Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe solennelle de fondation à l’occasion du 67e anniversaire de la Libération de Paris

Dimanche 28 août 2011 - Cathédrale Notre-Dame de Paris.

Le rêve d’un Messie triomphant du mal par la force rejoint l’illusion de la résolution des problèmes par la force. Le chemin ouvert par le Christ est le seul qui transforme le monde, celui du don de sa vie pour la vie des autres.

 Jr 20, 7-9 ; Ps 62, 2-6.8-9 ; Rm 12, 1-2 ; Mt 16, 21-27

Frères et Sœurs,

C’est de propos délibéré que l’évangile de saint Matthieu, comme les autres évangiles synoptiques, rapprochent la belle profession de foi de Pierre sur la route de Césarée de Philippe et ce dialogue dans lequel Pierre semble se poser comme un obstacle à l’accomplissement de la mission du Christ. Il y a un vif contraste entre la déclaration de Pierre « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16) et le passage qui vient d’être proclamé. Cet écart met en évidence la contradiction entre deux conceptions du Messie pour Israël, mais il éclaire aussi notre propre manière de suivre le Christ. Au fond, nous nous trouvons ici devant deux conceptions de la mission de Jésus, deux conceptions du Salut, et finalement deux conceptions de l’histoire de l’humanité.

Le Salut

Le rêve spontané de Pierre est celui d’un Messie triomphant qui va venir à bout de ses ennemis par la puissance de sa force et qui fera triompher le règne de Dieu sur les empires humains. Et nous le savons, un signe attendu de cette victoire messianique serait que l’envahisseur romain soit chassé de Palestine. Cette vision de Pierre ne lui est pas seulement personnelle. Elle traverse les Écritures et l’histoire d’Israël. Mais toute autre est la mission du Messie souffrant à laquelle Jésus a essayé de préparer ses disciples tout au long des mois et des années de son ministère public. Cette figure du Messie est, elle aussi, présente à travers les Écritures : le Messie apporte le salut non pas en écrasant ses ennemis, mais en livrant sa propre vie. Et sa victoire n’est pas le fruit de la violence mais le fruit de l’amour.

L’histoire humaine

Derrière ces deux figures messianiques, il y a deux attentes complètement différentes par rapport à la mission de Jésus, mais aussi deux visions de l’histoire de l’humanité. Les siècles qui nous ont précédés ont vu naître, croître, se combattre, disparaître et se succéder des empires et des règnes dont les histoires manifestaient à leur façon l’illusion que le monde peut être dominé par la violence. Les tristes souvenirs du XXe siècle ne sont pas faits pour nous détromper. On peut penser au projet fantasmatique de la domination raciale telle que Hitler l’a mise en œuvre dans les conquêtes du IIIe Reich, ou bien à l’illusion du salut de l’humanité par l’engendrement d’un homme nouveau que Staline a imposée durant plusieurs décennies. Ces deux desseins illusoires reposaient sur la même conception du salut de l’humanité par la force.

Certes, on arrive quelquefois à mobiliser des forces plus puissantes pour écraser ces projets de domination par la violence. C’est ce qui s’est passé à la fin de la Deuxième guerre mondiale. On peut aussi soutenir les résistances qui ébranleront cette volonté de puissance, et c’est ce qui a provoqué la fin de l’empire soviétique. Mais dans un cas comme dans l’autre, ces victoires de la force sur la force, même si elles étaient nécessaires, n’ont pas changé radicalement les données du problème. Le nazisme a disparu et le communisme a largement sombré, mais la volonté de puissance est demeurée intacte. Nous en voyons sans cesse des résurgences à travers le monde.

Entrer dans le chemin du Christ

Nous sommes ainsi devant une certaine conception du salut de l’homme et nous devons essayer de comprendre pourquoi il nous en coûte tant d’accepter cette révolution de l’amour que le Christ annonce. Qu’est-ce qui résiste dans le cœur des hommes pour entrer dans le dynamisme de ce que le Christ va vivre pour lui-même et qu’il appelle ses disciples à partager ? La vraie question n’est pas idéologique : chacun préfère la paix à la guerre, l’amour à la haine et le respect au mépris. La question que l’Évangile nous renvoie est la suivante : quel prix sommes-nous prêts à payer pour que l’amour surmonte la haine, pour que la paix remplace la violence et pour que l’espérance se substitue au désespoir ? Jusqu’où sommes-nous prêts à aller ? Et jusqu’où allons-nous ? Car choisir réellement la paix, l’amour et le respect suppose qu’il y ait des hommes et des femmes capables de suivre le chemin indiqué par Jésus et capables de faire le don d’eux-mêmes pour la vie des autres. « Celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la gardera » (Mt 16, 25).

L’amour change le cours de l’histoire

Ainsi, la leçon que nous pouvons tirer des événements dont nous faisons mémoire aujourd’hui, est précisément l’exemple de ces hommes et de ces femmes qui ont été jusqu’au bout du don de leur vie, non pas pour se sauver eux-mêmes, mais pour contribuer au salut des autres. C’est là le sens le plus noble du sacrifice. Et nous comprenons ainsi que le levier qui va changer le cours de l’histoire du monde, n’est pas seulement la « supériorité mécanique », comme disait le Général de Gaulle dans ses mémoires, mais surtout la supériorité morale. Le triomphe du bonheur de l’homme vient de sa capacité à faire l’offrande de ses biens, de ce à quoi il tient et de ce qu’il est.

Apprendre à discerner

Nous le savons, ces décisions qui aboutissent au don de soi ne sont pas des décisions faciles. Dans les situations complexes du conflit armé ou du conflit politique, l’identification du chemin dans lequel on va s’engager est délicate. Il nous faut, comme saint Paul le disait dans l’épître aux Romains, apprendre à « reconnaître quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui est parfait » (Rm 12, 2). Acquérir cette aptitude au discernement du bien, cette capacité de le vouloir et cette disponibilité pour en payer le prix nécessite une conversion. Pour que le bien triomphe du mal, « transformez-vous en renouvelant votre façon de penser » (Rm 12, 2) nous dit saint Paul.

Comme Pierre et les apôtres, nous devons quitter une vision simpliste qui envisage la victoire du bien sur le mal par une sorte d’exercice magique de la puissance divine. Nous devons prendre conscience que l’accomplissement de la volonté de Dieu à travers le choix des libertés humaines suppose un renouvellement de notre regard, une conversion de notre cœur, et une ouverture de notre générosité. Nous pouvons nous inspirer de celles et de ceux qui ont eu un cœur assez ouvert pour identifier ce qui était bien, une force de caractère assez enracinée pour choisir de le faire et une liberté assez grande à l’égard de ce qu’ils possédaient et de leur propre existence pour donner tout jusqu’à leur vie. En faisant mémoire de ces hommes et de ces femmes, nous prions le Seigneur, pour qu’Il renouvelle notre façon de penser et nous apprenne à reconnaître quelle est la volonté de Dieu. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris

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