Il les aima jusqu’à l’extrême – deux ecclésiologies en dialogue (Père Pascal Négre)
Le Père Pascal Nègre nous présente la thèse qu’il a soutenue en décembre dernier, dans laquelle il met en dialogue l’ecclésiologie du métropolite Jean Zizioulas de Pergame (théologien orthodoxe) et celle du cardinal Walter Kasper (théologien catholique).
« Il les aima jusqu’à l’extrême » : deux ecclésiologies en dialogue
Le Père Pascal Nègre nous présente la thèse qu’il a soutenue en décembre dernier, dans laquelle il met en dialogue l’ecclésiologie du métropolite Jean Zizioulas de Pergame (théologien orthodoxe) et celle du cardinal Walter Kasper (théologien catholique).
Ordonné prêtre pour le diocèse de Paris en 2004, le P. Pascal Nègre est actuellement responsable de la Maison Saint-Roch du Séminaire de Paris, enseignant à la Faculté Notre-Dame et co-directeur du département Famille et Éducation du Collège des Bernardins.
1. Vous venez de soutenir avec succès une thèse de doctorat qui synthétise, met en dialogue et prolonge l’ecclésiologie d’un auteur orthodoxe et celle d’un catholique. Comment avez-vous choisi vos deux auteurs et qui sont-ils ?
Depuis des années, je m’intéresse à l’œuvre de Zizioulas, et à sa théologie de l’Église en particulier. On ne peut d’abord qu’être séduit en plongeant dans l’ecclésiologie eucharistique du Métropolite Jean et en en découvrant le souffle, le génie et la splendide cohérence. Plus encore, on ne peut qu’être saisi tout entier par cette théologie de « l’Église, Corps du Christ », lorsque, prêtre, il nous est donné chaque jour d’offrir les dons, et de dire de ce Corps, dans l’Esprit, « c’est mon corps ». Je souligne cela d’emblée pour signifier non pas seulement comme théologien ce que peut avoir de séduisant l’harmonieux système de Zizioulas, large et global, mais aussi comme prêtre, car la liturgie constitue pour lui – comme généralement en Orient – le terreau dans lequel doivent plonger les racines de toute théologie. L’expérience liturgique de l’Eucharistie en particulier lui apparaît avec évidence non pas comme une spécialité de la théologie pratique, mais comme une source existentielle de connaissance pour tous les domaines de la théologie. Au fond, sa réflexion est avant tout une occasion de réunifier la lex orandi et la lex credendi. Ainsi, ma propre ordination et mon expérience eucharistique m’ont sans doute donné des clés pour l’aborder. Mais ceci est vrai pour tous : qu’on soit prêtre ou non, la meilleure porte d’entrée dans sa pensée reste sans doute de célébrer la messe.
Or, dans une conférence importante sur l’ecclésiologie de Lumen Gentium, le cardinal Ratzinger affirmait justement : « L’ecclésiologie de communion est au plus profond d’elle-même une ecclésiologie eucharistique. Elle se situe ainsi très près de l’ecclésiologie eucharistique que des théologiens orthodoxes ont développée d’une manière convaincante au cours de notre siècle. Par elle, l’ecclésiologie devient plus concrète et reste néanmoins en même temps totalement spirituelle, transcendante et eschatologique . » Zizioulas s’inscrit dans l’immédiate lignée de l’ecclésiologie eucharistique que désigne ici Ratzinger. Certes, d’autres théologiens avant lui, dont il fut l’héritier ou l’élève, ont élaboré cette approche (Afanassieff, Meyendorff, Schmemann, Florovsky…). Mais sa propre pensée s’y est toutefois déployée de manière tout à fait originale et fructueuse. Professeur à Athènes, à Édimbourg, puis à Glasgow, Zizioulas a été élu à l’Université de Thessalonique en 1986. Il y a enseigné et, parallèlement, a enseigné au King’s College de Londres. Simultanément, il s’engagea aussi très tôt dans le labeur œcuménique. Il participa par exemple dès les années 70 à la Commission Foi et Constitution à Genève, puis au Conseil Œcuménique des Églises. Il prit part à des congrès d’études, à des groupes de réflexion, et, plus singulièrement, à la Commission mixte de dialogue théologique entre les catholiques et les orthodoxes, qu’il présida jusque récemment. En 1986, il fut consacré métropolite de Pergame et demeure aujourd’hui encore un conseiller très proche du patriarche de Constantinople et un artisan remarquable du chemin vers l’unité.
