« Je suis la Vérité » chez Karl Barth
le fondement théologique de la vérité chez Karl Barth questionné par un théologien catholique, le Père Olric de Gélis.
La recherche conduite dans ce travail consiste à montrer comment la quatrième partie de la Dogmatique ecclésiale (Kirchliche Dogmatik) de Karl Barth peut se lire comme un ample de Veritate dont le centre est l’existentia Christi : une réalité capable de se manifester elle-même et de susciter une multitude d’éclats, un être fécond qui est également un acte. Pour aider nos lecteurs, la rédaction a ajouté un note sur la vie et l’œuvre de Karl Barth, et un résumé de sur Kirchliche Dogmatik IV.
Le Père Olric de Gélis est prêtre du diocèse de Paris. Directeur au Séminaire de Paris, il est plus particulièrement chargé des séminaristes de l’Emmanuel en communauté sur la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs. Professeur en théologie [1] , il a soutenu sa thèse en mars 2018 sur la notion de vérité dans la Kirchliche Dogmatik (Dogmatique ecclésiale [2] ) de Karl Barth. Veritas, existentia Christi : étude du concept de vérité dans la Doctrine de la réconciliation (KD, IV) de Karl Barth
Le fondement de la Vérité chez Karl Barth (ndlr)
[3]
En préambule à l’étude du père Olric de Gélis, il nous a paru utile de resituer la partie des Écrits de Karl Barth sur laquelle elle porte, dans l’ensemble de l’immensité de l’œuvre de ce théologien majeur du XXème siècle. Le moins que l’on puisse dire est que cette dernière est le produit d’une théologie qui n’est pas seulement pure spéculation, mais traduit une cohérence profonde entre une pensée « toujours en mouvement » et l’action qui en découle par rapport au contexte qui la motive, en l’occurrence largement dominé par les évènements tragiques de la montée du nazisme et de la deuxième guerre mondiale. Autrement dit, cette œuvre est le fruit d’une théologie engagée qui n’a cessé d’évoluer au cours de sa vie, n’excluant ni changement ni réinterprétation en vue d’un « perpétuel approfondissement ». C’est peut-être aussi pour cette raison qu’elle n’a pas échappé non plus, comme l’illustre l’étude du père de Gélis, à des interprétations diverses et parfois contradictoires.
Rappelons que Karl Barth est Suisse allemand, né à Bâle en 1886, mort en 1968, et que l’on peut schématiquement différencier deux grandes phases dans sa réflexion théologique, correspondant à des périodes différentes de sa vie, chacune ayant conduit à l’élaboration de l’une de ses deux grandes œuvres :
• La période 1909-1921 durant laquelle, jeune pasteur de l’Église réformée de Genève puis de Safenwil (Suisse allemande), il soutient en réaction à la théologie libérale dominante une théologie dialectique, c’est-à-dire en tension entre deux pôles, comme par exemple entre l’élection et la réprobation à l’image des deux frères Jacob et Esaü, mais aussi à l’image de l’Église dont cette dualité est constitutive ; cette première période se concrétise par la rédaction du Römerbrief (un commentaire de l’Épître aux Romains) qui traduit une certaine proximité avec l’apôtre Paul qui restera pour lui référence qui ne le quittera plus ;
• La période de 1922 à sa mort, qui débute par son changement de statut de pasteur de paroisse à celui de professeur d’université, grâce notamment à la notoriété acquise avec la publication du Römerbrief , et s’accompagne du passage de la théologie dialectique à une théologie systématique à caractère éthique et dogmatique qui répond au besoin de l’enseignement qui lui est confié, d’abord à la faculté luthérienne de Göttingen en Allemagne, puis à Münster et à Bonn ; c’est au cours de cette période qu’il entreprend la rédaction de son œuvre monumentale qu’est la Kirchliche Dogmatik (la Dogmatique ecclésiale).
