L’autorité et l’interprétation de la Parole de Dieu, le millénarisme et son exaltation dans le mouvement puritain (Père Jérôme Bascoul)
La question d’un règne terrestre du Christ avec les élus s’est posée depuis saint Irénée et saint Augustin jusqu’à Paul Tillich, en passant par les puritains anglais aux XVIe et XVIIe siècles.
La question théologique d’un règne terrestre du Christ avec les élus est mineure, parce qu’elle concerne l’eschatologie, qui échappe aux hommes selon l’affirmation de Jésus : « Les Apôtres interrogeaient [Jésus] : Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas vas rétablir le royaume pour Israël ? Jésus leur répondit : Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité [1] . » La question quand n’est pas la question comment. Cette dernière est légitime, puisque l’Écriture nous donne des indices, mais ils laissent, cependant, une large place à l’interprétation. C’est une difficulté propre aux textes apocalyptiques, qui, dans le judaïsme comme dans le christianisme, ont toujours été accueillis avec réserve par les autorités à cause des interprétations historisantes ; celles-ci conduisent à l’attente exaltée d’un Messie qui viendrait inaugurer un règne terrestre. Derrière cette question se trouve aussi le conflit des interprétations du texte sacré. Entre l’actualisation et la spiritualisation, quel est l’impact du texte reçu comme Parole, qui affecte la vie personnelle et sociale ? Doit-on en attendre des effets seulement intérieurs ou aussi des effets extérieurs comme des transformations sociales ? Le messianisme porte en lui l’espérance d’une réalisation concrète et perceptible des promesses bibliques. Le conflit entre sadducéens et pharisiens se prolonge dans le christianisme comme dans le judaïsme, entre une religion rationnelle qui sépare l’ordre temporel du spirituel et une religion qui intègre l’ordre spirituel dans le temporel.
Le millénarisme et la mission
La compréhension que l’on a du millénium décrit dans le chapitre 20 de l’Apocalypse [2] permet de comprendre le dynamisme évangélique. Lorsque l’Église entre dans la paix constantinienne, elle ne se voit pas assigner un rôle. Elle assume le sien, elle évangélise au sens où, en déployant son organisation territoriale, elle christianise la cité par ses œuvres et ses réalisations. De même, lors de la colonisation du Nouveau Monde au XVIe siècle, qui est motivée par l’exploitation des richesses, la mission est civilisatrice ; elle passe par l’instruction. Le catholicisme veut fonder une chrétienté, dans le Nouveau Monde. On peut dire que l’Église établit le Royaume en déployant son organisation ; l’eschatologie s’éloigne de l’horizon historique, on n’attend plus l’imminence de la parousie. La Réforme continue cette œuvre selon les mêmes modalités, mais elle l’amplifie, car il faut pouvoir lire la Bible et non pas seulement être instruit sommairement des vérités chrétiennes. Comme l’Église de Rome, la Confession d’Augsbourg [3] réfute la doctrine millénariste. Prêcher l’Évangile et civiliser, c’est la même chose, puisque l’on est en chrétienté : il faut la réformer, la christianiser mais elle est déjà-là !
Persuader et d’adresser aux consciences
Les groupes issus de la Réforme marginale ou radicale ne sont pas de soi évangélisateurs. La mémoire des persécutions subies peut conduire à un isolationnisme, comme ce fut le cas pour les mennonites ou les amish. Les puritains eux ont des audaces que leurs succès militaires sous Cromwell ont libérées. Un certain Thomas Thorowgood (1595 ?- 1669) est persuadés par le récit d’un juif marrane, Antonio de Montezinos, revenu des Andes en 1644, que les indiens sont des membres des dix tribus d’Israël, et c’est à ce titre qu’il entreprend une activité missionnaire à leur égard [4] . Les Réveils du XVIIIe siècle ne sont pas d’abord tournés vers les non chrétiens mais vers les autres chrétiens ; il faut prêcher à partir de ses convictions et toucher les convictions de celui auquel on s’adresse. Le millénarisme est une doctrine chrétienne, marginale, et ceux qui la professent doivent emporter la conviction.
