Homélie du cardinal Jean-Marie Lustiger - Messe pour le 50e anniversaire de la Libération de Paris

Notre-Dame de Paris – Jeudi 25 août 1994

Texte intégral de l’homélie du cardinal Jean-Marie Lustiger le jeudi 25 août 1994 à Notre-Dame de Paris.

Extraits de la messe

Source : Institut Lustiger.

Homélie du cardinal Jean-Marie Lustiger

Une immense vague de liberté déferlait sur Paris, au rythme des cloches de toutes les églises. Elle recouvrait sur son passa­ge toutes les épreuves subies, car l’hon­neur était rendu à notre Nation et à nos âmes avec l’entrée dans Paris de la 2e DB. Aujourd’hui encore nous éprouvons cette indicible joie, nous entendons ce cri de délivrance qui a jailli des pierres mêmes de la ville. Oui, c’était la Libération.

Ce mot était chargé de toutes nos espérances. Il y a cinquante ans, nous n’avons fait qu’en pres­sentir le sens et la portée. La liberté nous sub­mergeait. La servitude était finie. Plutôt que de nous attarder à comprendre ce qui nous était arri­vé, nous nous tournions vers l’avenir.

Cet avenir, le voici maintenant derrière nous. Il n’est pas encore trop tard pour découvrir quelle libération nous avions espérée il y a cinquante ans. Il est juste temps, en ce 25 août 1994, de prendre la mesure de notre siècle. Il est juste temps, en cette fête de saint Louis, de voir notre tâche d’aujourd’hui et notre mission pour demain.

Oui, la libération de Paris est l’un de ces événe­ments de l’histoire où convergent les lignes de force du présent et de l’avenir. Un moment de vérité qui dévoile la cohérence de ce qui le précè­de, et laisse entrevoir ce qui va le suivre.

« Quel suicide ! »

Ce siècle a mis quatorze ans pour nous montrer son visage.

Août 1914 : La guerre éclatait, furtivement, à Sarajevo, à la manière des guerres où se sont entre-déchirées les nations de l’ancienne Europe. « Quel suicide ! » a dit Lyautey. Et pourtant il ne savait pas que commençait une guerre de cent ans.

On l’a assez vite appelée « la grande guerre », car il n’y en avait jamais eu de semblable. Elle fût la première des guerres industrielles. Pour la pre­mière fois, nous, les nations les plus civilisées, nous appliquions les découvertes de la science et les inventions de la technique industrielle non pas à l’art de vaincre, mais à l’art d’exterminer. Ainsi fût mise au point la guerre totale, celle des tueries de masse.

La très grande guerre fût aussi la première guer­re mondiale. Les nations européennes ache­vaient d’explorer la terre et de faire l’inventaire des peuples de la planète. Elles les entraînèrent dans ce conflit.

Comment expliquer ce double fourvoiement du progrès et de la civilisation ? Et surtout, comment y remédier ? L’on décida alors que cette guerre totale, mondiale, serait la dernière. Pour donner corps à l’espérance, on organiserait, on garanti­rait la paix universelle et la prospérité de toutes les nations, en se fondant sur le droit. Ce fût la Société des Nations.

La deuxième guerre mondiale

Les Français et leurs alliés se souviennent d’un Armistice le 11 novembre 1918. Les Allemands, d’un « diktat » le 28 juin 1919. Le nom de la paix s’est envolé des mémoires. En fait, cette grande guerre a été l’accoucheuse des totalitarismes industriels nés de la pensée politique du XIXe siècle. Celle-ci avait nourri l’espoir d’apporter à tous les hommes, avec la liberté et la justice sociale, la vraie dignité et l’affranchissement de la misère. Elle voulait libérer la liberté et sou­mettre à la raison le cours de l’histoire.

En 1917, la prise du pouvoir du parti bolchévique en Russie instaure le règne du marxisme-léninis­me. En 1933, la prise de pouvoir d’Hitler en Allemagne, le nazisme qui s’inscrit dans le sillage du fascisme.

Plus tard, l’on a nommé cette période l’entre-­deux guerres, comme on dit l’entracte...

En 1939, lorsque l’Allemagne hitlérienne déclenche un nouveau conflit, lorsque l’effondre­ment de juin 40 en laisse entrevoir l’ampleur mondiale, il était plus simple de se la représenter à l’image de la première : ce fût donc la deuxième guerre mondiale.

Lorsque le 25 août 1944, par la puissance des armes et l’héroïsme des combattants, Forces Françaises de l’Intérieur, 2e Division Blindée, Paris fût libéré, lorsque le général de Gaulle, Georges Bidault à la tête du Conseil National de la Résistance, le général Leclerc accomplirent les gestes de légitimité, de souveraineté, de victoire qui renouèrent la trame de notre histoire nationa­le, l’allégresse de l’instant nous suffit ce jour-là. La hâte de reconstruire recouvrait le drame de conscience de la nation, estompait le souvenir du renversement de toutes les valeurs qui fondaient le pacte social. La rage de vivre fermait nos yeux aux ravages de la guerre idéologique, et laissait provisoirement dans l’ombre et le silence l’hor­reur des déportations et de l’extermination que beaucoup semblaient seulement découvrir. Le second conflit mondial allait s’achever par la défaite de l’Allemagne et l’écrasement du nazis­me.