Mais l’arrivée de Hitler au pouvoir va changer le cours de sa vie : théologien engagé, principal rédacteur de la Déclaration théologique de Barmen, manifeste de l’Église évangélique d’Allemagne (l’Église confessante) contre le nazisme et son Führer, ainsi qu’à l’encontre des “chrétiens allemands“ suiveurs du régime national-socialiste, il va être expulsé d’Allemagne en 1934 et condamné à un “exil“ dans sa propre patrie à Bâle. Au plan théologique, il reconnaît avoir opéré un véritable recentrage christologique à la lecture du Proslogion d’Anselme de Cantorbery, en comprenant alors que la « vérité doit être fondée exclusivement sur la doctrine de Jésus Christ comme parole vivante adressée aux hommes » ; la figure du Christ, auquel est ordonné l’ensemble de la création, devient alors le fil conducteur de sa réflexion à travers les différents chapitres de la Kirchliche Dogmatik, mais aussi par rapport à son interprétation de toute l’Écriture. La rédaction de la Kirchliche Dogmatik s’étend sur plusieurs décennies jusqu’à sa mort en 1968, alors qu’il aura lui-même pu être le témoin du renouveau d’après-guerre dans le dialogue judéo-chrétien après la Shoah avec la conférence de Seelisberg (1947), et dans le dialogue œcuménique avec le concile Vatican II (1962).
La thèse du père Olric de Gélis porte sur la quatrième et dernière partie de l’œuvre, La Doctrine de la réconciliation, écrite après-guerre ; elle est donc précédée de trois autres parties : La Doctrine de la Parole de Dieu (1932), La Doctrine de Dieu (1939), La Doctrine de la Création (1945-1951).
J-C.Cochery
Pour lire avec profit la lecture que fait le P. Olric de Gélis de la IVe partie de la Dogmatique ecclésiale de Karl Barth, nous rappelons qu’elle constitue le cours de théologie qu’il donna à Bâle de 1953 à 1967 en comptant ce qui fut publié à titre posthume. La traduction en français s’étale elle aussi sur plus d’une dizaine d’année.
Plan selon l’édition finale de la Dogmatique ecclésiale
IVe partie de la Dogmatique ecclésiale : La Doctrine de la réconciliation
Chapitre XIII : l’objet et les problèmes de la doctrine de la réconciliation
Chapitre XIV : Jésus Christ, le Seigneur comme Serviteur
Chapitre XV : Jésus Christ, le Serviteur comme Seigneur
Chapitre XVI : Jésus-Christ le témoin véridique
Chapitre XVII (posthume) Le commandement de Dieu le Réconciliateur.
Nous donnons le plan selon la présentation que fait Barth lui-même, comme le sommaire et qui est situé au début du § 58 la doctrine de la réconciliation : vue d’ensemble.
La doctrine de la réconciliation : vue d’ensemble
1. Le contenu de la doctrine de la réconciliation est la connaissance de Jésus-Christ.
2. Le vrai Dieu qui s’abaisse lui-même pour nous réconcilier avec lui.
3. C’est dans l’unité de ses deux natures que Jésus-Christ est le garant et le témoin de notre réconciliation.
Cette triple connaissance de Jésus-Christ implique la connaissance du péché de l’homme :
1. Orgueil
2. Inertie
3. Mensonge
La connaissance des trois moments qui marquent l’accomplissement de la réconciliation (les trois offices du Christ)
1. La justification
2. La sanctification
3. La vocation
La connaissance de l’œuvre du Saint Esprit (doctrine de l’Église comme chrétienté, communauté le statut du chrétien)
1. Le rassemblement
2. L’édification
3. La mission de la communauté
Connaissance de l’être du chrétien en Jésus Christ (la vie chrétienne)
1. La foi
2. L’amour
J. Bascoul
« La recherche conduite dans ce travail consiste à montrer comment la quatrième partie de la Dogmatique ecclésiale (Kirchliche Dogmatik) de Karl Barth peut se lire comme un ample de Veritate dont le centre est l’existentia Christi : une réalité capable de se manifester elle-même et de susciter une multitude d’éclats, un être fécond qui est également un acte. Il s’agira aussi pour nous de vérifier la conséquence de cette manière de parler de la vérité, ce qui requiert de poursuivre l’investigation jusque dans la conjonction de ces deux dernières catégories d’être et d’acte pour en mesurer l’ajointement. C’est à ce prix seulement que l’on pourra mesurer la possibilité d’une reprise catholique de la théologie barthienne de la vérité. Mais, parler de vérité selon Barth suppose d’abord que l’on montre en quoi à ses yeux, le cosmos ainsi que l’homme ne peuvent d’eux-mêmes produire « la » vérité (chapitre un), puis d’établir la structure de ce que devrait être, pour une théologie chrétienne, la vérité unique et absolue (chapitre deux). C’est alors que, parcourant thématiquement chacun des éléments de cette structure, nous pourrons voir comment et jusqu’à quel point, dans la KD IV, ce concept de vérité s’articule autour du vere esse comme tel qu’est Jésus-Christ vrai Dieu et vrai Homme (chapitre quatre) qui, dans son automanifestation, (chapitre cinq) suscite toute vérité in intellectu hominis (chapitre trois) et dans le monde. [4] »
En bref, la théologie peut-elle se passer d’outils et de conceptions philosophiques ou se contenter de l’Écriture ? Voici donc la présentation de cette thèse, où comment un théologien catholique entre en dialogue avec un maître protestant de la théologie. Mais laissons la parole au Père de Gélis qui nous présente son travail.
