratuité. Pour le Pape Benoît XVI, la véritable gratuité doit être à sa juste place dans notre monde et permet à la transmission de se faire. Il n’y a pas de relation entre les hommes sans gratuité. Il n’y a pas de relation à l’intérieur d’une entreprise ni de management réussi sans gratuité dans la relation entre les personnes. Il faut revenir à un sens de la gratuité si nous voulons continuer et vivre au cœur même des ruptures culturelles et de modalités de vie, si nous voulons revenir à une véritable transmission.
La gratuité est peut-être comme l’âme de la relation entre les hommes et c’est cette gratuité qui nous donnera d’augmenter d’une façon exponentielle le capital de bonheur et de vie ensemble non seulement à l’échelle de notre société mais à l’échelle du monde. Merci beaucoup.