Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe solennelle de fondation à Notre-Dame à l’occasion du 70e anniversaire de la Libération de Paris
Dimanche 24 août 2014 - Notre-Dame de Paris
Différentes compréhensions de la mission du Messie ont donné lieu à travers l’histoire des hommes à divers types de relations entre le domaine politique et le domaine religieux. La tentation d’instrumentaliser la foi est grande. Y céder conduit à la violence. Tous doivent travailler à la paix au sein des relations humaines.
Mot d’accueil
Messieurs les Présidents des Fondations Charles-de-Gaulle et Général Leclerc,
Mesdames et Messieurs les représentants des autorités civiles et militaires,
Chers amis,
Comme chaque année nous nous retrouvons à l’occasion des commémorations de la Libération de Paris, pour célébrer ensemble l’acte de foi qui a animé tant d’hommes et de femmes dans les combats qui ont marqué la libération. Quel chemin parcouru entre l’appel solitaire du général de Gaulle le 18 juin 1940 et la descente des Champs-Elysées le 26 août 1944 qui s’est terminée dans cette cathédrale par le chant du Magnificat ! Quel chemin parcouru depuis le Serment de Koufra porté par le petit noyau de la Deuxième Division Blindée du général Leclerc, la libération de Paris, puis celle de Strasbourg qui achevaient le serment qu’ils avaient fait dans les sables de l’Afrique ! La détermination, la persévérance, l’espérance entretenues au long de ces quatre années, étaient animées, c’était évident, par une conception de l’homme, de sa dignité, de sa liberté, qui ne pouvaient pas s’accommoder, non seulement de la guerre, mais encore du projet destructeur du nazisme.
Cette conception de l’homme, largement partagée par beaucoup de nos compatriotes, nous savons que pour le général de Gaulle comme pour le général Leclerc de Hauteclocque, elle était fondée et appuyée sur la conviction que chaque être humain dépasse de beaucoup sa propre personne, et cette conviction s’enracinait dans leur foi chrétienne. C’est pourquoi, très naturellement, le terme de ce long chemin s’est achevé dans cette cathédrale qui symbolisait non seulement l’expression de la foi chrétienne, mais encore une vision que l’on peut rattacher à ce que le général de Gaulle appelait « une certaine idée de la France ».
Aujourd’hui, nous faisons mémoire de ce jour de liesse, nous faisons mémoire aussi des milliers d’hommes et de femmes, militaires, résistants, civils, qui ont péri au cours des combats de la libération de Paris. Nous faisons mémoire de leur espérance, et nous puisons dans le souvenir de leur sacrifice la conviction que la violence, la haine et la guerre ne sont jamais des solutions aux problèmes humains. Et donc notre prière d’action de grâce se transforme en supplication pour que la paix s’étende aujourd’hui à travers le monde où nous connaissons tant de terrains de combats, tant de lieux de mort.
Je suis heureux que Mgr Hudson, évêque auxiliaire de Londres, représente le cardinal Nichols parmi nous, et que tous ensemble nous nous tournions vers Dieu et nous le priions avec confiance.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.
Homélie
– 21e dimanche du Temps Ordinaire – Année A
– Is 22, 19-23 ; Ps 137, 1-3.6-8 ; Rm 11, 33-36 ; Mt 16, 13-20
Frères et Sœurs,
La confession de foi de Césarée, dont nous venons d’entendre le récit dans l’évangile de saint Matthieu, est sans aucun doute un moment déterminant dans la mission de Jésus et dans la constitution du groupe apostolique qui l’entoure. En effet, après des mois de vie commune, et après avoir été témoins des miracles, des enseignements, des signes que Jésus a donnés au long de ce chemin, nul ne s’étonne qu’il ait acquis une certaine notoriété parmi ses contemporains, ce qui explique la question par laquelle commence cette profession de foi : qu’est-ce qu’on dit de moi autour de vous ? Et on entend un certain nombre de réponses qui reflètent certainement la pensée des témoins de la mission publique de Jésus.
Mais en provoquant la réponse de Pierre, « et vous qui dites-vous que je suis ? » (Mt 16, 15), Jésus fait exprimer un titre, celui de Messie, qui a une charge très forte dans la mentalité de ses auditeurs. Le Messie annoncé par les prophètes, c’est le Sauveur qui va rétablir Israël dans sa puissance et relancer le Royaume de David. Et nous le savons, alors que cette profession de foi conclut d’une certaine façon l’épopée des signes et des miracles, elle ouvre en même temps le chemin qui conduit à Jérusalem, où il va falloir que les disciples acceptent d’être confrontés non pas à la manifestation de la puissance d’un Messie dominateur, mais à la figure du Messie souffrant. Même si quelques-uns d’entre eux, entraînés sur la montagne, ont pu bénéficier de la vision de la transfiguration pour préparer leur esprit, nous savons combien ils furent déconcertés par cette expérience de souffrance, d’injustice et de martyre.