Le millénarisme selon saint Irénée de Lyon
Le millénarisme est proposé entre autres par saint Irénée et par l’auteur latin Lactance. Ces auteurs sont désavoués sur ce point par l’Église qui adopte le point de vue augustinien. Les croisades et les violences contre les juifs s’appuient sur l’espérance eschatologique de l’établissement du millénium. La doctrine millénariste, ou plus généralement apocalyptique, a été finalement assumée par l’Église qui affirme que le millénium, c’est le temps de l’Église où nous sommes. Le millénarisme, doctrine souterraine, est réactivée autour de l’an mille, comme en témoigne l’incorporation tardive de l’Apocalypse de saint Jean dans le canon des Écritures. Cependant, les commentateurs ne se contentent pas de l’Apocalypse, mais convoquent tous les textes apocalyptiques du corpus scripturaire. Avec Constantin et le concile de Nicée le millénarisme va être repoussé sans être condamné. Auparavant, saint Irénée de Lyon développe une doctrine [5] selon laquelle aux six jours de la création correspondent six millénaires [6] (V, 28, 3) ; suit le temps des tribulations des saints nécessaire pour que le froment moulu puisse intégrer le grenier (28, 4) ; suit « l’enlèvement de l’Église » selon l’interprétation de Matthieu 24, 21 et versets suivants et aussi 29, 1 ; les trois paragraphes suivants portent sur la critique textuelle de la transmissions du chiffre de la bête et les principes de la gematria. L’important, c’est la certitude de la venue de l’Antichrist, et le fait qu’après son règne il sera bouté dans l’étang de feu, tandis que le règne du septième millénaire sera inauguré (30, 4). Pour Irénée, il s’agit bien d’un règne terrestre, « prélude de l’incorruptibilité… pour s’accoutumer à saisir Dieu » (32, 1). Dans les développements qui suivent sur le rétablissement sur la terre d’Israël, le millénium ne concerne, selon sa lecture, que les justes et non pas les juifs comme tels. Leur sort est déjà réglé pour Irénée : « Il juge aussi les juifs : ils n’ont pas reçu le Verbe de liberté… ils n’ont pas voulu comprendre que tous les prophètes avaient annoncé deux venues de celui-ci… » (IV, 33) Les juifs non convertis n’auront pas droit au partage du règne dans le millénium, mais ils seront mis comme la paille au feu avec les gentils, les marcionites, les valentiniens… Toutes les prophéties au sujet du rétablissement d’Israël sont lues comme s’appliquant à l’humanité rachetée en Christ et rassemblée dans l’Église.
Le millénarisme vu par Saint Augustin
Saint Augustin va fixer la doctrine. Pour lui le millénium n’est qu’une évocation du règne eschatologique. Il invalide toutes les lectures d’un règne terrestre du Christ avec les saints et simplifie la séquence eschatologique. « Je passe sur beaucoup de choses qui semblent avoir été dites à propos du jugement dernier, mais qui, quand on les étudie avec précision, se révèlent ambigües, ou touchent à d’autres sujets, comme la venue du Christ, qui se fait tout au long de ce temps, dans son Église, c’est-à-dire dans ses membres, en particulier et peu à peu, car elle est toute entière son corps, ou bien encore la destruction de la Jérusalem terrestre, car chaque fois qu’il en parle, il le fait comme s’il parlait de la fin de ce siècle et de ce jour ultime, de ce grand jour du Jugement [7] . » Les deux résurrections sont donc celle de l’âme – ce qu’on appellera dans la doctrine vulgarisée le jugement particulier – et celle de la fin des temps, où le jugement précède la résurrection des morts. La théorie des sept millénaires et le caractère sabbatique [8] du dernier, sont explicitement réfutés par saint Augustin, bien qu’il eût « un temps partagé cette opinion [9] ». Plus loin il affirme que les mille ans peuvent à la rigueur s’entendre du sixième millénaire et qui s’ouvre sur le sabbat qui n’aura pas de fin ou encore, selon une arithmétique symbolique, les mille ans sont le centuple que reçoivent les bienheureux qui ont tout quitté ; il affirme encore que « le nombre mille est l’image de cette totalité [10] ». Saint Augustin refuse donc l’interprétation historicisante et réoriente la perspective du combat eschatologique vers un combat spirituel relevant de la responsabilité de chaque chrétien.
