Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe anniversaire de la Libération de Paris

Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 30 août 2009

 Dt 4, 1-2.6-8 ; Ps 14, 1-5 ; Jc 1, 17-18.21-22.27 ; Mc 7, 1-8.14-15.21-23

Frères et sœurs,

En ce 22ème dimanche de l’année, nous reprenons la lecture continue de l’évangile de saint Marc. Cette nouvelle étape s’ouvre par une controverse entre Jésus et les scribes et les pharisiens. L’objet de cette discussion est d’une certaine façon de savoir comment il convient d’être fidèle aux commandements de Dieu, ou même comment il est dû d’être fidèle aux commandements de Dieu.

Les lectures que nous venons d’entendre dessinent le profil d’une manière pratique de mettre en œuvre la volonté de Dieu. Ce ne sont pas d’abord les gestes extérieurs qui conduisent à la perfection, mais l’orientation de la liberté du cœur. Ce n’est pas ce qui vient du dehors qui peut entacher la perfection, c’est ce qui vient du dedans. Ce ne sont pas les rites culturels que l’on se transmet d’une génération à l’autre qui assurent la fidélité à la Parole de Dieu, mais l’engagement réel du cœur. Bref, en discutant avec les scribes et les pharisiens Jésus trace devant ses disciples le chemin d’une religion de la liberté et de l’engagement personnel, plus que d’une religion de l’observance.

Quand nous voulons bien réfléchir à la manière dont nous menons notre vie, nous savons par notre propre expérience que tout un chacun est d’autant plus attentif - pour ne pas dire plus scrupuleux - aux observances qu’il est moins engagé par la liberté intérieure. Car à défaut de pouvoir offrir à Dieu l’engagement de notre vie, nous sommes obligés d’y substituer des formes extérieures dans lesquelles l’implication personnelle est très relative.

Le chemin de perfection auquel Jésus appelle ses disciples n’est donc pas celui-là. Il les invite au contraire à suivre la voie de l’investissement total de la personnalité dans l’offrande de sa liberté à la Parole de Dieu et aux commandements de Dieu. Et cet engagement total, personnel et libre, surplombe les exigences d’un ritualisme étroit ou de conventions culturelles qui ne permettent pas d’exprimer la plénitude de cette relation.

Mais nous devons tenir compte du risque que comporte cette religion de l’intériorité, de la spiritualité, et de la liberté personnelle. Nous savons bien qu’elle peut devenir en retour une sorte d’échappatoire des contraintes concrètes de l’existence. N’est-il pas trop facile de se dire profondément engagé par la foi et de négliger les pratiques simples et quotidiennes ? N’est-il pas tentant de se déclarer partisan et adhérent d’une religion spirituelle pour échapper à l’obéissance modeste des exigences pratiques de la charité ?

L’épitre de saint Jacques prévient cette tentation : « Vivre réellement la vraie religion selon le cœur de Dieu, mettre sa Parole en application, ne pas se contenter de l’écouter car ce serait se faire illusion. […] La manière pure et irréprochable de pratiquer la religion, c’est de venir en aide aux orphelins et aux veuves dans leur malheur, et de se garder propre au milieu du monde » (Jc 1, 22-23 ; 27). Cette fidélité intérieure et cet engagement profond de la liberté se vérifient donc dans des comportements pratiques, qui ne sont pas simplement des observances rituelles, mais des manières concrètes d’assumer un service à l’égard de nos frères. L’amour de Dieu doit se vérifier dans l’amour du prochain, selon ce verset de l’épitre de saint Jean : « Celui qui dit qu’il aime Dieu qu’il ne voit pas et qu’il n’aime pas son frère qu’il voit est un menteur » (1 Jn 4, 20). La véritable foi chrétienne, qui est engagement de la liberté dans une relation personnelle avec Dieu, s’authentifie dans la manière dont le croyant se met réellement, concrètement et pratiquement au service des autres. Ce service peut consister en des gestes très simples et très quotidiens de la vie. Il est également vécu par celui qui se met au service de la collectivité, et décide de prendre sa part des obligations du bien commun.

En ce jour où nous faisons mémoire de la Libération de Paris et plus largement de la France, comment ne pas faire mémoire de ces hommes et de ces femmes qui se sont mis tout simplement au service de la France et des français en ces années 1944 et 1945, allant parfois jusqu’au sacrifice de leur vie ? Comment ne pas nous souvenir de ces hommes qui, comme Charles de Gaulle, Philippe Leclerc et beaucoup de leurs compagnons, ont su, pour reprendre la formule de saint Jacques « se garder propres au milieu du monde » (Jc 1, 27) en assumant leur capacité de refuser l’humiliation du déshonneur, et la soumission du droit à la force, dans un moment où cela était loin d’être évident ? Comment ne pas mentionner tous ces humbles, hommes et femmes tombés dans les combats de la libération de la capitale, dont les modestes plaques que nous rencontrons à travers la ville de Paris nous aident à garder la mémoire ? Et comment oublier tout simplement les corps et les cœurs blessés de ceux qui ont gardé les cicatrices de ces combats, soit parce qu’ils les ont endurés eux-mêmes, soit parce qu’ils ont été touchés à travers leurs proches ? Les veuves et les orphelins ne sont pas seulement des catégories bibliques. Il y a eu en ces années des veuves et des orphelins, il y a eu des enfants qui n’ont jamais connu leur mère ou leur père, et des familles qui ont été frappées par le deuil, par le sacrifice, par le don de soi.

« Se garder propre au milieu du monde », « se mettre au service de nos frères » : voilà l’expression authentique de la liberté intérieure ! Devenir un jour capable de dire non devant l’inacceptable peut se fonder sur la simple force de conviction de la conscience. Mais c’est aussi souvent l’expression de la conviction de la foi. Nous savons que le général de Gaulle comme le maréchal Leclerc, chacun selon sa personnalité, fondaient leur caractère et nourrissaient leurs capacités d’action dans une référence à la foi chrétienne. C’est donc en toute logique que le général de Gaulle a tenu à ce que la fête de la libération ne soit pas simplement une fête militaire et civile. Elle l’a été, mais Charles de Gaulle a souhaité qu’elle permette également à ceux qui étaient chrétiens d’exprimer leur reconnaissance envers Dieu. Ils ont tenu à la manifester ici-même, dans cette cathédrale qui symbolise la visibilité et la force de la foi au cœur de notre cité.

Nous nous unissons donc à cette action de grâce, et nous demandons au Seigneur qu’il aide chacune et chacun d’entre-nous à atteindre ce niveau de liberté intérieure, qui rend capable de se mettre résolument et généreusement au service des autres. Amen.

André cardinal Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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