La joie de la théologie
Pour introduire cette présentation, je voudrais revenir sur une insistance régulière de Karl Barth à propos de la théologie. On la trouve en ces termes dans le §72 de la Doctrine de la Réconciliation. « Menée correctement, et donc résolument, mais aussi librement et avec modestie, la théologie est une chose merveilleusement belle, une science extraordinairement joyeuse, en sorte que l’on ne peut être théologien que de bon cœur, ou alors, on ne peut pas l’être du tout [5] . » Je ne puis faire mentir ces mots, et je dois constater que l’effort que j’ai fourni de bon cœur pour mener cette longue recherche a requis de ma part sans aucun doute de la résolution, mais m’a aussi procuré une joie réelle et profonde. C’est donc avec joie que je voudrais vous présenter ce travail, en remerciant également le jury de l’honneur qu’il me fait de sa lecture, ainsi que des remarques qu’il ne manquera pas de me communiquer.
N’y va-t-il de possible qu’une présomption de vérité ?
Ce travail au long cours a trouvé son origine dans la question qui achevait une précédente recherche sur l’herméneutique biblique de Paul Ricœur. Il s’agissait en somme de la vieille question de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? », en l’occurrence posée au philosophe. Mon insistance à poser cette question était comme intensifiée par un geste très étonnant de la part de Ricœur, par lequel celui-ci avait rapatrié dans son herméneutique biblique le modèle de la Vérité-dévoilement proposé par Heidegger. Mon étonnement venait surtout du fait que ce modèle prône un dépassement absolu des déterminations objectives au sein de la Vérité. Il ne pouvait laisser subsister, dès lors, qu’une présomption de vérité, comme Ricœur le concède lui-même, abolissant le savoir et la science, y compris la science théologique. À vrai dire, je demeurais perplexe devant cette solution, qui me semblait incapable de rendre compte de cette possibilité saisie dans l’histoire par l’Église (catholique), de pouvoir se déterminer du point de vue dogmatique, ou même d’affirmer tranquillement que « ceci est le corps du Christ » dans la célébration de sa messe.
Toucher le Verbe de vie
Je m’étais alors expliqué sur ces questionnements dans un article publié dans la NRT [6] en 2011. Article que je concluais en présentant ce qui devait être pour moi la solution au problème chrétien de la Vérité : il fallait, en somme, que celle-ci puisse jaillir du Christ dans son approchement à la Résurrection. Comme on le sait, le Ressuscité se laissa « palper » par ses disciples. Je voyais, dans ce « toucher » passant la simple « vue », le fondement de la certitude de foi et la raison d’être de la modestie proprement théologique. Lumière et obscurité, modestie et certitude : ainsi devait être la vérité théologique issue de l’événement de la rencontre pascale.