Relectures évangéliques du millénium
L’eschatologie comme moteur de la mission, telle est l’hypothèse qu’il nous faut explorer pour comprendre le dynamisme évangélique, notamment celui des réveils. Nous trouvons la thèse exposée dans un cantique de tradition baptiste :
Que la fin ne tarde guère, de nos yeux nous le voyons,
Par les famines, les guerres, par l’angoisse des nations,
Par les tremblements de terre, par le progrès des missions,
Levons les yeux en haut.
Refrain : Alléluia ! Rendons gloire !
Nous avons tout lieu de croire
Que Jésus vient bientôt [11].
Les évangéliques se distinguent aussi par leur positionnement par rapport au millénium. L’établissement d’une séquence temporelle est combiné avec l’apocalypse de Daniel et d’autres passages, comme Ézéchiel 37 (ossements desséchés, réunion de Juda et d’Israël et alliance éternelle). Le millénarisme interprète ces passages dans le sens d’une réalisation historique et contemporaine. Dans le foisonnement de la Réforme et particulièrement dans le mouvement puritain du début du XVIIe siècle, le millénarisme va susciter un nouvel intérêt. Dans les scénarios de cette époque, Rome est devenue la grande prostituée. Le royaume de Gog et de Magog, c’est l’Islam, mais les juifs se voient désormais assigner un nouveau rôle : dispersés sur toutes la terre, y compris aux Amériques pour certains, ils sont désormais voués à restaurer le royaume d’Israël, avec les dix tribus perdues, identifiées avec les Khazars ou les indiens… Il y a plusieurs lectures possibles du millénium dans le contexte puritain [12] . Deux options se présentent selon que le millénium est compris comme venant avant ou après le retour glorieux du Christ. La lecture post millénariste propose la séquence suivante : tribulations, guerre spirituelle, retour glorieux du Christ, jugement et millénium. Dans le pré-millénarisme, le Christ revient avant le jugement pour le millénium, qui se conclut par le jugement dernier.
Le postmillénarisme
Doctrine selon laquelle le Christ vient après le millénium. Thomas Brightman (1562-1606) est un représentant de cette doctrine ; il est professeur à Cambridge, et prêtre anglican de sensibilité presbytérienne [13] . Pour lui les mille ans pendant lesquels Satan doit rester lié ont commencé avec Constantin le Grand pour s’achever en l’an 1300 : pendant toute cette période, « les empereurs païens furent contenus et empêchés de se déchainer ». Satan fut ensuite « délié pour un peu de temps » dit l’apôtre, et, pour Brightman, cet intermède correspond à l’invasion de l’Europe par les Turcs au XIVe siècle. C’est alors que débute la « première résurrection » [14] ; celle-ci est l’avènement des réformateurs qui libère la théologie de la scolastique et redonne l’accès à l’Écriture. C’est le deuxième millénium (1300-2300), la réforme de l’Église avec la ruine de l’Église romaine, la lutte contre l’Islam et le retour des juifs sur leur terre exprimé par le sixième ange qui déverse sa coupe sur l’Euphrate pour l’assécher et permettre aux juifs de revenir de Babylone, et d’exercer une domination universelle à laquelle les chrétiens sont associés. Le second millénium est donc une période paradisiaque avec une Église judéo-chrétienne attendant le retour du Christ à la fin qui viendra mettre un terme à l’histoire. Dans le même esprit nous pouvons citer John Cotton qui élabore sa doctrine sur un seul millénium dans son opuscule : Keys of the Kingdom of Heaven en 1644. La bataille d’Armageddon se situe pour lui avant le millénium pendant lequel les saints ressuscités lors de la première résurrection prêcheront l’Évangile avant les tribulations, la défaite de Satan, le triomphe de l’Évangile, la conversion des juifs et la seconde venue du Christ.
Le prémillénarisme
Le prémillénarisme situe le règne après la Parousie [15] . Joseph Mede (1586-1638) publie en latin la Clé de l’Apocalypse, traduit en anglais 1642 sur l’ordre du Long Parlement (1640-1653) [16] . Les conséquences sur les classes sociales populaires c’est l’inauguration d’un millénarisme de type révolutionnaire comme celui de Thomas Münster avant lui. Cromwell est le « nouveau Moïse », ceux que l’on appelle les quinto monarchistes sont le nouveau peuple de Dieu, l’organisation sociale doit s’inspirer de la Thora. Certains, après la répression dont ils seront l’objet (rébellion de Monmouth en 1685), émigreront dans le Palatinat pour fonder une colonie judaïsante et préparer la construction du troisième Temple, et le reste du mouvement se dispersera en Amérique et se tournera vers le quiétisme [17] .
