Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe du 22e Dimanche ordinaire - Année C
Dimanche 1er septembre 2013 - Notre-Dame de Paris
Par cette parabole d festin, le Christ annonce un retournement : beaucoup de premiers seront derniers, "qui s’abaisse sera élevé". Par ailleurs l’amour gratuit de Dieu trouve son expression dans le choix qu’Il fait en priorité de ceux que notre jugement disqualifie a priori. Nous sommes appelés à vivre ce retournement de perspectives dans notre relation avec les plus pauvres.
– Si 3, 17-18.20.28-29 ; Ps 67, 4-7.10-11 ; He 12, 18-19.22-24a ; Lc 14, 1a.7-14
Frères et Sœurs,
Avec ce chapitre 14 de l’évangile de saint Luc, commence une séquence au cours de laquelle l’évangéliste va rapporter un certain nombre de situations et de paraboles qui concernent les repas et les festins. Évidemment, ces passages de l’évangile, qu’il s’agisse des situations vécues par le Christ ou des paraboles qui y sont greffées, peuvent être lus à plusieurs niveaux. Il y a un premier niveau de lecture qui est celui de l’événement lui-même. Ici l’évangile de Luc nous dit qu’un jour de sabbat, le Seigneur est entré chez un chef des pharisiens pour manger, puis se déroulent les paraboles par lesquelles le Christ tire un enseignement. L’évangile nous donne clairement à comprendre comment, à travers cette situation vécue, Jésus fait passer un certain nombre de convictions et de chemins de sagesse pour ceux qui l’entendent.
Il y a un deuxième niveau de lecture, qui consiste à prendre ces passages de l’évangile comme une annonce prophétique du festin des noces éternelles qui marquera l’achèvement de l’histoire et le jugement final. C’est ce que suggère aussi ce passage de l’évangile de saint Luc quand il dit : « ils n’ont rien à te rendre, cela te sera rendu à la résurrection des justes » (Lc 14, 14). Cela signifie qu’à travers cette situation historique vécue par Jésus de Nazareth, commentée par Lui et exploitée par Lui pour faire passer un message, Il nous dévoile en même temps quelque chose de Dieu. Comment accueille-t-Il à son festin ?
Et puis il y a un troisième niveau de lecture, celui qui nous concerne directement : comment notre communauté ecclésiale qui reçoit cette parole aujourd’hui, en célébrant l’eucharistie, le festin du Royaume, met-elle en pratique les orientations données par le Christ ? Comment annonce-t-elle prophétiquement ce que sera le festin des noces éternelles ? Et à l’intérieur de ce troisième niveau de lecture, comment chacune et chacun d’entre nous reçoit ces avis, ces orientations, ces questions, ces réprimandes, ces prophéties proposés par le Christ pour cheminer dans la perspective du festin des noces éternelles, à la manière dont Dieu veut qu’il s’accomplisse ?
Aujourd’hui, ce repas de fête pris chez un chef des pharisiens un jour de sabbat, va ouvrir deux registres de réflexion. Le premier registre concerne ceux qui veulent saisir la première place et s’y installer, et ceux qui acceptent de prendre la dernière place. Le Christ annonce un retournement, beaucoup de premiers seront derniers, « qui s’abaisse sera élevé » (Lc 14, 11). Un deuxième message nous est délivré par Jésus dans la parole adressée aux publicains : Quand tu invites quelqu’un, ne pense pas à ce qu’il va te rendre, mais pense qu’il est préférable d’inviter chez toi des gens qui ne pourront rien te rendre. Ces deux orientations données par le Christ nous aident à entrer un peu mieux dans le regard de Dieu sur ceux qu’Il appelle au festin de son royaume. Il veut donner la première place à ceux qui sont les moins considérés, à ceux qui sont socialement situés à la dernière place, et Il veut manifester que son invitation n’est pas une rétribution de ce que nous aurions fait ou que nous pourrions faire, mais un don gratuit. Dieu aime non pas parce que nous l’aimons, Dieu aime gratuitement. C’est parce qu’Il aime gratuitement que nous sommes invités, entraînés et soutenus pour l’aimer à notre tour. Dieu ne nous aime pas parce que nous faisons de belles choses, Il nous aime parce qu’Il est Notre Père et qu’Il aime également tous les hommes.
Cette relation d’amour gratuit avec le Père trouve son expression la plus forte quand justement Dieu choisit ceux que notre jugement -notre jugement social en particulier- considère comme disqualifiés par rapport à son invitation. Ce sont ceux dont nous pensons qu’ils n’ont pas droit, qu’ils n’ont pas accès, qu’ils ne sont pas dignes. C’est vers ceux-là que Dieu d’abord veut faire porter son appel, non pas pour affirmer qu’ils auraient des droits, comme si quiconque en ce monde pouvait prétendre avoir des droits devant Dieu, mais parce que c’est la surabondance de son amour qui va chercher ceux qui sont sans droit pour en faire ses enfants bien-aimés.
Si nous regardons la vie de notre société et la vie de notre Église, nous voyons combien nous sommes habiles et motivés pour réclamer les droits qui nous sont dus. Et s’il est vrai que dans la société, le droit est une façon de reconnaître une justice entre les hommes, la relation que nous entretenons avec Dieu et la relation qu’Il veut entretenir avec nous, ne se basent pas sur des droits que nous pourrions faire valoir devant Lui, mais bien plutôt sur la gratuité absolue de son amour qui nous donne des droits que nous n’avons pas.
Je suis souvent surpris, peiné, ou agacé selon les jours, quand je rencontre tant de chrétiens qui veulent exprimer ce qu’ils estiment être leurs droits. Quels droits avons-nous devant Dieu ? Nous avons le droit de reconnaître que nous sommes pauvres, que nous sommes pécheurs et que nous sommes accueillis par grâce. Ceux qui veulent se réclamer de leurs mérites, ou des caractéristiques de leur vie pour obtenir de Dieu quelque chose, et pour que l’Église exprime cette reconnaissance, se trompent complètement. Dieu n’est pas à notre service, Il nous appelle à son service. Dieu n’est pas Celui qui va satisfaire nos attentes, combler nos désirs, ou reconnaître nos droits devant Lui. Il est celui qui va, de préférence, choisir celui qui n’a pas de droit, celui qui n’ose pas réclamer son droit, celui qui se considère comme le dernier, le plus pauvre, le moins méritant. Et nous devons, chaque fois que nous célébrons l’eucharistie, ouvrir notre célébration par ce rite pénitentiel qui nous permet de nous remettre devant la réalité de notre cœur. Nous ne venons pas ici faire une faveur à Dieu, nous venons nous reconnaître pécheurs et implorer sa grâce parce que nous savons qu’Il vient vers celui qui est pécheur, qu’il répond à celui qui le supplie, qu’il accorde droit à celui qui n’a pas de droit.
Toi, « quand tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; et tu seras heureux » (Lc 14, 13-14). Notre disposition à nous reconnaître pauvres, estropiés, boiteux ou aveugles devant Dieu, ouvre nos cœurs pour que nous puissions à notre tour avoir une démarche particulière vers tous ceux qui sont les pauvres de notre temps. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.