Si Congar disait qu’il est « l’un des théologiens les plus originaux et les plus profonds de notre époque », c’est avant tout en considération de la lecture pénétrante et cohérente que le Métropolite Jean fait des Pères. Or il est significatif que cette intuition et cet effort de « ressourcement patristique » correspondent à des intuitions que l’Occident catholique a simultanément réaffirmées et dont le Concile Vatican II formulera l’essentiel. Si bien que s’offre à nous, avec Zizioulas, une belle occasion d’ouvrir un dialogue avec la partie orientale de l’Église, à partir d’intuitions communes, et sur la base de Pères qui sont aussi communs à l’Orient et à l’Occident. C’est l’une des raisons du choix de cet auteur pour ma thèse.
2. Et comment s’est imposé le vis-à-vis catholique ?
Le caractère absolu, unifié et assez globalisant de l’ecclésiologie de Zizioulas rendait ardu le choix d’un interlocuteur. Comment trouver un grand théologien catholique qui puisse non seulement faire écho à cette théologie orientale, mais lui répondre. Né en 1933 et donc parfait contemporain de Zizioulas, le cardinal Walter Kasper, grande figure de l’œcuménisme, a co-présidé à ses côtés jusqu’en 2009 la Commission théologique mixte entre les orthodoxes et les catholiques. Le dialogue avait donc déjà physiquement eu lieu entre les deux auteurs (au sein de cette Commission et ailleurs, bien en amont). Mais surtout, comme Zizioulas, Kasper est un théologien complet, cohérent, innovant…, quoique sa théologie, dans la grande tradition allemande, soit beaucoup plus académique, organisée, massive. On sait qu’il joua un rôle assez éminent dans le monde universitaire, d’abord à Münster, puis à Tübingen, où il avait soutenu sa thèse et où il reviendra comme doyen puis professeur pendant presque 20 ans. Ces années d’enseignement ont marqué profondément son goût de la recherche et son rapport vivant à la Tradition de l’Église. À 80 ans, il est en train d’achever la publication des 18 volumes de ses œuvres qui embrassent de manière très large et systématique la théologie trinitaire, la christologie, la sotériologie, l’anthropologie, l’exégèse, etc.
Notons brièvement trois éléments qui sont d’une importance capitale pour entrer dans son ecclésiologie et qui motivent plus encore le choix que j’ai fait de cet auteur.
– 1) D’abord, l’expérience du synode des évêques dont il fut le secrétaire spécial au milieu des années 80 et qui lui offrit de renouveler en profondeur son approche des textes conciliaires dont il devint un herméneute reconnu. Pour Kasper, ce synode représente un événement ecclésial et un creuset théologique dans lequel s’est cristallisée sa pensée sur l’Église autour du concept de communion-koinonia et de son ancrage eucharistique. Toute son œuvre en fut marquée.
– 2) En outre, on ne peut que souligner son engagement déterminé et très ancien dans le travail œcuménique : consulteur, puis secrétaire et enfin président de Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, il a été au cœur de toutes les avancées du dialogue des dernières décennies.
– 3) Enfin, on ne pourrait comprendre l’ecclésiologie de Kasper sans prendre en compte l’importance de son ordination épiscopale et les années de ministère qu’il exerça dans le diocèse de Rottenburg-Stuttgart. Kasper fut et demeure un authentique pasteur, passionné par les questions de ses contemporains, soucieux de les rencontrer et de les accompagner. Il a élaboré sa théologie dans un travail de dialogue constant et constructif avec les dynamiques de l’Église allemande au service de laquelle il se trouvait, et dans la confrontation intellectuelle avec les grands enjeux du siècle. Son ecclésiologie, en ce sens, demeure toujours très marquée par sa sollicitude et son expérience pastorales. Et l’Eucharistie y demeure un sujet d’attention permanent.
3. On ne fait pas dialoguer aisément deux auteurs si différents, quelles que soient leurs convergences… Quelle méthode avez-vous suivie ?
