Interview de Mgr Laurent Ulrich par Paris Notre-Dame

Paris Notre-Dame – 26 septembre 2024

Paris Notre-Dame du 26 septembre 2024

À quelques semaines de la réouverture de Notre-Dame, Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Paris, revient sur le sens spirituel d’un tel événement, mais aussi sur son voyage en Terre Sainte, la Rencontre internationale pour la paix qui s’est tenue à Paris fin septembre et la démarche sacramentelle qu’il a souhaité initier dans son diocèse. Entretien.

Propos recueillis par Charlotte Reynaud

© Yannick Boschat / Diocèse de Paris

Paris Notre-Dame – Monseigneur, vous avez tenu à répondre favorablement à l’invitation du cardinal Pizzaballa de vous rendre, début septembre, en Terre Sainte, entouré de votre conseil épiscopal…

Mgr Laurent Ulrich – Lorsque j’ai rencontré, en février dernier, le cardinal Pierbattista Pizzaballa, patriarche latin de Jérusalem, il nous a confié qu’une manière de les aider était précisément de se rendre en Terre Sainte. Cette invitation m’a touché, et j’ai souhaité faire en sorte de pouvoir l’honorer. En visitant des paroisses, des écoles et des hôpitaux, ce voyage – qui était aussi un pèlerinage – permettait dans le même temps d’apporter un encouragement aux communautés chrétiennes locales. La communion entre les églises particulières est, dans notre pensée et dans notre pratique, quelque chose d’important, et nous avons à vivre cette même communion avec les communautés chrétiennes qui sont immergées au milieu de nations – donc de peuples – en souffrance.

P. N.-D. – Que retenez-vous de ces rencontres avec ces communautés chrétiennes ?

L. U. – Comme le reste de la population, les chrétiens ont une vision très pessimiste de l’avenir et ne voient pas d’issue. C’est très douloureux. Mais ils sont là, au pied de la Croix, d’une certaine façon. C’est la place des chrétiens, c’est la place de l’Église d’être là où l’on souffre, notamment pour continuer d’oeuvrer à la possibilité de vivre ensemble, de prendre soin des populations, de participer à l’éducation des enfants, des jeunes. Dans les écoles chrétiennes – que nous aidons grâce à l’OEuvre d’Orient –, les enfants de différentes confessions jouent ensemble dans la cour ; ce sont des lieux de paix, animés par l’espérance profonde que travailler à l’éducation, c’est toujours travailler à l’avenir. Dans les hôpitaux chrétiens, on soigne tout le monde, l’accueil est inconditionnel.

P. N.-D. – Quelle nourriture spirituelle retenez-vous de ce voyage ?

L. U. – Je connaissais déjà la Terre Sainte et les lieux marquants de la vie de Jésus. Mais pour la première fois de ma vie – et pour un prêtre, c’est un moment particulièrement fort –, j’ai pu célébrer la messe au Saint-Sépulcre, sur le tombeau même du Christ, lieu de sa Passion. Nous avons aussi pu célébrer la messe à Bethléem, à côté du lieu de la Nativité, et à Nazareth. Dans ces trois lieux, on peut dire – et on le dit d’ailleurs durant la messe, au cours de l’oraison – : « Ici, le Verbe s’est fait chair », à Nazareth, « Ici, le Verbe est né », à Bethléem, « Ici, le Seigneur a donné sa vie », à Jérusalem. Être présent dans ces lieux qui évoquent la vie et la Passion du Christ, dans ce contexte actuel de grande souffrance, c’est quelque chose de très fort. Le Seigneur est présent. Le Seigneur vit au milieu de ce peuple, comme nous, nous croyons qu’Il vit au milieu de nous, comme la source d’une espérance qui habite ce monde violent et donne de la profondeur à la vie de tous les jours. J’ai souvent pensé à cette phrase de saint Paul : « Nous sommes pourchassés, mais non pas abandonnés ; terrassés, mais non pas anéantis » (2 Co 4, 9). Nous ne pouvons pas être ces croyants qui seraient simplement désespérés. Nous sommes lucides sur les conditions dans lesquelles se déroule la vie du monde, mais nous ne nous enfermons pas dans cela, nous gardons l’espérance. Et en même temps, nous ne disons pas : « Puisque le Seigneur est là, il n’y a rien à faire. » Nous avons beaucoup à faire pour annoncer que la paix est un bien supérieur ; que la réconciliation est le chemin ; que l’esprit de vengeance et de violence ne peut pas avoir le dessus. Nous sommes lucides, mais habités par une espérance, qui est celle de la Résurrection.