Je puis assurément voir a posteriori, dans ce jeu de questionnements, le processus qui me fit passer de l’herméneutique de Ricœur à la christologie de Karl Barth. Ici et là, c’était la même question de la vérité ; mais de là-bas à ici, c’était l’intuition de plus en plus nette que seul l’événement de Pâque permettait de fonder en raison la conscience prudente et audacieuse dont témoigne l’Église chrétienne. Il reste cependant que le nom de Karl Barth ne me fut pas donné en songe ou par inspiration prophétique ; c’est le P. René Lafontaine, qui dirigeait alors mes travaux à l’Institut d’Études Théologiques de Bruxelles, qui me l’a suggéré.
Le projet de Karl Barth : montrer que Christ est l’unique vérité, la source et la norme de toute autre vérité
Ce rappel des origines de mon travail suffit pour faire comprendre quel en fut le projet : je cherchais à me confronter à une christologie de la vérité. Dans l’imposante Dogmatique ecclésiale de Barth, c’est tout naturellement vers la Doctrine de la Réconciliation que j’ai dirigé mon attention, puisque c’est là que Barth parle du Christ – et qu’il a de plus choisi de le faire par le prisme des trois munera [7] parmi lesquelles se trouve, comme on le sait, le ministère prophétique. Mais compte-tenu de ma question, il s’agissait également de me confronter à ce seul ensemble cohérent qu’est la KD IV. Ce que je voulais, c’était saisir au plus près et en même temps suivre avec un œil critique, la manière dont Barth se saisit de la « question de la vérité » comme d’une question proprement christologique ; c’était également comprendre comment Barth pouvait faire du Christ l’unique vérité, la source et la norme de toute autre vérité dans le monde. C’est à partir de ces objectifs et de ce périmètre, déjà immense de près de 3000 pages, que je me décidai de fréquenter les autres parties de la Dogmatique ou les autres écrits de Barth, dans la mesure seulement où j’en aurais besoin.
Le Christ comme être même de la Réconciliation selon Barth
Mais déjà comprendre le Christ comme source et norme de toute vérité revient à le situer d’une manière très singulière au sein de l’organisme de la vérité. Dire que toute vérité noétique [8] provient de lui et tend vers lui, c’est forcément affirmer à son sujet qu’il est quelque chose de plus que de seulement noétique. De fait, en lisant la KD IV, je voyais que Barth parlait de lui non seulement comme Lumière, mais comme Vie, non seulement comme Vérité mais également comme Réalité et donc, comme d’un être : l’être-même de la Réconciliation. Comme on le voit, ce n’est que dans un second temps que s’est dessinée en fait la thèse que j’ai voulu défendre et qui se reflète dans le titre, Veritas, existentia Christi. Car de même que chez Barth, la notion d’être à propos de la Réconciliation ne peut être qu’intérieure à la Révélation, où elle trouve toute sa place ; ainsi, cette question ne s’est-elle présentée à moi que dans le cadre de la « question de la vérité ». La lecture du Commentaire sur la Preuve de l’existence de Dieu, qui allait me fournir les grands schémas thématiques de ma recherche, confirmait cette intuition, puisque Barth y dit de manière la plus expresse que « la question de la vérité est la question de l’existence ». C’est à partir de cette position singulière du Christ comme être que s’est également élaboré le plan des trois chapitres qui forment le cœur de mon argument, relatifs à la vérité de l’esse in intellectu en tension vers le vere esse, relatif au vere esse lui-même qu’est Jésus-Christ, et enfin, à la ratio veritatis comme Seigneurie du Dieu Trinitaire sur l’existence même du Verbe incarné.
Penser le Christ comme être et comme évènement, comme fondement et histoire
À mesure que ce travail s’ébauchait, il requérait cependant plus de résolution encore, pour employer le mot de Barth. Car la question de l’être est sans aucun doute, entre toutes, l’affaire difficile de cette théologie. Suivant Barth, je n’avais certes pas à élaborer de métaphysique, mais je ne pouvais pas davantage ignorer la question. Barth lui-même dit que l’être du Christ est solide, qu’il est le rocher inébranlable, et même le seul point à partir duquel tout le reste peut se construire et se laisser connaître, depuis la vie subjective du chrétien en passant par la vie de l’Église, jusqu’à toute authenticité humaine. Comment donc ne pas prendre au sérieux la solidité principielle d’un tel être ? En même temps, il était clair que Barth en parlait également comme d’un événement, comme d’une histoire ou d’un acte. Et ainsi surgit la difficulté : comment penser cet être comme acte ? Comment penser ce principe comme un mouvement, cette réalité solide comme une histoire ? Cette difficulté, à vrai dire, Barth lui-même veut l’affronter dans sa christologie ; il dit qu’il l’a fait, mais il ne nous dit pas comment il l’a fait. Car cela, c’est à nous de le trouver.