De la guerre totale à la guerre des totalitarismes

Nombreux furent ceux qui pensèrent que ces hécatombes seraient enfin les dernières. Mais c’était ignorer les totalitarismes qui s’étaient emparés de l’outil industriel et de toute la vie sociale pour la conquête impériale de l’humanité. La guerre totale est devenue la guerre des totalitarismes. La maîtrise des esprits et des libertés, la propagande, n’est plus un moyen psycholo­gique d’assurer la victoire des armes, mais elle est devenue le but de la guerre. Guerre totale, guerre totalitaire, guerre idéologique, – tout comme la guerre ainsi définie est le modèle de l’action politique au service de la suprématie d’une classe, d’une race ou d’une nation –, elle veut s’emparer de tout l’homme au mépris de ce qui fait l’humanité de l’homme. Elle veut mettre tous les hommes à la merci de sa folie née des dérèglements de la raison humaine.

La guerre a donc continué, la guerre qu’on allait appeler la guerre froide. Elle durera encore qua­rante-cinq ans, jusqu’en 1989, lorsque s’est écroulé le mur de Berlin.

Ce fut une guerre endémique. Sans front continu, en dépit du rideau de fer. La stratégie en était mondiale. Les armées étaient des réseaux. Nous l’avons nommée de diverses façons : guerre psy­chologique, guerre révolutionnaire, terrorisme, guerre économique... Mais, parce qu’elle était « froide » pour la nations qui n’en subissaient pas directement les conséquences, nous nous sommes habitués à elle, au point que nous ne la voyions même plus.

Et cependant elle a été extrêmement meurtrière. Le compte n’est pas clos de ses victimes, celles des goulags et des persécutions, celles des populations systématiquement exterminées, celles des conflits armés en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud.

Pendant plus d’un demi-siècle, elle a labouré la chair de l’humanité, car elle n’avait pas oublié d’être totale et totalitaire lorsque l’exigeait le rap­port des forces, se servant de l’idéologie pour légitimer les pires atteintes aux droits de l’homme.

Ainsi donc, il a fallu presque quatre-vingts ans pour que le combat des totalitarismes nés de la première guerre mondiale, la première grande guerre industrielle, semble devoir s’achever.

Une guerre de cent ans...

Mais la guerre est-elle réellement terminée ? Personne n’oserait le dire. Il nous faut ici redou­bler d’attention, car c’est là où nous sommes peut-être aujourd’hui aveuglés.

Nous avons perçu la première guerre mondiale comme une guerre traditionnelle européenne, et ce fut la grande guerre, la première des guerres industrielles.

Nous avons compris la deuxième guerre mondia­le comme une guerre des impérialismes natio­naux et, en fait, ce fut la montée en puissance des guerres idéologiques, des partis armés nés dans le giron de la première guerre mondiale. Nous avons pensé que la libération de Paris et la paix de 1945 marquaient la fin de la deuxième guerre mondiale, alors que la cessation des hos­tilités ne mettait pas fin aux guerres idéologiques. Nous avons pu imaginer en 1989, que l’écroule­ment d’un grand système totalitaire signifiait la victoire de la démocratie et du droit des gens, et que la guerre était cette fois-ci réellement finie. Nous n’avions pas encore reconnu le visage de cette « guerre de cent ans ».

Suicide ou libération ?

Comment déchiffrer, dans l’obscurité présente, les conflits qui sont devant nous ? Revenons à ce moment de vérité que fut ce 25 août 1944. Surgissent à la mémoire : le cri de Lyautey : « Quel suicide ! » Et le Magnificat clamé sous ces voûtes qui saluait notre Libération. Et c’est notre ques­tion : « Quelle Libération ? ».

Suicide ou libération ?

En cet instant, nous avons vu comme en un éclair ce qui devait être notre tâche. Il fallait changer le cours de notre civilisation, en faire « une civilisa­tion de l’amour », comme elle sera désignée quelques années plus tard sous la plume des papes. Pour notre génération, aussi bien « pour ceux qui croyaient au ciel que ceux qui n’y croyaient pas », l’espérance que le Magnificat exprimait devenait un projet. Il n’est pas déplacé d’inscrire en sa logique la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, l’Organisation des Nations Unies, la reconnaissance d’un ordre juri­dique universel qui sanctionne les crimes contre l’humanité... En quelque sorte, nous espérions un renouvellement d’alliance d’après l’anéantis­sement du déluge, l’arc-en-ciel de la Paix véritable. Cependant, lorsqu’en août 1945 explosa la bombe d’Hiroshima, certains se sont demandé si notre Libération ne tournait pas au suicide.