Millénarisme et influence juive sur les puritains
Le rabbin Menasseh ben Israël, (1604-1657) marrane portugais établit à Amsterdam, ira plaider auprès de Cromwell le Rappel des juifs en Angleterre ; il s’agissait pour lui, comme il l’écrit dans son traité L’espoir d’Israël, de trouver une patrie pour les juifs expulsés depuis plusieurs siècles d’Espagne (1492) et du Portugal (1498). La « découverte » de descendants des dix tribus en Amérique et celle, entrevue, des juifs du Royaume des Khazars, prêts à renverser le Turc (assimilés à Gog et Magog), réalisent le verset du Deutéronome sur la dispersion totale d’Israël jusqu’aux extrémités de la terre et qui est vue comme prélude à leur rassemblement en Israël selon Daniel [18] . L’Angleterre avait été le premier pays en Europe à bannir les juifs en 1290 [19] . L’Angleterre le fait dans la ligne de l’attitude amorcée par le concile de Latran IV de 1215 qui assignait une position précaire au judaïsme entre protection stigmatisante et exclusion [20] . Les puritains sont sensibles aux signes des temps, et, dans la séquence eschatologique, le rassemblement des juifs en leur pays en est un, avec la lutte contre l’Antichrist (le pape de Rome) et le royaume de Gog et Magog (les Turcs). Le rassemblement est précédé d’une dispersion jusqu’aux extrémités de la terre, ce qui implique le rappel des juifs en Angleterre, avant la Restauration des juifs dans leur patrie palestinienne, prélude à l’accomplissement du scénario eschatologique. Le mouvement puritain est polymorphe et comporte deux extrêmes, celui d’un appel à la conversion des juifs à la nouvelle Alliance pour qu’ils soient restaurés dans leur ancienne gloire ou celui de l’adoption par les chrétiens des coutumes juives comme le feront les sabbatariens (tenants du sabbat comme Jour du Seigneur) avec John Traske (1683 ?-1636), auteur en 1618 d’un Traité sur la liberté par le judaïsme [21] . Le puritanisme est particulièrement sensible aux institutions mosaïques de l’Ancient Testament, notamment à son égalitarisme. La royauté du Messie étant divine, ils n’ont pas de mal à rejeter l’institution monarchique, le seul Roi étant le Messie du règne eschatologique.
Le dispensationalisme
Si le mouvement puritain va échouer politiquement, le dynamisme religieux va se prolonger pour inspirer les Réveils des siècles suivants. Le dispensationalisme est dans la ligne du millénarisme. Cette doctrine est mise au point par John Nelson Darby (1800-1882). Il appelle ‘dispensations’ les sept périodes historiques, chacune caractérisée par un don spécifique, les dons pouvant s’accumuler dans la période suivante. D’abord le temps de l’innocence en Éden, puis le temps de la conscience éclairée des hommes jusqu’au Déluge, le gouvernement de l’homme par l’homme jusqu’à Babel, la promesse à partir d’Abraham, du don de la Loi lors de l’exode au temps du Saint Esprit à partir de la Pentecôte, le temps de la grâce et de l’Église avant le millénium où l’Église est mise en échec et enlevée, enfin le millénium avec la défaite des royaumes de Gog et Magog [22] . Les promesses faites à Israël se réalisent dans la dimension terrestre. L’Église procède d’une autre alliance, l’enlèvement de l’Église précède le millénium. Darby croit en une réalisation à la lettre des prophéties pour l’Israël terrestre et pour l’Église, et on ne doit donc pas spiritualiser les prophéties concernant Israël pour les appliquer à l’Église. L’Église c’est l’assemblée des frères qui se reconnaissent et se rassemblent sans institution repérable.