Avant d’ouvrir le dialogue, ou pour mieux le faire, j’ai voulu plonger dans l’immense œuvre de Zizioulas pour en saisir l’articulation du dedans, et tâcher – en chaussant les lunettes orientales – d’en dégager des principes ecclésiologiques fondamentaux. Il me fallait commencer par le début : le porche de sa théologie est sa propre thèse sur l’unité de l’Église qui est parue en 1965. Y sont contenus tous les fondements de son ecclésiologie. Toutefois, ce qui est passionnant mais aussi difficile avec un auteur contemporain, c’est que sa pensée se poursuit, évolue, se complète… Zizioulas réclame d’ailleurs lui-même qu’on tienne compte de cet énorme travail ultérieur pour lire aujourd’hui sa thèse à laquelle il manque toute une pneumatologie. Et, en effet, de très nombreux ouvrages, articles et conférences, souvent rassemblés en volumes, ont prolongé son premier travail, justement sur le lien de la pneumatologie à la christologie et donc à l’ecclésiologie, ou sur la structure synodale de l’Église et sur la primauté. C’est donc en traversant et en intégrant ce matériau fourni, ardu mais souvent lumineux que j’ai tâché de rendre compte de son ecclésiologie.
Il m’a semblé avant tout qu’une clé essentielle pour toute son œuvre était donnée dans son préalable eucharistique : le Christ, un, unit dans son corps la multitude. Cette articulation de l’un et du multiple est un axe décisif dans l’ensemble de la pensée du Métropolite. Elle permet de mettre en relation de manière iconique la réalité même de l’être personnel de Dieu, simultanément un et trine, avec celle de l’unique Christ en qui la multitude des saints trouve son unité, et enfin avec la réalité de l’Église locale rassemblée autour de son unique évêque, un de la multitude. Si bien qu’autour de cet axe fondamental, trois pôles ecclésiologiques assez clairs se sont vite dégagés pour construire ma synthèse. Ils constituent les trois premiers grands chapitres de ma thèse.
Le premier pôle, consacré à l’Eucharistie et l’Église (et intitulé « Le corps total du Christ formé par l’Esprit Saint ») part du positionnement initial de Zizioulas. Il correspond à la conscience que l’Église avait d’elle-même dans les premiers siècles : sa nature, son unité et son identité sont eucharistiques. Au centre, la compréhension du Christ comme « personnalité corporative » unissant en son corps la multitude est le fruit du fort accent pneumatologique de Zizioulas : c’est l’Esprit de communion qui fait que le Christ est Christos. Constitué par l’Esprit, le Christ ne peut donc se comprendre comme un individu isolé qui serait séparé de l’Église, son corps. Enfin, saisie par l’Esprit Saint, qui est l’Esprit des derniers temps, l’Église est dans l’Eucharistie informée par le corps du Christ, mais son corps eschatologique. C’est-à-dire que reçue dans l’Eucharistie par le don de l’Esprit, l’identité de l’Église vient nécessairement des eschata : elle est ce qu’elle sera.
Le deuxième pôle ecclésiologique concerne la communion des différents membres au sein de l’unique Corps du Christ formé par l’Esprit. J’ai sous-titré ce deuxième grand chapitre Ministères et Communion, dans cet ordre, car la priorité eucharistique de Zizioulas dont nous venons de parler fait immédiatement ressortir un troisième terme avec l’Église et l’Eucharistie : la figure ministérielle de l’évêque, qui est centrale chez lui pour penser la catholicité, la communion et l’unité. Président de l’Eucharistie, l’évêque est le garant en sa personne de l’unité du corps. Pas plus que le Christ ne peut se comprendre individuellement, l’évêque ne peut exister ni se comprendre à côté ou en-dehors de la communauté qui l’entoure et qui fait partie de son identité. L’un et les autres sont mutuellement constitutifs (à nouveau l’un et le multiple). Et c’est donc par cette figure ministérielle épiscopale que Zizioulas peut alors aborder dans son ecclésiologie l’articulation du local et de l’universel.
Enfin, conséquence du deuxième pôle, un troisième pôle s’impose autour de la Synodalité et de la Primauté pour penser la manière dont s’unissent entre elles les différentes Églises locales, chacune plénière et catholique en vertu de l’Eucharistie qu’elle célèbre, et représentée par son évêque dans le synode. Fort de son principe théologique de l’un et du multiple (en Dieu, dans le Christ et dans l’Église), Zizioulas n’a pas peur alors de réclamer un primat universel : il faut une tête, il faut un « unique », si l’on veut assurer l’unité de la multitude et garantir la communion dans la diversité. La primauté universelle est inhérente à la synodalité et elle est même pour lui une condition de la catholicité.