P. N.-D. – Vous avez souhaité accueillir à Paris la Rencontre internationale pour la paix, organisée chaque année par Sant’Egidio. Pourquoi cette démarche ?

L. U. – Dans le prolongement de la rencontre d’Assise (Italie), organisée en 1986 par Jean-Paul II, nous croyons que les religions ont le devoir propre de prêcher la paix, de prier, chacune à leur façon, à cette intention et de susciter des rencontres internationales pour faire tomber le mur de la méconnaissance. Cette rencontre annuelle – organisée par Sant’Egidio – crée entre nous une habitude de relation qui, tout en respectant nos différences, nous ouvre les uns aux autres et permet de nous connaître mieux. Le temps final de l’appel à la paix s’est tenu, cette année, sur le parvis de Notre- Dame. Un lieu symbolique, bien sûr, au coeur de Paris et ouvert à tous ceux qui passent et portent ce désir de paix entre les nations. Mais à quelques semaines de la réouverture, on ne peut que songer aux millions de visiteurs d’origines géographiques et culturelles très variées qui convergeront vers Notre-Dame, non seulement parce que c’est un monument extraordinaire de culture, mais aussi parce que c’est un monument extraordinaire de spiritualité. J’espère que l’esprit de Notre-Dame sera celui de concorde ; et je souhaite, aussi, que la prière des chrétiens dans Notre-Dame soit une prière qui n’oublie jamais l’exigence de paix que l’Évangile nous impose.

P. N.-D. – Vous évoquez Notre-Dame, dont la réouverture – dans moins de trois mois – sera l’un des temps forts de l’année. Dans quel état d’esprit êtes-vous, alors que vous allez bientôt, comme archevêque, retrouver votre cathédrale ?

L. U. – Il n’y a pas que l’archevêque qui va retrouver sa cathédrale, mais aussi tout le peuple de Paris. Et ce peuple, je veux qu’il soit présent, par délégations (de paroisses, de mouvements, d’associations, etc.) d’abord, lors des cérémonies de la réouverture, puis petit à petit par groupes, notamment grâce à l’organisation des pèlerinages de paroisse qui sont prioritaires pour venir à Notre-Dame dans les six premiers mois de la réouverture. Il n’y a que 1 500 places dans la cathédrale ; on ne peut donc pas accueillir tout le monde en même temps. Il y aura aussi, nous le savons, beaucoup de visiteurs. Parce que nous sommes catholiques, c’est-àdire ayant une vocation universelle, nous sommes prêts à les accueillir, tout en laissant une place centrale à la prière, en célébrant, notamment, la messe trois fois par jour à l’autel à la croisée des transepts. L’accès à Notre-Dame restera toujours gratuit, mais nécessitera, dans les premiers temps, une certaine organisation afin que tout se passe au mieux ; nous aurons, par exemple, un site pour réserver son horaire de visite afin d’éviter une trop grande attente.

P. N.-D. – Notre-Dame suscite son lot de polémiques ; beaucoup de fausses informations circulent sur ce à quoi vont ressembler les vitraux, sur votre prétendu refus de voir revenir la couronne de lumière… Que répondez-vous ?

