Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Divine liturgie de Saint-Jean Chrysostome selon le rite Byzantin à la mémoire des victimes de la Grande famine de 1932-1933 en Ukraine “Holodomor”

Dimanche 17 novembre 2013 - à 15h30 - Notre-Dame de Paris

En commémorant les 80 ans de la Grande Famine en Ukraine, nous faisons mémoire des violences qu peuvent se déchaîner contre la fécondité de la parole de Dieu. Même des pays profondément marqués par le christianisme ont pu être le théâtre de ces violences. Les hommes sont appelés à demeurer disponibles à la Parole de Dieu pour défendre la vie.

 Ga 2, 16-20 ; Lc 8, 4-15

Frères et Sœurs,

Depuis que Jésus a répandu la Parole de Dieu généreusement sur l’ensemble de la terre, elle a porté du fruit, plus ou moins selon la qualité de ceux qui l’écoutaient, selon leur disponibilité à faire fructifier la parole de Dieu. Parfois elle s’est évanouie peu à peu, parfois elle a été étouffée par les événements de l’histoire des hommes, parfois enfin elle est tombée dans de la bonne terre et elle a porté du fruit. L’un des fruits de cette parole de Dieu à travers les siècles, a été d’aider progressivement l’humanité à s’affranchir de la barbarie. Elle a contribué à cultiver et à développer la capacité des hommes à gérer les affaires de ce monde autrement que comme une lutte de pouvoir et de puissance. Elle les a aidés à comprendre qu’il y a au cœur de l’histoire humaine un mystère qui s’accomplit à travers les siècles et qui suppose que nous soyons attentifs non seulement à ce qui se voit et à ce qui se mesure, aux forces en présence, mais surtout que nous soyons attentifs à la force principale du renouvellement de l’existence humaine qui est l’amour répandu en nos cœurs par la foi.

Ce long travail a consisté génération après génération à civiliser les rapports entre les hommes, à établir des règles de façon que leurs relations ne soient pas simplement livrées à l’arbitraire de la violence ou de la folie des dirigeants, à développer une sorte de code des relations internationales afin d’éviter, autant que possible, que la barbarie reprenne ses droits. Pour nous qui avons connu une bonne partie du XXe siècle, nous savons que ce travail de civilisation de l’histoire humaine n’est jamais acquis pour toujours, nous savons que des pays qui connaissaient un haut niveau culturel, qui avaient hérité d’une capacité philosophique et religieuse tout à fait respectable, ont pu, brusquement, sombrer à nouveau dans la barbarie. Alors que la période moderne avait semblé faire apparaître le prix incommensurable de la valeur de la vie humaine, il a été réservé à notre XXe siècle de voir apparaître des systèmes totalitaires pour lesquels la vie humaine n’avait aucun prix, ou plus exactement, pour lesquels le sens de la vie humaine était simplement de faire aboutir une idéologie et un système de domination. Nous pouvons considérer que cette violence barbare qui s’est développée au cours du XXe siècle est comme un symbole de l’échec de cette parole du Christ confiée aux hommes pour qu’ils découvrent une nouvelle manière de vivre. Le triomphe de la mort à travers le XXe siècle signifie-t-il que le christianisme n’a plus droit de cité dans cette Europe qui a été complètement bouleversée et détruite par la violence des totalitarismes ? Comment pouvons-nous comprendre le mystère de cette diabolique inversion qui fait que la parole donnée pour la vie, comme le grain est donné pour la vie de l’homme, a été utilisée pour la mort, que le blé qui était la matière première de la nourriture soit devenu l’emblème de la mise à mort parce qu’on le retirait des mains de ceux qui l’avaient produit, parce qu’on empêchait ces mêmes producteurs, leurs enfants, leurs familles, de vivre de leur travail, parce qu’on a choisi de les affamer non seulement pour les réduire mais pour les détruire, et pour les conduire à l’extermination ?

Il s’agit d’une inversion diabolique du sens de la réalité : ce qui doit permettre de vivre devient un instrument pour conduire à la mort. Cette inversion, dont j’ai évoqué les prémices à travers les systèmes totalitaires du XXe siècle et dont le peuple ukrainien a été victime il y a 80 ans de cela, doit nous faire réfléchir. Elle doit nous aider à comprendre que cette parole que nous recevons, ce grain de vie que nous recevons, cette promesse de vie n’ont pas de vertu automatique. Il ne suffit pas d’avoir été chrétien, il ne suffit pas d’être chrétien, il ne suffit pas de baigner dans une culture et une civilisation marquées par le christianisme pour que le démon de la mort ne puisse pas attaquer l’humanité. C’est la triste expérience que nous avons faite à travers l’Europe du XXe siècle. C’est une expérience que nous ne devons pas refaire à travers le monde du XXIe siècle. Il ne faut pas que la parole de vie qui nous est donnée pour développer les capacités de l’humanité soit instrumentalisée comme un vecteur de haine et de mort, pour détruire ceux que nous estimons indignes de vivre. Le drame et le martyre endurés par le peuple ukrainien, comme d’autres peuples ont enduré drames et martyres au cours de ce XXe siècle, sont une invitation pour nous à mieux prendre conscience de notre responsabilité. Dieu a répandu largement la semence de sa parole dans ce monde. Il ne choisit par les auditeurs, il ne s’adresse pas seulement à ceux qui sont prêts à l’écouter et à le suivre, il répand largement la semence. Mais ce sont les dispositions des cœurs des hommes qui vont devenir le facteur déclenchant de la fécondité de cette parole. Sera-t-elle tout simplement rejetée ? Sera-t-elle étouffée ? Sera-t-elle anéantie ? Ou sera-t-elle reçue dans un cœur généreux prêt à lui permettre de porter son fruit ?

Nous faisons mémoire de ceux qui ont perdu la vie parce que l’on voulait anéantir leur culture et leur nation. Nous faisons donc mémoire des violences qui peuvent se déchaîner contre la fécondité de la parole de Dieu. Mais en même temps que nous faisons mémoire de celles et de ceux qui ont été ainsi exterminés, nous recevons de Dieu un appel pour que dans notre propre vie et notre propre histoire, sa parole ne reste pas inféconde et muette, mais que nous la recevions avec générosité pour qu’elle puisse porter du fruit. Le grain de blé tombé en terre meurt et porte du fruit. Le sacrifice de tant d’hommes et de femmes au cours du XXe siècle peut ne pas demeurer inutile s’il réveille en nous la conscience du trésor que nous avons reçu et de la responsabilité qu’il fait peser sur nos épaules. A nous aujourd’hui, de rappeler que pour ceux qui ont accueilli la parole du Christ, chaque vie humaine, de son commencement à son terme, a une valeur infinie, chaque vie humaine mérite d’être accueillie, d’être accompagnée, d’être défendue et d’être servie.
Que le Seigneur nous donne la force de répondre à cette vocation. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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