Mais nous devons essayer de comprendre qu’à travers ces événements qui ont marqué la vie de Jésus de Nazareth, c’est en même temps un message sur la vision de Dieu dans la conduite du monde. Il ne fait pas de doute que la toute-puissance de Dieu peut agir de toute sorte de façons et qu’il peut manifester sa domination selon des moyens qui n’ont rien de commun avec ce que nous connaissons, comme Jésus le dira lors de son arrestation : « Crois-tu que je ne puisse pas faire appel à mon Père ? Il mettrait aussitôt à ma disposition plus de douze légions d’anges. » (Mt 26, 53). Est-ce que le Messie envoyé par Dieu dans la personne de Jésus de Nazareth est venu pour rétablir un royaume terrestre, autrement dit : est-ce que la foi en Dieu est la matrice d’une société civile ? Est-ce que la foi religieuse est le critère définitif par lequel on peut s’approprier le pouvoir sur les hommes ?
Cette question est l’enjeu d’une tentation permanente à travers l’histoire humaine, et nous en avons connu des épisodes multiples au cours de notre propre histoire. Tentation du pouvoir civil d’exercer la puissance religieuse sur sa population, tentation pour la communauté croyante de se laisser emporter par la fascination de définir à partir de sa conviction les conditions d’exercice de la vie sociale. Cette double tentation traverse tous les temps, tous les régimes et tous les pouvoirs. Il a été donné au XXe siècle malheureusement d’en avoir des illustrations particulièrement violentes, que ce soit à travers le délire nazi, que ce soit à travers la dictature soviétique, que ce soit ce qui s’est passé au Cambodge ou dans d’autres pays. Dieu n’est pas et ne peut pas être l’instrument des ambitions humaines. Quand nous voyons, aujourd’hui, hélas, se développer dans certains pays, dans certaines régions de notre globe, une instrumentalisation de la foi au service d’une domination politique et tribale, nous pouvons comprendre quel est l’enjeu dramatique de cette tentation.
Que pouvons-nous, que devons-nous faire pour résister à cette tentation ? D’abord ne pas utiliser la personne de Dieu, le message de Dieu, la foi des croyants comme un moyen de coercition et de domination politique. Ne pas identifier la culture et la civilisation des croyants avec une représentation de la société. Ne pas vouloir occuper l’espace de la société en manipulant le conflit des croyances. On s’acheminerait inévitablement, comme on le voit malheureusement dans certains pays, vers des luttes d’une violence que, hélas, nous avons connue en Europe au temps des guerres de religions mais que l’on pouvait espérer avoir conjurée à travers un progrès sensible de la reconnaissance mutuelle et du respect des uns envers les autres.
Les responsables des confessions religieuses dans notre pays sont convaincus que leur mission n’est pas d’animer la guerre entre les autres religions, mais au contraire de faire contribuer la foi des hommes et des femmes sincères pour développer une société de paix. Nous pouvons nous réjouir qu’à diverses occasions, les responsables des cultes en France aient exprimé cette volonté délibérée. Mais nous savons bien qu’il ne suffit pas que les grands responsables soient convaincus pour que chacun et chacune partagent cette conviction. Il faut la développer par l’éducation, par la réflexion, par la meilleure connaissance des uns et des autres, par la capacité de respect et d’amitié entre ceux qui connaissent la foi en Dieu et ceux qui ne la connaissent pas.
Les grandes épreuves de notre pays, dont nous faisons mémoire aujourd’hui, et d’autres qui les ont suivies ou qui les ont précédées, nous incitent à comprendre que la communauté nationale ne peut que profiter et prospérer sur des relations qui constituent la densité du tissu social et qui évitent de confronter entre elles les communautés animées par des croyances différentes. C’est une illusion de croire que l’on peut convaincre le cœur de l’homme par la coercition, c’est un crime de croire que la foi en Dieu légitime le mépris de l’homme, c’est la grandeur de la foi chrétienne de nous avoir enseigné que chaque être humain, quel que soit son âge, quels que soient son état personnel, son sexe, ses orientations de vie, mérite le respect et l’amitié parce qu’il est voulu par Dieu pour devenir un de ses enfants.
Que le Seigneur nous donne la force d’être témoins de cette vision pacifique des relations humaines. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.