4. Et pour aborder la théologie du cardinal Kasper ?
Issu d’une autre tradition, mettant en œuvre ses dons de théologien d’une tout autre manière que Zizioulas, en empruntant des chemins différents, Kasper m’a d’abord contraint à faire le même travail de plongée et d’appropriation. En le lisant, j’ai d’abord cherché – sans vraiment y parvenir – à trouver une ligne, une clé de lecture, un fil rouge aussi évident que pour Zizioulas. Mais l’ecclésiologie de Kasper ouvre simultanément différents chantiers qu’il aborde selon une méthode de professeur quasi métronomique, mais méthode qui opère un croisement constant des perspectives et floute un peu les lignes d’un éventuel système : sur chaque sujet, il lit l’Écriture, il lit les Pères, il lit le Concile et en tire un enseignement personnel. Mais les sujets s’interpénètrent tous..., de telle sorte qu’il revient souvent sur les mêmes sujets selon un autre angle de vue.
Or, et c’est sans doute un des premiers fruits du dialogue, la lecture préalable de Zizioulas avec les trois pôles majeurs que j’en avais dégagés (Eucharistie et Église / Ministères et communion / Synodalité et primauté) m’a permis de définir en vis-à-vis une ligne chez Kasper, de mettre au jour des axes très convergents et qui se déploient comme en miroir. Comprenons-nous bien : Zizioulas m’a aidé non pas à organiser ou à réduire Kasper dans un système, mais à le lire en en révélant une assez grande harmonie. Plus encore, la synthèse de cette ecclésiologie kasperienne que je trouve extrêmement respectueuse du mystère dans sa complexité (et donc prête à sacrifier l’huilage d’un système pour assumer la difficulté des détails) m’a permis de déceler aussi, par retour, des fragilités de Zizioulas (plus prompt de son côté à sacrifier le détail pour garantir la beauté du système). Trois axes se sont donc dessinés pour Kasper, en écho à Zizioulas, et ils constituent les trois grands chapitres suivants de ma thèse.
Le premier concerne également le mystère de l’unique Église dans son lien à l’Eucharistie. Mais je l’ai sous-titré Église et Eucharistie, et non plus Eucharistie et Église, puisque Kasper part en ce qui le concerne de l’étude et de la contemplation de l’Église dans la diversité de ses images scripturaires : elle est le Peuple de Dieu que le Père rassemble dans son vaste dessein de salut, le Corps du Christ livré pour la vie du monde, l’Épouse paradoxale, nigra sed formosa, le Temple de l’Esprit vivant d’une constante épiclèse et saisie dans les eschata… Autant d’images traditionnelles qui le mènent toujours, lui aussi, mais comme dans un deuxième temps, à l’Eucharistie qui est source et sommet de la vie de l’Église.
Le deuxième axe se penche à son tour sur la communion des membres à l’intérieur du corps, mais encore une fois comme en miroir (Communion et ministères et non plus Ministères et communion) : en effet, là où Zizioulas trouve son point de départ dans le ministère central et essentiel de l’évêque pour penser ensuite l’unité et la communion, Kasper part, lui, de la question universelle de la catholicité, de ce qu’il reconnaît aussi comme l’apostolicité de tout le peuple de Dieu en son sacerdoce baptismal, pour ensuite aborder la question des ministères, situés au milieu et au service du peuple des baptisés.
Enfin un dernier axe l’amène aussi à aborder la question de la Primauté et de la synodalité. Dans cet ordre. Car, en reflet de Zizioulas, Kasper cherche d’abord à fonder le ministère pétrinien dans l’Écriture et la Tradition avant d’aborder à partir de lui et à la lumière féconde du Concile Vatican II la question de la vie synodale et de son renouveau récent.
5. Quels fruits avez-vous pu dégager de ce vis-à-vis original ?
De ces deux traversées en miroir, de ce face à face qui est en réalité déjà un dialogue, a jailli alors, presque naturellement, une mise en perspective à partir des fortes convergences entre les deux auteurs, très encourageantes pour le dialogue œcuménique, mais aussi des divergences et même des absences surprenantes qui, mises au jour, ouvrent alors des portes à la formulation de perspectives nouvelles, tant pour faire se rejoindre les deux théologiens (car souvent ce qui semble « manquer » dans leur théologie est un lieu où ils pourraient se rencontrer) que pour prolonger leur réflexion. C’est le propos de ma troisième grande partie, plus personnelle, qui reprend chacune des trois grandes thématiques rencontrées chez Zizioulas et Kasper. Je l’ai intitulée Convergences et Prolongements et elle est aussi l’occasion d’intégrer l’apport des 6 documents produits par la Commission mixte internationale de dialogue entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe dans son ensemble. Loin de seulement commenter ce qui précède, ce dernier grand ensemble possède aussi une cohérence propre issue de la mise en dialogue des deux auteurs mais aussi d’une clé de lecture nouvelle et transversale qui s’est rapidement imposée à moi : celle de la miséricorde.