L. U. – Après l’incendie, il a été fait le choix – et c’est heureux – de reconstruire la cathédrale à l’identique, et de ne modifier ni sa flèche, ni sa silhouette. Mais une cathédrale est une oeuvre qui vit à travers les époques. Il y a, dans les apports architecturaux de cet édifice, des réalités qui datent du XIIe siècle, d’autres du XIIIe, d’autres encore du XVIIe, du XIXe siècle bien sûr avec la restauration menée par Viollet-le-Duc, jusqu’à la croix dorée que le cardinal Lustiger a demandé à Marc Couturier, au XXe siècle. Et même déjà du XXIe siècle, puisque le coq dessiné par Monsieur Philippe Villeneuve, architecte en chef des monuments historiques, n’est pas celui de Viollet-le-Duc ; c’était une bonne idée, car il a donné à ce coq un bel envol. J’ai eu du plaisir à le bénir et le voir monter jusqu’au sommet de la flèche, le 16 décembre dernier. Concernant les vitraux, il m’a semblé – et je l’avais clairement dit à la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture en juillet 2023 –, que nous ne pouvions pas restaurer cette cathédrale sans mettre une marque de cet instant-ci, pour signifier qu’au XXIe siècle – et après cet incendie qui a grandement mis en danger la cathédrale –, Notre-Dame vit. Alors, j’entends beaucoup de mensonges, selon lesquels on voudrait détruire les rosaces, des vitraux emblématiques de la cathédrale comme l’Arbre de Jessé. C’est tout à fait faux. Il s’agit de remplacer quelques vitraux en grisaille non figuratifs. Je rappelle qu’il y avait des peintures – voulues par Viollet-le-Duc – dans les chapelles des bas-côtés nord et sud de la nef, qui ont été effacées, il y a environ soixante ans, non pas du fait du clergé, car la cathédrale appartient à l’État. À partir de ce moment-là, la situation n’est plus la même ; des vitres blanches, ou presque, pour éclairer de la pierre blanche, cela n’a plus beaucoup d’intérêt. Et mettre des vitraux pour donner une couleur nouvelle à ces chapelles, cela ne me paraît pas scandaleux ; je ne crois pas être illégitime en faisant cela, et je ne crois pas être un destructeur de patrimoine.

Quant à la couronne de lumière de Viollet-le-Duc, ce sujet était réglé avec l’aval des autorités compétentes de l’État bien avant le début de mon épiscopat à Paris. Lorsqu’elle a été retirée de Notre-Dame, il y a vingt ans, et affectée au choeur de la basilique Saint-Denis, il y a dix ans, en concertation avec les diocèses de Paris et de Saint-Denis-en-France, c’était bien une décision ferme : il n’a plus été question de son retour à Notre-Dame.

P. N.-D. – Vous avez émis le souhait que ces vitraux s’inscrivent dans la tradition de l’art figuratif chrétien et évoquent la Pentecôte…

L. U. – En effet. Le christianisme, sa théologie et sa spiritualité, oriente vers la représentation des visages et de l’humanité. Quant au thème général, il a été choisi puisque ces vitraux prendront place côté Sud, dans l’allée qui évoquera – dans le parcours catéchétique prévu – la Pentecôte, les fruits de l’Esprit et l’appel à la sainteté. Depuis le Concile Vatican II, on a suffisamment exprimé – et notamment par les nombreux messages des papes successifs – que l’Église voulait être en dialogue avec les artistes contemporains, parce qu’ils sont capables d’exprimer quelque chose qui relève du mystère et de l’indicible. C’est un beau signe que des artistes de notre époque soient inspirés par la renaissance de la cathédrale. Ce projet de vitraux a suscité un véritable enthousiasme dont nous pouvons nous réjouir : plus de cent candidatures ont été reçues. Au terme des consultations, le comité artistique a présélectionné huit artistes, qui devront proposer leur projet en novembre prochain.

P. N.-D. – Puisque nous évoquons les sujets à polémique, souhaitez-vous dire un mot sur le projet de la Maison de la Visitation Vaugirard, qui fait aussi couler beaucoup d’encre ?