Comprendre et interpréter Barth, recherche du principe formel de sa pensée
De même donc que la logique est coextensive à l’ontologie, ainsi se posait à moi la question formelle à partir de la réalité qu’il s’agissait de dire. Car trouver la logique théologique, c’était effectivement se poser la question du principe formel dans la pensée de Barth. À mesure que je prenais conscience de ce nouveau point, il m’apparaissait également qu’en dépendait la façon de comprendre et d’interpréter Barth. Se tromper dans l’appréciation du principe formel, méconnaître la logique singulière dont Barth use dans son approche et sa propre réflexion, pouvait conduire à une méprise profonde sur sa pensée, comme le montrait à mes yeux le commentaire paradoxal de Barth par Gustav Siewerth dans son Das Schicksal [9] der Metaphysik , dont j’ai voulu rendre compte dans un article publié en 2013 dans la revue Transversalités. Or, si la décision autour du principe formel commande la bonne ou la mauvaise compréhension de Barth, il devenait évident que la confrontation de mes interprétations avec celle des autres commentateurs ne pouvait se faire qu’autour d’une discussion sérieuse à propos d’un tel principe. Tout en même temps que demeurait pour moi l’exigence de ne pas en rester à la discussion formelle, mais de me confronter à la matière même de l’œuvre.
Les théologiens interprètent Barth
C’est donc à partir du point de vue porté par la question du principe formel que je me suis intéressé à la littérature secondaire sur Karl Barth. Dans ma thèse, je fais appel à un certain nombre de commentateurs : Balthasar, Bouillard, Siewerth, Jüngel, McCormack, Hunsinger, Müller, Bourgine, Gauthier, ou Chalamet, pour ceux que j’ai un peu plus lus, mais également Bultmann, Ebeling, Hoeing-Hanhof, ou Pannenberg [10] pour des questions plus ciblées. Par ailleurs, je n’ai eu connaissance que tardivement du livre de M. Feneuil sur Barth et Bergson [11] , et je sais que d’autres ouvrages m’ont échappé. Toutefois, deux parmi tous ces auteurs que j’ai travaillés m’ont particulièrement impressionné, même si le texte final de ma thèse en fait peu état : Balthasar et McCormack. Et c’est précisément sur cette question du principe formel que je me suis distancié quelque peu de l’un et de l’autre.
Du Barth de la dialectique au Barth de l’analogie : ouvrir la place que Dieu fait à l’homme dans l’alliance
En s’appuyant sur une enquête historique de première qualité, tout d’abord, McCormack, a amplement contribué à remettre en question, au sein de la communauté des interprètes, la lecture que Balthasar a offerte de Barth dans son livre de 1951. L’impression que McCormack faisait sur moi était d’autant plus vive que Balthasar me semblait très convaincant. Je n’ai pas à rendre compte ici de la totalité de mon explication avec McCormack ; mais pour le dire brièvement, je lui reprochai de ne lire Barth qu’au prisme de la dialectique du voilement- dévoilement, et de se focaliser sur l’acte ou l’irruption de la Révélation sans en mentionner suffisamment le soubassement nécessaire : l’Alliance, « présupposition à la Réconciliation ». Or, celle-ci inclut clairement la possibilité d’une activité nouvelle de l’homme dans la sanctification, et donc la possibilité pour l’acte de Dieu de devenir une histoire à deux partenaires. En somme, le Barth de la KD IV me semblait moins dialectique et nettement plus analogique que McCormack le supposait, et plus analogique d’une analogie qui s’atteste de manière sans cesse plus claire à partir du livre sur Anselme [12] , où il est déjà question de la possibilité et de l’exercice in statu isto de la théologie comme science de la Révélation.