Critique de l’interprétation littérale du millénium par la théologie libérale
Pour conclure, nous voudrions donner un contrepoint à cette présentation du millénarisme. Comme nous l’avons signalé, au début le millénarisme est un point de doctrine qui fait ressortir le conflit des interprétations qui, dans le protestantisme, va opposer les orthodoxes aux libéraux. Finalement, ce qui est déterminant c’est de situer l’intervention divine dans le monde. On pourrait dire que la position orthodoxe ou celle du protestantisme libéral consiste à dire que Dieu s’est retiré de sa création, et qu’il la laisse autonome, dans la continuité de la justification forensique [23] , Dieu n’intervient pas de l’intérieur de sa création ; il en découle une position anti sacramentaire ou une remise en question du miracle comme intervention du divin dans le monde. Sur la justification et les sacrements, tous les protestants se retrouvent, mais sur le statut de l’Écriture comme Parole de Dieu, et la question de la réalisation des promesses dans l’histoire, ils se séparent nettement. La critique protestante parlera du supranaturalisme, comme d’une conception qui place l’intervention divine dans l’histoire comme dans la nature, Dieu veillant du dessus.
Relecture du millenium par Paul Tillich
Le théologien Paul Tillich (1886-1965) est un représentant contemporain du protestantisme libéral ; nous examinons sa critique de la lecture littérale des écrits apocalyptiques et du millénium. Dans sa Théologie systématique [24], au volume V [25] dans un paragraphe intitulé les ambiguïtés de l’auto-transcendance historique, Tillich dénonce la prétention démonique, c’est-à-dire, l’esprit du monde, qui illusionne l’homme sur les réalités divines, quand « on prétend détenir ou apporter l’ultime (une légitimité absolue) vers lequel va l’histoire ». À partir du schéma « mythologique », ce qui pour lui ne signifie pas irréel : Paradis, chute et rétablissement [26] , donné par la révélation chrétienne, Tillich voit l’expression de réponses religieuses aux questions qui habitent l’homme ; la révélation apporte donc une réponse existentielle à l’homme mais Tillich réfute toute réalisation historique des promesses. « Ce schéma appliqué à l’histoire a conduit aux visions apocalyptiques de plusieurs âges du monde et à l’attente de la venue d’un âge nouveau et dernier. Si, dans l’interprétation augustinienne de l’histoire, le dernier âge commence avec la fondation de l’Église chrétienne, par contre, selon Joachim de Flore [27], à la suite des montanistes [28] , le dernier des trois âges n’est pas encore arrivé, mais viendra dans quelques décennies. Des mouvements sectaires ont exprimé en terminologie religieuse le sentiment d’être au commencement de la dernière étape de l’histoire ; par exemple, avec le symbole du règne des mille ans du Christ sur l’histoire avant la fin dernière. Au temps des Lumières et de l’idéalisme, le symbole de la troisième étape s’est sécularisé et a assumé une fonction révolutionnaire » [29] .
Limites et dynamisme de la doctrine du millénium
Pour Tillich, les deux maux qu’engendre une telle position sont l’utopisme et le désespoir ; sur ce deuxième point il cite Hegel : « l’histoire n’est pas le lieu où l’individu peut trouver le bonheur ». L’utopisme considère que le troisième âge va bientôt commencer et l’auto-absolutisation de l’histoire considère que nous y sommes. Cependant Tillich reconnaît aussi la force mobilisatrice du millénium : « objet d’une vive controverse depuis la révolte des montanistes contre le conservatisme ecclésial. Il fut aussi un problème dans la révolte des franciscains radicaux. Néanmoins, la théologie doit le prendre au sérieux parce qu’il joue un rôle décisif pour l’interprétation chrétienne de l’histoire. À la différence de la catastrophe finale dans la perspective des visions apocalyptiques, le symbole du règne des mille ans du Christ continue la tradition prophétique qui envisage un accomplissement de l’histoire à l’intérieur d’elle-même » . À travers les montanistes et les franciscains radicaux c’est la critique protestante qui se manifeste pour bousculer l’Église installée dans des buts temporels et qui dédaigne les questions ultimes que portent les chrétiens qui attendent que le Règne de Dieu arrive dans le siècle.
Au-delà du littéralisme, quel accomplissement des promesses dans l’histoire ?