L. U. – Lorsque les Visitandines ont quitté leur couvent, rue de Vaugirard, elles ont souhaité remettre ce site au diocèse pour qu’il soit un lieu d’expression de la charité de l’Église. Pendant dix ans, ce projet a été retardé et empêché par de multiples recours, bien sûr légitimes, mais il est désormais lancé, et porte le nom de « La Maison de la Visitation Vaugirard ». Ce projet caritatif abritera trois associations qui sont vraiment des lieux d’accueil inconditionnels de tous, au nom de l’Église, à savoir l’Association pour l’amitié (APA), Simon de Cyrène et Marthe et Marie. Pour que cette mise à disposition puisse être possible et pérenne, nous créons aussi dans ce lieu un immeuble locatif. Contrairement à ce qu’on a pu dire, les petits bâtiments qui sont détruits ne présentaient – et cela est confirmé par la Drac – aucun intérêt patrimonial. C’est un très beau signe qu’on puisse accueillir, dans ce quartier par ailleurs privilégié, des personnes en souffrance et en difficulté personnelle ou sociale, que ce soit parce qu’elles ont connu la grande précarité et la rue, parce qu’elles vivent avec un handicap physique, ou qu’elles accueillent, en tant que mère seule, un enfant. Ces trois projets manifestent la charité du Christ pour tous. Je veux bien comprendre que cela engendre quelques perturbations, mais dans une société qui s’archipélise, essayer de créer des liens et de faire se rencontrer des membres d’une même société, c’est plutôt une bonne nouvelle.

P. N.-D. – Vous avez souhaité lancer le diocèse dans une démarche pour mieux découvrir la richesse des sacrements : pourquoi ?

L. U. – Les sacrements nourrissent notre vie, notre dynamisme missionnaire, la profondeur de notre engagement dans la foi, la force de l’espérance et la charité. Dans Desiderio desideravi, le pape François désigne deux dangers, qu’il appelle « pélagianisme » et « gnosticisme ». Le premier, c’est la tentation de considérer la foi chrétienne comme une simple morale, qui a besoin d’être alimentée. Si les sacrements ne sont que cela, alors ce n’est pas étonnant que, peu à peu, des gens s’en éloignent et se disent qu’ils n’en ont pas besoin pour travailler à la transition écologique, à la charité à l’égard des plus pauvres, etc. Ce moralisme-là ne justifie pas la vie sacramentelle. L’autre danger, c’est de penser que l’on fait partie d’un peuple d’initiés qui a reçu la connaissance et qui, par conséquent, est donc sauvé. Le risque, c’est de résumer sa pratique chrétienne à un sentiment d’appartenance. Ces deux attitudes sont des incompréhensions de ce qu’est la vie sacramentelle ; elles infléchissent la vie chrétienne, soit du côté d’une espèce de vanité de faire partie du peuple sauvé, soit d’une autre vanité qui consiste à ne se reposer que sur les forces humaines morales.

Devant la diminution vertigineuse du nombre de pratiquants, je souhaite que les chrétiens retrouvent de vraies raisons missionnaires d’aller à l’eucharistie ; qu’ils redécouvrent qu’il y a dans ce sacrement une mise en relation avec le Christ. La charité chrétienne s’enracine dans la charité du Christ. L’espérance chrétienne s’enracine dans la force spirituelle de l’Esprit qui anime Jésus au plus fort de sa Passion et qui lui fait appeler Son Père ; la foi, l’espérance et la charité sont en permanence sollicitées et soutenues dans la vie sacramentelle. Tout à l’heure, je vous ai dit qu’à Bethléem, à Jérusalem, à Nazareth, il est écrit dans les sanctuaires « hic », c’est-à-dire « ici » en latin. La vie sacramentelle, c’est le « nunc » [« maintenant », NDLR] ; elle nous dit : « Quand vous n’êtes pas ici – à Jérusalem, à Bethléem, à Nazareth –, c’est quand même maintenant que vous rencontrez le Christ dans votre vie. » De cela, nous en sommes les témoins. Les apôtres ont vu « ici » le Christ ; nous, nous le voyons « maintenant ». Il y a une expérience unique dans la vie sacramentelle. Rien d’autre n’offre une chose pareille dans la vie du monde d’aujourd’hui. Dieu se donne, il est là ; « ici », à un moment donné, et, « maintenant », partout.

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