Se détacher de la lecture de Barth selon Balthasar
Le livre de Balthasar [13] , quant à lui, offrait une lumière puissante sur l’œuvre de Barth, mais pour ainsi dire presque aveuglante, car un peu forcée. Là encore, je n’ai pas à décrire le détail de mon explication avec cet ouvrage extrêmement complexe. Je dirais simplement à ce sujet ce qui suit. D’abord, que si Balthasar m’a offert les premières catégories qui me permirent d’identifier le « principe formel » de Barth, je ne me suis pas tenu lié à elles, mais que je les ai fait évoluer en direction du mouvement et de l’histoire que BaMcCormack). En fait, Balthasar insiste sur un actualisme barthien qu’il interprète comme synthèse idéaliste, et de manière très unitaire : l’acte de l’auto-monstration du Christ s’y présente comme un « unique » aussi irréductible que le sola de la Réforme. A mes yeux, c’est là une réduction à l’unité, qui souligne trop fortement le trait de la tendance de Barth au système ; si bien que, sous la plume de Balthasar, le reproche de systématisme tend vers le soupçon, voire l’accusation voilée. Il est caractéristique qu’en face de sa compréhension « unicisante » de Barth, Balthasar ait proposé le retour au duplex ordo de Vatican I , dont l’unité aurait justement à être comprise de manière souple et analogique.
L’unité du double mouvement de Dieu vers l’homme et de l’homme vers Dieu, acte du Christ et histoire des hommes.
Somme toute, l’introduction de l’analogie par Balthasar comme antidote à la tendance systématisante de Barth dérive tout entière de ce diagnostic. Or, s’il était prouvé que Balthasar n’avait pas complètement raison, c’est-à-dire qu’au lieu du seul acte, il fallait voir également l’histoire, ou l’unité d’un double mouvement de Dieu vers l’homme et de l’homme vers Dieu, alors il serait probable que l’analogie n’ait plus à jouer le rôle que Balthasar lui propose. Et c’est bien là, au fond, que je me distancie du théologien catholique. Je propose également l’analogie ; comme chez Balthasar, en outre, il s’agit par elle de renouer avec la possibilité naturelle de connaître Dieu, non pas toutefois avec un moyen de Le connaître en-dehors de la grâce et de la Révélation, mais avec cette simple non-répugnance de la nature à la vérité révélée. À la différence de Balthasar, toutefois, je soutiens que cette analogie n’a pas à assouplir le principe formel en vigueur chez Barth, mais plutôt à le confirmer en le prolongeant [14]. Je conçois, en effet, l’analogie (à partir du théologien et philosophe E. Przywara ) comme l’expression dans la créature d’une potentialité au mouvement qui n’est que l’effet créé en elle de sa prédestination par Dieu en Jésus-Christ. Or, la prédestination s’accomplit historiquement dans la grâce de la « vocation » selon Barth. La potentialité devient alors un mouvement réel et se phénoménalise dans ces catégories d’habitudes que j’insère également (cette fois-ci, à partir de F. Ravaisson [15] ) ; le concept d’habitude première renvoyant simplement à la passivité de l’homme à l’égard de l’initiative divine ; et l’habitude seconde [16] , à l’espace qui lui est laissé pour « collaborer » ou « co-combattre » avec le Christ, comme le dit la KD IV. Barth n’a pas parlé d’analogie et d’habitudes en ces termes. Mais si je me permets d’esquisser cette prolongation « après lui » mais non pas « contre lui », c’est parce que j’estime que tout cela est déjà implicite dans le concept d’Alliance. C’est l’Alliance de Dieu avec sa créature, et l’Alliance comprise de manière dynamique, qui requiert à mes yeux l’introduction de ces concepts – parce que l’être créé y est mis en mouvement et s’y trouve comme « événementialisé », « actualisé », converti en « acte » par l’Acte divin lui-même, inséré dans une « Histoire » dont Dieu a l’initiative. Il n’y a donc ici que la volonté de fournir à la théologie les catégories lui permettant de penser jusqu’au bout cette dynamisation de l’être, sa capacité à devenir histoire. Car si l’être devait répugner au mouvement, alors l’unité du Christ se scinderait, la Vérité unique se déchirerait et le royaume de l’arbitraire ou du rationalisme se trouverait institué : toutes choses que Barth écarte de vigoureuse manière. La solution que je propose, par rapport à celle de Balthasar, me semble ainsi plus proche de la pensée barthienne et peut-être plus critique, tout en voulant faire droit aux aspects concrets de la vie humaine et chrétienne, dès lors que Dieu aime et meut tout homme en son Fils Jésus-Christ.