En effet, interpelé d’abord par l’attention théologique à la miséricorde que le pape Jean-Paul II avait déjà soulignée dans son encyclique Ut Unum Sint au sujet du ministère pétrinien, j’avais très tôt repéré qu’il y avait là une clé singulière et sans doute féconde pour aborder et faire avancer au moins la réflexion sur la primauté universelle. Je n’avais pas deviné alors que ce serait finalement l’axe principal qui me serait donné pour reprendre et prolonger le dialogue théologique entre Kasper et Zizioulas. Or Kasper a entre-temps publié cet ouvrage important sur la miséricorde où il appelle de ses vœux l’apparition de nouveaux théologiens qui s’emparent de ce concept essentiel, trop méconnu, ou laissé au domaine d’une spiritualité désuète, pieuse et donc secondaire. Cela n’a pu que fortifier mon intuition et lui donner corps plus largement. Mais surtout, les pistes sur lesquelles Zizioulas et Kasper m’ont conduit m’ont presque forcé à faire de la miséricorde un axe de relecture ou de prolongement de leurs théologies. Après cela, alors que je terminais de rédiger ma thèse, je n’ai pu que me réjouir que le pape François offre à l’Église l’année de la miséricorde qui venait couronner en quelque sorte le fruit de mon travail.
Ainsi, en deux mots, dans un premier chapitre sur l’Église et l’Eucharistie, des convergences fortes entre Kasper et Zizioulas sont d’abord manifestées : l’ancrage de leur ecclésiologie dans la théologie trinitaire, le fort accent pneumatologique qui se déploie chez les deux, le milieu de vie eucharistique et donc eschatologique de leur théologie de l’Église... Or, au cœur même de la contemplation ecclésiologique, eucharistique, pneumatologique de l’Apocalypse que l’un et l’autre font, d’une manière assez convergente, la figure féminine de l’Église se détache qui souligne dans le même temps une étonnante divergence entre les deux auteurs. En effet, Zizioulas résiste vigoureusement à toute image ecclésiale féminine. Il ne fait pas de cas de l’idée d’Église Épouse, par exemple. Il est bon de se demander pourquoi. En outre, cette question de la figure ecclésiale féminine à laquelle le parcours nous fait aboutir désigne aussi une absence surprenante : ni l’un ni l’autre des auteurs n’aborde vraiment l’Église dans sa figure maternelle pourtant très traditionnelle. Et c’est cette figure de l’Église aux entrailles de mère (rahamim), peu présente chez l’un et l’autre des auteurs étudiés, qui amène donc à reprendre l’ensemble du premier chapitre dans le topos théologique maternel de la miséricorde qui s’avère très unifiant et où ils pourraient se rejoindre volontiers (l’Église-Mère est sans doute la seule figure ecclésiale féminine tolérée et brièvement évoquée chez Zizioulas). Fondée dans le mystère pascal dont elle vit et que l’Eucharistie rend présent, c’est-à-dire au cœur-même de la miséricorde du Christ qui aime jusqu’à l’extrême, l’Église est un peuple du pardon, elle est sacrement de la miséricorde : épouse et mère, elle est Mater misericordiae. C’est le premier fruit qui vient prolonger la ressaisie du dialogue entre les deux auteurs.
De même, le deuxième chapitre sur la Communion et les ministères souligne d’abord avec évidence l’accord des auteurs et leur convergence sur la manière dont s’articulent, dans l’Église entière, le local et l’universel en une circumincession que l’on nommera selon les traditions « corrélation radicale » ou « relation mutuellement constitutive ». Pourtant, c’est au sein de cette communion qu’apparaissent aussi des divergences et des manques : d’abord la question essentielle de la collégialité dans sa spécificité par rapport à la synodalité fait défaut chez Zizioulas. Mais on s’étonne aussi qu’il n’ait pas vraiment d’approche de la communion des membres du corps ecclésial fondée sur le baptême, et non seulement sur l’Eucharistie (deux sacrements essentiels de la miséricorde). Cela amène à envisager l’Église comme une fraternité, autre concept antique très traditionnel et peu creusé par nos auteurs, pour ne pas dire absent. L’Église comme Adelphotès permet donc de faire se rejoindre et de prolonger leur approche de la communion ecclésiale au sein de laquelle les ministères exercent, pour le service de la communion baptismale, un pur service de miséricorde, de réconciliation entre des frères. Au sein de la communion ecclésiale, les ministères sont aussi un mystère de miséricorde.
