Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe solennelle de fondation à l’occasion du 68e anniversaire de la Libération de Paris

Dimanche 26 août 2012 - Cathédrale Notre-Dame de Paris

 21e dimanche du Temps Ordinaire – Année B
 Jos 24, 1-2a.15-17.18b ; Ps 33, 2-3.16-17.20-23 ; Ep 5, 21-32 ; Jn, 6, 60-69

Frères et Sœurs,

Ce chapitre sixième de l’évangile de saint Jean dont la lecture liturgique vient de se terminer ce dimanche après plusieurs semaines, est un moment charnière dans la relation qui s’établit entre Jésus et ses disciples, un moment charnière aussi dans la manière dont ceux et celles qui étaient témoins des signes qu’il avait posés, des discours qu’il avait tenus, étaient sollicités dans leur liberté de croire ou de ne pas croire en Lui.

C’est pourquoi ce discours qui interprète la multiplication des pains et le malentendu, d’une certaine façon, qui s’est établi entre les bénéficiaires de cette multiplication et Jésus qui en est l’auteur, va faire apparaître une sorte de dédoublement dans la lecture de l’histoire humaine. D’un côté il y a, on pourrait dire d’une certaine façon, l’événementiel, c’est-à-dire ce que tout le monde peut voir, et ce que chacun peut interpréter selon ses convictions, ses désirs ou ses attentes. Ainsi, ils ont vu Jésus multiplier les pains et la conclusion qu’ils en ont tirée, c’était qu’il ferait un bon roi s’il leur assurait la nourriture quotidienne sans autre effort, ils se sont donc mis à sa suite, on peut même dire qu’ils l’ont poursuivi pour l’établir comme leur roi. Mais Jésus récuse cette interprétation. Il n’est pas venu acheter les suffrages ou le soutien politique par des faveurs, il est venu donner un signe. Ce signe c’est que la source de la vie humaine n’est pas simplement dans les moyens matériels de son existence mais dans le don que Dieu lui fait par grâce. C’est Dieu qui nous fait vivre et surtout c’est Lui qui nous appelle à une vie qui dépasse l’événementiel que nous connaissons.

Ce malentendu, ce désaccord dans l’interprétation de l’événement alimente donc tout le débat qui traverse ce chapitre 6 et se conclut par une sorte de question de confiance : ce que Jésus dit, ses disciples estiment que c’est « intolérable », on ne peut pas accepter cela (Jn 6, 60). Que ne peut-on pas accepter ? L’idée que Jésus lui-même se donne en nourriture. On ne peut pas accepter l’idée que la vie à laquelle Il appelle, la mission qu’Il veut confier passe par une sorte de communion physique dans laquelle on pourrait retrouver les traces des anciens sacrifices. Mais en fait, ce qu’ils n’acceptent pas, ce n’est pas d’entrer dans un système anthropophagique, cela n’est pas cela que Jésus leur propose. Ce qu’ils n’acceptent pas, c’est que ce soit Dieu qui soit la source de leur vie et que ce soit Dieu qui leur donne « la nourriture qui ne périt pas » (Jn 6, 27). Ils n’arrivent pas à comprendre et à reconnaître que la puissance de Dieu traverse l’histoire des hommes d’une façon mystérieuse et qu’à travers les événements dont nous sommes les témoins ou parfois les acteurs c’est la grâce de Dieu qui est à l’œuvre.

Ce regard de la foi porté sur les événements, nous savons que c’est un don qui nous est fait, ce n’est pas nous qui avons inventé la capacité de comprendre l’histoire humaine, c’est Dieu lui-même qui met en nos cœurs la sagesse pour découvrir à travers les limites, les excès, les injustices, les violences, la trace persistante de la justice de Dieu, de la miséricorde de Dieu, et de la capacité humaine à rétablir la paix entre les hommes.

En ce jour, nous évoquons cette capacité de rétablir la paix entre les hommes. Nous nous apprêtons à commémorer le cinquantième anniversaire du traité franco-allemand conclu entre le Général de Gaulle et le Chancelier Konrad Adenauer en janvier 1963, dont beaucoup n’auraient pas imaginé qu’il fût possible, si tôt après la conclusion du carnage qu’avait représenté la Seconde guerre mondiale entre nos deux peuples, ni surtout que l’un de ces principaux artisans pourrait être celui qui avait été le promoteur, le guide de la lutte pour la libération de la France. Que ce soit entre le général de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer que ce traité ait été conclu était déjà, au simple niveau de la signification historique des événements, quelque chose de très impressionnant. Mais l’un et l’autre, Konrad Adenauer et Charles de Gaulle, ont aussi voulu que la préparation de ce traité soit marquée par la célébration d’une messe dans la cathédrale de Reims au mois de juillet 1962. Ainsi cet événement qui avait déjà sa signification politique était aussi le signe de la capacité des hommes à surmonter les désirs, les mouvements spontanés, les héritages malheureux, pour construire quelque chose de neuf, en s’appuyant sur la foi chrétienne qui habitait aussi bien l’Allemagne que la France, comme une des forces constitutives de leur histoire.

Faire mémoire de ce cinquantième anniversaire est une façon aussi de comprendre le sens de la démarche du Général de Gaulle, quand le 26 août 1944 il a voulu que la traversée triomphale de Paris s’achevât dans cette cathédrale, non seulement évidemment pour que les chrétiens puissent exprimer leur foi dans ce moment tellement important, mais aussi parce que cette cathédrale symbolise au cœur de la capitale une dimension constitutive de la nation française.

Aujourd’hui nous faisons mémoire de ce 26 août 1944, nous faisons mémoire de celles et ceux qui ont perdu la vie dans ces combats ultimes, nous faisons mémoire de celles et ceux qui les ont vécus dans toute la générosité de leur cœur et dans l’élan de leur patriotisme, nous faisons mémoire du Général de Gaulle, du Maréchal Leclerc, dont je suis heureux que des membres de sa famille puissent participer à cette eucharistie. Nous faisons mémoire des combattants de ce moment -le Père Cordier qui est concélébrant avec moi aujourd’hui est un des survivants de cette époque- mais en évoquant cette période à la fois tragique et glorieuse, nous faisons mémoire surtout de la force de caractère, du courage, de la générosité de tous ceux et de toutes celles qui se sont engagés dans ce combat, non pas pour gagner quelque chose pour eux-mêmes, mais pour mettre leur force, si faible soit elle, au service de la nation et du bien commun.

Frères et sœurs, pour ceux qui croient au Christ ressuscité, pour ceux qui croient que c’est Lui qui est le pain de la vie, ces événements sont des moments où nous pouvons entendre dans la dimension dramatique de leur déroulement, la question que Jésus pose à ses disciples : « Est-ce que vous aussi vous allez me quitter ? Vers qui irions-nous Seigneur ? Tu as les paroles de la vie éternelle. » (Jn 6, 67-68) Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

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