L’être en tant que mouvement et la manifestation de la vérité
Je disais tout à l’heure que ma thèse a été pour moi également une joie. Jusqu’ici, mon débat avec la question de l’être chez Barth se plaçait surtout sur le signe de la résolution. Mais considérer avec Barth l’être en tant que mouvement grâce, notamment, aux catégories d’habitudes, me remplissait d’une joie nouvelle. Non seulement, en effet, la christologie renouait plus facilement son lien natif à la narration évangélique, mais les grandes pensées médiévales que je consultai à cette occasion, se mettaient également comme « à bouger » à neuf. Thomas d’Aquin, Bonaventure, pour ne parler que de ces deux auteurs, me parlaient à leur tour d’un Christ en marche, posé par le Père en vue d’une mission sous le souffle de l’Esprit.
L’autre joie, peut-être plus grande encore, m’était offerte dans mon analyse des aspects « dynamologiques » de la Vérité, comme Barth les appelle. La Vérité ne naît en effet chez Barth que lorsque l’être de la Réconciliation s’ouvre, se déclôt et se manifeste. Or, cela a lieu de manière originaire dans l’événement de la Résurrection. La sortie de Jésus hors de son Tombeau, brisant les confinements les plus sévères en matière d’espace et de temps, confère à l’accomplissement de l’Alliance réalisé en lui une seigneurie sur l’histoire universelle. Si une vérité créée peut exister dans le monde – à commencer par la vérité sans erreur des Écritures, la prédication de l’Église ou le témoignage authentique des saints – si une vérité créée peut retentir là même où l’Évangile est ignoré ou contredit, si de la lumière se fait dans une conscience, quelle qu’elle soit, c’est d’abord parce que la lumière du Ressuscité a vaincu les ténèbres. Le résultat est plus radical encore à le formuler par la négative : sans la résurrection de Jésus, sans ces aspects « dynamologiques » [17] , le monde ne pourrait que mentir.
Le Christ enseigne humainement toutes vérités mondaines et surnaturelles
Oui, ces pages relatives à cet aspect de la pensée de Barth sont celles que j’ai rédigées avec le plus d’entrain. Elles confirment l’objectivité toute singulière du Christ et la puissance qu’il exerce sur toute subjectivité – elles confirment que, dans la lumière de la Révélation, les positions ordinairement dévolues depuis Kant au sujet et à l’objet sont symétriquement renversées, et par conséquent, que toute résurgence de « la volonté de puissance » qu’un sujet voudrait exercer sur cet objet se trouve dès l’abord jugée et réduite à néant ; et elles proposent par conséquent la sortie du modèle heideggérien de la vérité sans avoir à retourner dans la formalité kantienne ou à ployer sous la vindicte de Nietzsche. À vrai dire, si la théologie est belle et joyeuse, si elle est humble et pleine d’humour, si elle est véritablement libre, comme le répète Barth, c’est justement qu’elle a reconnu les prérogatives seigneuriales qui entourent l’objet qui est le sien !
Mais les réflexions de Barth en cette matière disent plus encore. Elles suggèrent également que toute vérité passe par la médiation d’une humanité, celle du Christ. J’ai été frappé en méditant à nouveaux frais les récits de la Résurrection à la lumière des pages de Barth que j’analysais alors. Si toute la prédication du Royaume, pendant les 50 jours après Pâques, s’est déroulée dans le contexte familier dont nous témoignent les Évangiles, si c’est là la « forme originelle et fondamentale de la Révélation », comme le dit Barth, si c’est donc là que naît ce qui est la Vérité au sens absolu du terme, alors il est clair que toute vérité, même mondaine, nous est enseignée « humainement » par le Christ lui-même. Depuis la connaissance du mystère trinitaire, jusqu’à la simple conjecture sur le Créateur à partir des choses créées dont Paul parle en Romains 1, 19-20, et plus largement encore, toute vérité mondaine, tout cela nous est donné « humainement » par le Christ ressuscité, dans la même familiarité d’entretien.