Enfin, le dernier chapitre sur la Synodalité et la primauté confirme bien entendu la mutuelle dépendance de ces deux termes, vitale pour l’Église, ainsi que Kasper et Zizioulas en conviennent en une convergence totale. Mais il permet aussi d’aborder le renouveau synodal tel qu’il s’est vécu dans les Églises et d’affiner (voire d’inverser) l’imaginaire commun sur cette question centrale du dialogue œcuménique. Je veux dire par là que, contrairement à ce que l’on exprime parfois un peu vite (l’Orient aurait besoin de plus de primauté et l’Occident de plus de collégialité), il est bien possible que l’Occident ait en réalité beaucoup plus développé la synodalité et que l’Orient possède un rapport excessif à la primauté. Mais, plus que tout, cette dernière partie tente de réaliser ce que l’un et l’autre des auteurs appellent de leurs vœux : la réflexion sur ce que pourrait être une mise en œuvre concrète de la primauté universelle dans une Église unie. Après le très beau document de Ravenne, le récent document de Chieti, obtenu après de longues années de travail au sein de la Commission théologique mixte, ouvre des voies précieuses, consonantes avec celles que j’évoque, mais il ne se penche encore pour cela que sur le premier millénaire. Or il m’a semblé que l’approche du ministère pétrinien par le biais fondateur, essentiel et radical de la miséricorde était encore une fois un apport nouveau, réconciliant et inattendu pour faire tomber bien des obstacles dans ce domaine. Suscité par la miséricorde, fondé dans la miséricorde, et destiné à la miséricorde, le ministère de Pierre ne peut se comprendre en dehors de ce creuset pascal, qui est celui de l’amour extrême. Le primat peut alors manifester au cœur de la Maternité et de la Fraternité de l’Église, une figure Paternelle, celle du Père des Miséricordes, présidant dans l’amour, au service de la communion.
6. En quoi la miséricorde renouvelle-t-elle l’approche de la primauté et le travail œcuménique ?
Il faudrait prendre le temps de lire les chapitres de ma thèse qui y sont consacrés ! Mais il est vrai que cette perspective ecclésiologique offre au dialogue œcuménique un angle de vue inhabituel et fécond. Non pas seulement par l’humble conversion des cœurs – certes essentielle – à laquelle elle appelle, mais surtout dans la compréhension même qu’elle implique de la notion de pouvoir et d’autorité. En effet, Pierre n’est pas un homme qui devrait entrer dans le mystère de la miséricorde et rencontrer sa faiblesse pour après devenir primat et recevoir un pouvoir à exercer. Il n’est primat que par sa faiblesse même, et dans la fissure de son reniement pardonné. C’est dans la faillibilité de Pierre que s’ancre sa seule autorité, comme le montre assez bien le parcours biblique que je propose sur le ministère pétrinien. Il n’y a qu’une primauté, celle du Christ, le Rocher, qui se fait obéissant jusqu’à la mort, et serviteur de tous. C’est pourquoi chez saint Jean, le lavement des pieds (Jn 13) et l’apparition au bord du lac (Jn 21) sont deux passages pétriniens essentiels pour comprendre le mystère de la primauté.
En somme, c’est parce qu’elle est un mystère eucharistique d’agenouillement, dans un amour miséricordieux qui va jusqu’à l’extrême, que la primauté universelle peut être un ministère de communion au service de l’unité. Et cela change beaucoup de choses, même concrètement. En recevant à Rome, en juin dernier, la délégation du Patriarcat de Constantinople, et je termine avec ces mots, le pape François disait justement : « Reconnaître que l’expérience de la miséricorde de Dieu est le lien qui nous lie (orthodoxes et catholiques) implique que nous devons toujours plus faire de la miséricorde le critère de nos rapports réciproques. » Décembre 2016