Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe solennelle de fondation pour le 66e anniversaire de la Libération de Paris

Dimanche 29 août 2010 - Cathédrale Notre-Dame de Paris

Si 3, 17-18.20.28-29 ; Ps 67, 4-7.10-11 ; He 12, 18-19.22-24 ; Lc 14, 1.7-14

Frères et Sœurs,

Ce passage de l’évangile de saint Luc donne un bon exemple de la manière dont Jésus enseignait ses disciples et les foules : il part d’un événement tout à fait ordinaire (l’invitation pour un repas du Sabbat) et développe une catéchèse à partir de celui-ci et du comportement de ceux qui y participent (les autres convives et le pharisien qui les reçoit). Il suggère d’abord une manière de se comporter, non seulement de façon civilisée, mais aussi de manière à vivre avec un peu plus de justesse et de justice. Puis, à partir de cet événement très conjoncturel auquel il participe, l’enseignement de Jésus vise plus loin. L’occasion de ce Sabbat lui permet d’annoncer ce que sera le festin des noces éternelles. Le repas de Jésus chez le pharisien devient ainsi l’annonce eschatologique de la fin de l’histoire et du rassemblement final des hommes de bonne volonté autour de la table du Seigneur.

Pour nous chrétiens, ce festin final dont nous parle l’Apocalypse est préfiguré et annoncé dans la célébration eucharistique. C’est pour cette raison qu’au moment de la communion, le célébrant invite les participants à s’approcher par ces mots : « heureux les invités au repas du Seigneur », au festin des noces de l’agneau. C’est sur cette invitation que nous pouvons nous avancer et recevoir le corps du Christ. Ainsi, la messe que nous célébrons exprime d’une manière visible quelque chose de ce repas éternel que nous espérons, mais dont nous n’avons pas encore l’expérience. C’est pourquoi durant l’eucharistie, notre manière d’être, de vivre ce moment et de nous comporter les uns avec les autres annonce d’une certaine façon ce que nous vivons en espérance.

Quand nous sommes dehors, dans notre vie sociale ordinaire, dans notre vie de famille ou de travail, notre existence est structurée par un certain nombre de rapports qui ont leurs logiques propres. Ce peut être des logiques hiérarchiques, puisque nous appartenons tous à des systèmes dans lesquels des gens donnent des orientations et d’autres les mettent en œuvre. Nos rapports sociaux peuvent aussi êtres réglés par des logiques économiques (de production et de consommation), des logiques de richesses, et malheureusement aussi par des rapports conflictuels, autant à l’intérieur des familles que dans les autres relations sociales. Nous savons aussi que bien souvent, la force et la violence l’emportent sur le respect mutuel et la concorde.

Cependant, quand nous franchissons le seuil de l’Église pour participer à l’eucharistie, nous ne transportons pas ces rapports qui structurent la vie de la société de manière ordinaire à l’intérieur de la célébration eucharistique. Et le jugement que le Christ porte sur le repas auquel il participe chez le pharisien, vise précisément à y appeler à un autre type de relations. Dans la vie sociale, vous pouvez être un grand responsable public, industriel ou militaire ou un simple exécutant, quelqu’un de très riche ou quelqu’un de très pauvre. Mais quand vous participez à l’eucharistie, ces logiques sociales, hiérarchiques ou économiques ne définissent plus les relations qui existent entre vous. L’assemblée dominicale n’est pas une microsociété qui reproduirait les schémas de la vie du monde. Nous sommes dans une société nouvelle qui préfigure l’assemblée finale des hommes en Dieu, et dans laquelle progressent de nouvelles manières d’être les uns avec les autres et des relations nouvelles entre les hommes et les femmes, entre les puissants et les faibles, entre les anciens et les jeunes, entre les enfants et leurs parents, etc.

Cette nouvelle structuration des relations humaines n’est pas simplement une parenthèse sans rapport avec la vie de notre société. Elle annonce la manière dont les hommes doivent apprendre à vivre les uns avec les autres. Nous ne sommes pas assemblés à l’église pour refuser la société, mais pour pouvoir y apporter une contribution spécifique. Les relations que nous avons les uns avec les autres dans l’eucharistie doivent transformer notre façon d’être avec les gens au milieu desquelles nous vivons. Celui qui prend place à la table du Seigneur ne peut pas se comporter dans la vie sociale comme si de rien n’était, et accrocher à la sortie de la messe son costume de chrétien à un clou pour redevenir un citoyen indifférencié. Nous essayons de mettre en pratique l’amour de Dieu dans nos relations entre chrétiens et nous espérons que cette pratique de la charité devienne d’une façon ou d’une autre un ferment pour transformer les relations dans toute la société.

Ainsi notre assemblée eucharistique est à la fois l’annonce et l’espérance du banquet final autour de Dieu, mais également la préfiguration d’un renouvellement et d’une transformation des relations sociales entre les hommes. Le chrétien ne se manifeste pas dans la vie publique et sociale d’abord comme un adversaire ou un combattant, mais d’abord comme celui qui travaille selon ses moyens et ses possibilités à développer de meilleures conditions de vie pour lui et pour ses semblables, à faire grandir concrètement la solidarité entre les hommes et les femmes au milieu desquels il vit, à susciter et à soutenir un projet de société qui mette au premier plan la justice et le partage.

Nous le savons les périodes de crise, et en particulier de crises économiques, sont malheureusement favorables à une certaine forme d’égoïsme et de protectionnisme. Dès lors qu’il y a un risque et un danger réel de voir disparaître ou diminuer tout ou partie des biens que l’on possède (qu’ils aient été hérités ou gagnés par son travail), dès lors que le niveau de vie auquel on est parvenu menace d’être compromis par les aléas et les vicissitudes de la vie économique, dès lors aussi que se fait plus scandaleuse la disparité entre les parties développées de l’univers et la misère immense dont le reste du monde souffre ; toutes ces situations suscitent naturellement des réflexes de défense et de protection. Mais le chrétien n’est-il pas d’abord et avant tout tendu vers une société solidaire plutôt que vers une société de l’autodéfense !? De plus, cette conscience que tous les hommes et toutes les femmes de ce monde ont des droits égaux à recevoir une part des biens de l’univers, n’appartient-elle pas à toute vision humaniste de notre société, en plus d’être profondément enracinée dans la tradition judéo-chrétienne !?

Nous le savons, de tous temps des hommes et des femmes ont accepté de faire le sacrifice de leurs biens, de leur tranquillité, et parfois de leur vie, pour que chaque personne humaine soit réellement respectée et qu’aucune ne soit utilisée comme un moyen pour la satisfaction des autres. Aujourd’hui, nous devons apprendre à vivre cette solidarité dans un monde dans lequel les frontières se sont considérablement effacées, non seulement en raison de la circulation universelle de l’information mais aussi en raison des facilités extrêmes de déplacement des personnes. Nous ne sommes plus au temps où chaque pays pouvait s’enfermer et s’entourer d’une muraille protectrice, qui d’ailleurs finit un jour ou l’autre par être perforée ou par se désagréger de l’intérieur. En ces temps difficiles pour tous, nous sommes invités à faire progresser une société du partage, de l’accueil et du respect de l’autre.

Que Dieu nous donne la force d’être des hôtes vraiment accueillants. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois

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