La notion de kaïros est redécouverte au XXe siècle en philosophie et en théologie comme l’expression « du surgissement a un moment de l’histoire d’une nouvelle intelligence du sens de l’histoire et de la vie » . Dans le grec du nouveau testament c’est le moment où Dieu pouvait envoyer son Fils , dans le grec ordinaire le kaïros est le moment favorable pour saisir une occasion. Cette capacité à reconnaitre le kaïros nous est donné par Jésus qui nous invite à reconnaitre les « signes des temps » . Tillich se distingue de Saint Paul qui témoigne de la venue du Christ dans l’histoire comme imminente, alors que pour notre théologien contemporain, « l’accomplissement des temps correspond au moment de maturité d’un développement religieux et culturel particulier ». Il poursuit en affirmant que « chaque fois que l’Esprit prophétique surgit dans les Églises, on parle de la troisième étape, de l’étape du "règne du Christ" pour une période de "mille ans". Parce qu’on lui attribue une imminence immédiate, elle sert de fondement à la critique prophétique des Églises en état de distorsion. Quand les Églises rejettent cette critique ou ne l’acceptent qu’en partie dans un compromis, l’Esprit prophétique pénètre dans des mouvements sectaires de caractère originellement révolutionnaire, jusqu’à ce que ces sectes se transforment en Églises et que l’esprit prophétique devienne latent." il y a une dialectique entre le grand kaïros et les kaïroï, car "la conscience du kaïros relève du discernement". "Les kaïroï sont rares, le grand kaïros est unique mais ensemble, ils déterminent la dynamique de l’histoire dans son auto-transcendance » . Dans cette description nous voyons un processus de discernement qui est une vision tout à fait traditionnelle surtout comme réponse à l’exaltation millénariste. Tout est déjà donné dans le don que le Christ a fait de sa vie par le sacrifice de la croix, l’accomplissement des promesses et déjà réalisé, même s’il y a une réalisation plénière à attendre au-delà du temps historique. C’est ce discernement qui se fait par le ministère prophétique à l’œuvre chez les réformateurs qu’ils s’appellent Bernard, François, Luther ou Calvin et Tillich y ajoute aussi tous les hétérodoxes comme Montan, Pierre Valdo et d’autres, nous pourrions y mettre Charles Borromée et Pie V ! l’institution est secouée au risque du schisme il est vrai, mais dans cette perspective l’écoute de ce que l’Esprit dit aux Églises se fait au long cours et non dans l’attente imminente du grand jour que l’on est tenté de hâter par la révolution.
Père Jérôme Bascoul
[1] Actes 1, 6-7
[2] L’ange s’empara du Dragon, le serpent des origines, qui est le Diable, le Satan, et il l’enchaîna pour une durée de mille ans. 3 Il le précipita dans l’abîme, qu’il referma sur lui ; puis il mit les scellés pour que le Dragon n’égare plus les nations, jusqu’à ce que les mille ans arrivent à leur terme. Après cela, il faut qu’il soit relâché pour un peu de temps. 4 Puis j’ai vu des trônes : à ceux qui vinrent y siéger fut donné le pouvoir de juger. Et j’ai vu les âmes de ceux qui ont été décapités à cause du témoignage pour Jésus, et à cause de la parole de Dieu, eux qui ne se sont pas prosternés devant la Bête et son image, et qui n’ont pas reçu sa marque sur le front ou sur la main. Ils revinrent à la vie, et ils régnèrent avec le Christ pendant mille ans. 5 Le reste des morts ne revint pas à la vie tant que les mille ans ne furent pas arrivés à leur terme. Telle est la première résurrection. 6 Heureux et saints, ceux qui ont part à la première résurrection ! Sur eux, la seconde mort n’a pas de pouvoir : ils seront prêtres de Dieu et du Christ, et régneront avec lui pendant les mille ans. 7 Et quand les mille ans seront arrivés à leur terme, Satan sera relâché de sa prison, 8 il sortira pour égarer les gens des nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour la guerre ; ils sont aussi nombreux que le sable de la mer. 9 Ils montèrent, couvrant l’étendue de la terre, ils encerclèrent le camp des saints et la Ville bien-aimée, mais un feu descendit du ciel et les dévora. 10 Et le diable qui les égarait fut jeté dans l’étang de feu et de soufre, où sont aussi la Bête et le faux prophète ; ils y seront torturés jour et nuit pour les siècles des siècles.
[3] Confession d’Augsbourg, n°17
[4] Lionel IFRAH, Sion et Albion, juifs et puritains attendent le Messie, Honoré Champion, 2006, chapitre III puritanisme et millénarisme, p.50 et suivantes
[5] Irénée de Lyon, Contre les hérésies, V, 28
[6] Irénée de Lyon, Contre les hérésies, Livre V
[7] Saint Augustin, La Cité de Dieu, édition de la Pléiade, Livre XX, V, p. 900
[8] Le dernier millénaire clôt le temps historique. Pour Augustin, il y aura bien une fin de l’histoire, mais le salut se joue à la première régénération de l’âme par le baptême et à la fin, celle du corps au moment du Jugement.
