Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe du 26e dimanche du Temps Ordinaire – Année C
Dimanche 29 septembre 2013 - Notre-Dame de Paris
La parabole de Lazare et du riche et les invectives du prophète Amos nous invitent à nous interroger sur l’usage que nous faisons de nos biens au plan personnel ou au plan de la société. Nous avons la loi, les prophètes et le Christ pour nous stimuler dans cette voie de conversion et de partage avec les plus démunis, et construire ainsi une véritable communauté humaine.
– Am 6, 1a.4-7 ; Ps 145, 5-10 ; 1 Tm 6, 11-16 ; Lc 16, 19-31
Frères et Sœurs,
La parabole que nous venons d’entendre peut être reçue comme un commentaire de la sentence qui clôturait dimanche dernier la lecture de l’Évangile : « nul ne peut servir deux maîtres Dieu et l’argent » (Mt 6, 24). L’évangile de saint Luc insiste et revient souvent sur cette antinomie entre Dieu et l’argent, entre la richesse et la pauvreté, et s’il le fait ce n’est évidemment pas, comme on pourrait trop facilement l’interpréter politiquement, pour condamner les riches, mais c’est pour les appeler à la conversion. Ce n’est pas pour leur demander de vivre dans le dénuement, c’est pour leur demander de mettre les biens qu’ils ont reçus au service des autres. Mais cette parabole, dans le réalisme de son propos, fait image pour nous et nous savons bien que dans notre vie, il y a à notre porte des pauvres qui sont d’une certaine façon la concrétisation actuelle de la figure de Lazare, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards qui n’ont pas de quoi subsister, qui n’ont pas de quoi se soigner et plus que tout peut-être, qui sont rejetés des préoccupations de la société comme des êtres que l’on ne veut pas ou que l’on ne peut pas voir. On en abandonne le soin au hasard de la rue, ou des circonstances qui peuvent prendre la forme de ce chien léchant les plaies de Lazare tandis que le riche profite de ses biens sans un regard pour cet homme à sa porte.
Les invectives du prophète Amos sur le royaume de Samarie ont été certainement inscrites dans cette liturgie pour donner encore plus de force à la condamnation d’une vie licencieuse et dispendieuse. Oui, nous pouvons, nous devons regarder notre manière de vivre. Nous devons nous interroger sur l’usage que nous faisons de nos biens, que nous les ayons reçus ou gagnés. La question n’est pas de savoir si nous méritons d’être riches, la question est de savoir si nous sommes capables d’utiliser notre richesse pour venir en aide à ceux qui nous entourent. Nous pouvons faire le tour des personnes qui vivent autour de nous, et nous demander si nous n’avons pas oublié quelque part un homme ou une femme à l’abandon, à la misère, ou simplement à l’isolement et à la solitude ? Mais nous devons faire un pas de plus au-delà de cet examen de conscience personnel qui nous invite à réviser notre manière de vivre, nous devons nous poser la question des disparités cruelles de notre société. Notre société occidentale, développée, capable de mettre en œuvre des projets très coûteux, de réaliser des opérations très importantes, est aussi capable d’engendrer par le mécanisme de l’économie aveugle des pans entiers de populations qui sont progressivement marginalisés, déclassés, ou tout simplement découragés de penser qu’ils pourraient un jour participer à l’œuvre commune. Ces disparités que nous connaissons bien dans notre société, répétées chaque jour par les informations, nous savons qu’elles ne se bornent pas à un déséquilibre interne à nos sociétés riches, mais qu’elles s’étendent à l’échelle de l’univers par la disparité sévissant entre les pays pourvus et les pays ruinés ou misérables. Il y a aux portes de notre société prospère, des membres de notre société qui ne trouvent pas leur place, il y a aux portes de l’Europe prospère des populations entières qui vivent en-dessous du seuil de subsistance, qu’il s’agisse de la nourriture, de l’eau ou des soins les plus élémentaires. Et que dire encore si nous n’allons pas jusqu’à reconnaître que, pour une part, cette misère est provoquée par notre prospérité, car c’est pour utiliser les matières premières d’un certain nombre de pays ou pour utiliser la main d’œuvre qui ne peut pas défendre ses droits, que notre société développe ses productions les plus luxueuses et les plus confortables ! Le petit scandale de cette semaine sur la préparation du Mondial de football au Qatar doit nous ouvrir les yeux, il y a aujourd’hui au XXIe siècle, dans le monde, des hommes et des femmes qui vivent en situation d’esclavage. Nous pouvons faire une journée nationale contre l’esclavage mais nous ne pouvons pas fermer les yeux sur le fait que nous participons de quelque façon à l’esclavage moderne répandu à travers le monde.
Si je dresse ce tableau assez affligeant, ce n’est pas pour nous contraindre à prendre un air contristé, c’est pour solliciter de notre part le mouvement de conversion incontournable sans lequel non seulement nous connaîtrons les mêmes déboires que le riche au séjour des morts, mais nous connaîtrons des déboires plus immédiats dans les violences qui ne manqueront de se produire dans notre monde. Le riche dit à Abraham : « envoie quelqu’un pour prévenir mes frères » et Abraham répond : « eh bien ils ont la loi et les prophètes ! » Nous avons la loi et les prophètes, nous n’avons pas besoin d’un discours spécifique, tout ce que nous avons besoin de savoir nous le connaissons et s’il était nécessaire, la lecture de cette parabole renouvelle l’enseignement de la loi et des prophètes. Alors en désespoir de cause le riche dit : « mais fais quelque chose d’un peu exceptionnel pour attirer leur attention, si quelqu’un revenait d’entre les morts ils l’écouteraient » (Lc 16, 30). Mais, frères et sœurs, quelqu’un est revenu d’entre les morts pour renouveler son appel à vivre une véritable communauté humaine ! Et qu’avons-nous fait de son message ? Il est facile, en tout cas distrayant pour un certain nombre de gens, de monter des polémiques médiatiques sensées exciter les électeurs et en tout cas des auditeurs ou des téléspectateurs. Il est moins facile de dire la vérité en appelant chacune et chacun d’entre nous à regarder le pauvre qui gît à notre porte, le pauvre qui gît au milieu de notre société prospère, le pauvre qui gît aux portes de l’Europe.
Que le Seigneur ouvre nos cœurs aux dimensions de son amour, qu’Il ouvre nos regards pour que nous voyons enfin ce qui s’impose à nos yeux, qu’Il ouvre notre cœur pour que les biens que nous avons reçus, que nous avons gagnés, en tout cas les richesses dont nous disposons soient utilisées pour que l’homme vive et non pas pour qu’il meure.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.