Les armes véritables

C’était encore et toujours la guerre, une guerre civile à la mesure de l’humanité entière. L’huma­nité a franchi en l’espace de ce siècle un seuil dans son développement physique, social, scien­tifique.

Mais elle le paie d’un prix élevé. Jamais l’espé­rance des hommes de résoudre des problèmes jusque-là insolubles n’avait été aussi grande. Jamais le désir de s’entendre n’avait disposé d’autant de moyens de communication. Jamais les idéaux les plus généreux n’avaient été aussi universellement répandus. Jamais les barrières n’avaient aussi aisément été surmontées, celles des langues, celles des cultures, celles des convictions. Jamais les brassages n’avaient été aussi puissants et aussi incessants. Notre espoir de la libération n’était donc pas une illusion. Mais, il faut le dire aussitôt, jamais non plus les assises mêmes de la condition humaine n’ont été aussi fortement ébranlées par les hommes. En vérité, c’est encore et toujours la guerre, une guerre des hommes contre les hommes, la guer­re des hommes contre eux-mêmes. Un déchirement de l’humanité qui est mise au défi d’être enfantée à elle-même.

Mettre fin à cette guerre commencée il y a un siècle dépasse les forces et l’intelligence de cha­cun et de tous. Il ne suffit pas de vaincre la force adverse pour la subordonner au droit. La force avoue son impuissance et sa faiblesse comme nous l’avons vu et le voyons dans les conflits aux rebonds interminables : en Asie, dans les Balkans, en Afrique.

C’est une lutte de l’humanité contre l’humanité. Elle doit devenir une lutte de l’humanité pour l’humanité. Non plus suicide mais Libération. Il nous faut en découvrir les armes véritables. Même s’il n’est personne qui puisse prétendre énoncer la solution, il est nécessaire de désigner les moyens par lesquels les hommes pourront continuer d’espérer en l’humanité, de faire confiance aux autres hommes, leurs semblables.

Ils ont désarmé la haine par l’amour

Quels sont ces moyens dignes de l’humanité ? Rompre l’enchaînement infernal du malheur et du meurtre qui ouvre l’histoire des hommes perdus, le meurtre d’Abel par Cain, que nous rapporte l’Écriture. Écouter enfin la question posée par la voix de Dieu : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »

Les paroles de l’Évangile nous ont fait entendre la règle d’or que Jésus énonce et que je vous répète : « Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux ». Le Messie souffrant, le premier, ouvre la voie de la délivrance, de la libération des hommes. « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïs­sent, et bénissez ceux qui vous maudissent », nous dit-il. En nous reconnaissant mutuellement comme des frères dans le pardon, nous découvrirons la vérité de la condition humaine et sa grandeur divi­ne : « Alors, nous dit Jésus, votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très Haut, de Dieu. car il est bon lui, pour les ingrats et les méchants ». L’humanité sera vraiment l’humanité quand elle agira divinement. « Soyez miséricor­dieux, pleins d’amour et de pardon, comme votre Père est miséricordieux », nous dit encore Jésus. Pendant des millénaires, ce chemin, inscrit au plus secret de la conscience de tout homme, a été sans cesse recouvert par la peur, la violence, la ven­geance. Depuis des millénaires aussi, ce chemin du salut a été suivi par une foule innombrable d’hommes et de femmes qui ont préféré donner leur vie plutôt que de faire violence à autrui, ils ont désarmé la haine par l’amour, désamorcé la vio­lence de la cupidité par la générosité du don, ils ont vaincu l’insulte et la dérision par le respect et la tendresse, ils ont honoré les plus faibles et les plus pauvres, les méprisés, plutôt que de courir après les apparences et les honneurs, ils ont triomphé en refusant les gestes homicides, fratri­cides : en vérité, ils ont fait triompher la vie.

L’avenir des hommes n’est pas un cauchemar

Depuis le début de cette guerre mondiale de la civilisation contre elle-même, cette fin de millénai­re offre, pour la première fois, à tous les hommes solidairement liés, dépendants les uns des autres, un moment favorable où les choix sont encore possibles. Seul le projet d’une civilisation de l’amour, seule l’espérance de la divinisation de l’homme, divinisation reçue comme une grâce d’en-Haut, peut répondre au désir de paix de l’humanité entière. Le temps est venu pour l’humanité d’une espérance à la mesure de l’humanité, digne de l’homme. Ce que nous avons entrevu il y a cinquante ans quand Paris se libé­rait, n’est pas un rêve, l’avenir des hommes n’est pas un cauchemar. N’est-ce pas l’ambition héritée des siècles passés que d’éveiller le courage des hommes pour qu’ils découvrent dans leurs contra­dictions la libération et la paix qu’ils espèrent ? Personne ne peut esquiver cette question. Il nous faut pour y répondre « marcher dans la vérité » puisque, nous dit l’Evangile, « La vérité vous rendra libres ». Amen.

Jean-Marie cardinal Lustiger,
archevêque de Paris

Source : Paris Notre-Dame n° 540 du 1er septembre 1944 – Institut Lustiger.

Messe de fondation pour la Libération de Paris

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