[9] Saint Augustin, La Cité, op. cit., Livre XX, VI-VII, p. 905
[10] Ibid, Livre XX, VII, p. 906
[11] John William STEFFE, De concert avec les anges, ATG146, texte de Jules-Marcel Nicole, Matthieu 24.3-44.
[12] L. IFRAH, Sion et Albion, op.cit., chapitre III puritanisme et millénarisme, p. 69-119
[13] Les presbytériens conçoivent que l’Église soit gouvernée par les anciens, mais ils adoptent une structure synodale tout en rejetant l’épiscopat. Les congrégationalistes se distinguent en optant pour un gouvernement indépendant au niveau des paroisses.
[14] L. IFRAH, Sion et Albion, op.cit., p. 91-92, citation de Brightman dans Revelation of the Revelation, édité à Bâle en Latin et à Amsterdam en 1615.
[15] Henri BLOCHER, Dictionnaire du Protestantisme, la Parousie est le retour glorieux du Christ appelé encore second avènement.
[16] Séquence de la Révolution anglaise : Long Parlement (1640-1653) exécution de Charles 1er en 1649, instauration du Commonwealth d’Olivier Cromwell, Restauration avec Charles II en 1660
[17] L. IFRAH, Sion et Albion, op. cit., p.119. Les leaders en sont Tilliam de Colchester et Pooley de North-Walsham.
[18] L. IFRAH, Sion et Albion, op. cit., p 52. « Le Seigneur te dispersera parmi tous les peuples, d’une extrémité de la terre à l’autre, et là tu serviras d’autres dieux que ni toi ni tes pères vous ne connaissez : du bois et de la pierre ! » Deutéronome 28, 64. « En ce temps-là se lèvera Michel, le chef des anges, celui qui se tient auprès des fils de ton peuple. Car ce sera un temps de détresse comme il n’y en a jamais eu depuis que les nations existent, jusqu’à ce temps-ci. Mais en ce temps-ci, ton peuple sera délivré, tous ceux qui se trouveront inscrits dans le Livre. Beaucoup de gens qui dormaient dans la poussière de la terre s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour la honte et la déchéance éternelles. » Daniel 12, 1-2. Sur Gog et Magog voir Ezéchiel 38, 2 et 39, 6.
[19] L. IFRAH, Sion et Albion, op. cit., p. 12.
[20] Direction Gilbert DAHAN, Le Brûlement du Talmud à Paris, 1242-1244, Nouvelle Gallia Judaïca, Cerf, 1999, présentation du contexte anti judaïque pour la France et toute l’Europe
[21] L. IFRAH, Sion et Albion, op. cit., p. 26
[22] Henri BLOCHER, Dictionnaire du Protestantisme
[23] La grâce de la justification nous est donnée indépendamment de nos mérites et de notre volonté, elle nous est donnée « de l’extérieur » extra nos comme le dit Luther
[24] Paul TILLICH, Théologie systématique, volumes III et V, coédition des œuvres complètes en français, Cerf, Labor et Fides, Université de Laval.
[25] Ibid., V, p.79 et suivantes, les ambiguïtés de l’auto-transcendance historique : la troisième étape, don et attente.
[26] Ainsi viendront les temps de la fraîcheur de la part du Seigneur, et il enverra le Christ Jésus qui vous est destiné. Il faut en effet que le ciel l’accueille jusqu’à l’époque où tout sera rétabli, comme Dieu l’avait dit par la bouche des saints, ceux d’autrefois, ses prophètes (Actes 3, 20-21).
[27] Joachim de Flore (vers 1135-1202) moine cistercien dont les méditations eschatologiques ont une grande diffusion. Il reprend les sept millénaires du comput biblique et dans le dernier il voit l’avènement dans l’histoire du 3e règne celui de l’Esprit.
[28] Mouvement hétérodoxe initié par le prêtre Montan, au IIème siècle, il se caractérise par un spiritualisme radical et un rejet de la structure hiérarchique. Il a donc beaucoup intéressé les auteurs Protestants !
[29] P. TILLICH, Théologie systématique, op. cit., V, p. 8