C’est que cette humanité du Fils, ce « cas-limite » des relations humaines dans lequel il devient Prophète, comme le dit Barth, est le contexte dans lequel resplendit la pleine puissance de la Vie. Donnant dans son humanité ressuscitée l’explicitation de son mystère ou de son être, il est l’expression parfaite de la Vie Trinitaire ; révélant de quel amour nous sommes aimés en lui, il est l’expression parfaite de la Vie de l’homme. Il est bien, selon l’expression de Barth, la « Lumière de la Vie » ou, selon les paroles évangéliques, le chemin, la vérité et la vie.
P. Olric de Gélis
[1] Les notes et les titres des paragraphes sont de la rédaction
[2] Plan de la Dogmatique ecclésiale de Karl Barth (citée KD en allemand, D en français)
I. Doctrine de la Parole de Dieu
II. Doctrine de Dieu
III. Doctrine de la création
IV. Doctrine de la réconciliation
La partie IV représente l’enseignement des années 1951-1961, la doctrine de la réconciliation est fondée dans la christologie.
[4] Notice Google de la présentation de la thèse, soutenue en 2018, sous la direction de Vincent HOLZER (ICP)
[5] §72, 4. KD IV/3, p. 1010 ; [=D 25, p. 227de l’édition en français].
[6] Olric de GÉLIS, Nouvelle Revue Théologique : L’herméneutique générale et biblique à l’épreuve de la « tentation hégélienne » : le cas de Paul Ricœur, NRT 133/3 (2011) p. 421-438
[7] Enseigner (prophète), sanctifier (prêtre) et gouverner (roi).
[8] De noûs, intellect en grec.
[9] Le destin de la Métaphysique de Thomas à Heidegger, édition Johannes Verlag, 1959.
[10] Quelques-uns des théologiens catholiques ou protestants s’étant confrontés à la pensée de BARTH : Hans URS VON BALTHASAR (1905-1988) ; Henri BOUILLARD (1908-1981) ; Gustav SIEWERTH (1903-1963) ; Eberhard JÜNGEL (1934-) ; Bruce Lindley McCORMACK (1952-) ; George HUNSINGER (1945-) ; Denis MÜLLER (1947-) ; Benoit BOURGINE ; Bruno GAUTHIER ; Christophe CHALAMET ; Ludger HOEING-HANHOF ; Rudolf BULTMANN (1884-1976) ; Gerhard EBELING (1912-2001) ; Wolfhart PANNENBERG (1928-1914).
[11] Anthony FENEUIL, Le serpent d’Aaron. Sur l’expérience religieuse chez Karl Barth et Henri Bergson, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2015.
[12] Karl BARTH, Saint Anselme, Fides quaerens intellectum, la preuve de l’existence de Dieu, Labor et Fides, (1931) 1985.
[13] Hans URS VON BALTHASAR, La théologie de Karl Barth, (1951).
[14] Erich PRZYWARA, Analogia entis. (1932) Traduit de l’allemand par Philibert Secretan, PUF, 1990
[15] Félix RAVAISSON (1813-1900)
[16] Ces deux concepts d’habitudes, inspirés de la philosophie de Félix RAVAISSON, sont une invention de l’auteur ; ils visent à rendre compte de la jonction qui existe entre les concepts de nature et d’acte (divin / humain). L’habitude « première » décrit la jonction de l’acte divin et de la nature humaine ; l’habitude « seconde », de la nature humaine et des actes humains.
[17] Barth appelle « dynamologiques » (de dynamis, en grec, qui signifie « puissance ») ces éléments ou cette force qui se déploient dans la résurrection de Jésus et qui touchent, pour l’embraser, le monde entier (croyant ou non).