L’icône, reflet de l’invisible (P. Richard Escudier)
Si la vision occidentale est restée plutôt esthète dans la liturgie au moins à partir d’une certaine époque, l’exemple oriental pourrait nous aider à redéfinir notre rapport à l’image religieuse en crise depuis des décennies.
Si la vision occidentale est restée plutôt esthète dans la liturgie au moins à partir d’une certaine époque, l’exemple oriental pourrait nous aider à redéfinir notre rapport à l’image religieuse en crise depuis des décennies.
Comme le souligne Léonid Ouspensky, iconographe et théologien de renom, l’art chrétien n’est pas issu d’une antiquité en quelque sorte christianisée ! Non. Les sujets de l’art chrétien primitif n’étaient pas un événement seulement culturel « mais reflétaient une attitude nouvelle, une religion nouvelle, une compréhension foncièrement différente de la réalité. [1] » C’est la conception de Dieu et de sa Révélation qui est introduite par ce débat. C’est pourquoi l’icône représente pour le monde oriental byzantin une réalité très forte même s’ils ne la mettent évidemment pas sur le même plan que le baptême ou l’Eucharistie. L’icône y a une vertu que nous dirions en Occident sacramentale au sens vraiment fort du mot ; elle a un usage liturgique et n’est pas simplement un objet de décoration.
Pouvons-nous y trouver de quoi repenser la question et surmonter une vacuité dans le domaine de l’art religieux en Occident ?
1) L’icône et les approches diversifiées de l’image
Vladimir, prince de Kiev, au Xe siècle, cherchait une religion pour lui et son peuple. Il reçoit le rapport que ses envoyés auprès de diverses religions lui font de la liturgie chrétienne byzantine à laquelle ils ont pu assister à Constantinople : « Nous ne savions pas si nous étions au ciel ou sur la terre, car sur la terre on ne trouve pas une pareille beauté… Ainsi nous ne savons pas ce que nous devons dire, mais nous savons bien une seule chose : c’est que Dieu demeure là avec les hommes… » Séduit par la beauté, Vladimir se fait baptiser chrétien byzantin. Telle est la vision orientale qui guide la théologie de l’icône : la Beauté divine incarnée et contemplée : « Le Verbe… ayant rétabli l’image souillée dans son antique dignité, l’unit à la beauté divine. [2] » Pour le dire plus simplement encore : « Dieu nous accorde de participer à sa propre Beauté. [3]
Selon le bilan des recherches scientifiques au sujet de l’interdiction des images dans les toutes premières périodes du christianisme, bien des arguments furent avancés, notamment l’interdit du décalogue et l’influence du paganisme à l’époque. François Boespflug montre que ce bilan peut se réduire à ceci : « le souci des chrétiens de se démarquer des païens et leur conviction que le Christ était vivant et au-delà de toute image concevable semble décrire de manière approximative mais satisfaisante l’opinion qui fut partagé par bon nombre d’apologètes. » [4]
Il faut préciser que dans le christianisme primitif, notamment dans les catacombes, la première imagerie chrétienne ne s’organise pas autour des images du Christ à proprement parler mais plutôt à travers des récits constitue une iconographie à caractère narratif : adoration des mages, baptême du Christ, miracle, entretien de Jésus avec la Samaritaine, etc. Il est frappant de constater qu’on ne voit ni annonciation, ni crucifixion, ni résurrection, ni ascension. Les représentations sont donc d’abord symboliques, notamment l’image du Bon Pasteur ou bien les pains et les poissons… Clément d’Alexandrie, vers la fin du deuxième ou au début du troisième siècle, donne la liste des symboles que les fidèles peuvent représenter et ceux qui sont à proscrire. La colombe, le poisson, le navire, l’ordre, l’oiseau lire sont typiquement des symboles qui peuvent revêtir une signification chrétienne alors qu’ils sont plutôt d’origine païenne. On les trouve notamment dans le répertoire funéraire.
Après le concile de Nicée qui définit la consubstantialité du Père et du Fils, le christianisme oriental se trouve dans une situation où la question de la représentation est posée. Lactance (+ 320) a pourfendu les images des païens. Cela concerne surtout les statues. C’est ce dont il témoigne dans ses Institutions divines. Le concile d’Elvire, entre 300 et 303, dans son canon 36 édicte qu’« il ne doit y avoir aucune image dans l’église de peur que ce qui est objet de culte et d’adoration ne soit sur les murs. » Un autre personnage jouera un rôle important ; il s’agit de celle d’Eusèbe de Césarée mort en 340 à qui la demi-sœur de Constantin avait demandé une image du Christ ; il lui répondit dans une lettre que « la forme divine du Christ est impossible à représenter… Quant à sa forme d’esclave elle a été transformée en lumière ineffable depuis le retour du ressuscité dans le sein du Père. » C’est pourquoi, « le Christ image est essentiellement un instrument de son Père plutôt qu’un représentant de sa présence. Les chrétiens parfaits n’ont besoin que de se relier au Verbe : pour eux, s’achève son activité visible. La valeur de l’Incarnation est purement éthique ou didactique. Le Verbe ne réside pas dans la chair où il a été révélé » [5] . On voit l’hostilité voilée aux représentations pour des raisons théologiques… qui sont décalées par rapport à la foi !
Les icônes sont apparues dès le début du cinquième siècle d’abord dans un contexte privé puis ensuite dans le domaine ecclésial. Il semble que les icônes soient redevables aux panneaux peints en écho aux portraits gréco-romains. Ceux qui connaissent bien le musée du Louvre et son aile consacrée à l’Égypte savent que les portraits de Fayoum ont constitué là un réservoir iconographique.
Dès lors, une ligne de partage entre deux attitudes envers les images apparaît : l’une qui ne voit dans l’image qu’un simple renvoi à l’au-delà, une sorte de moyen pédagogique, et l’autre qui y voit beaucoup plus : une présence sacrée puissante et agissante [6] . Avec l’apparition du Pantokrator au VIe siècle, commence à apparaître l’idée que dans le fond, les images participent de la nature divine du prototype représenté, c’est-à-dire le Christ ou un saint.
Il faut s’arrêter un moment sur les fameuses légendes orientales qui donnèrent naissance à la pratique d’une image indépendante du Christ, c’est-à-dire non plus reliée à une scène évangélique. C’est alors qu’apparaissent les images acheiropoiètes, « non faites de main d’homme ». Ce serait une christianisation d’une tradition païenne celle des images tombées du ciel. C’est le cas du palladium, l’étendard plaçant la cité qui le possède sous la protection directe des dieux.
J’emprunte à François Boespflug la description de la « Sainte face » d’Edesse qui reprend l’épisode apocryphe de l’image fixée sur le linge que Véronique a tendu au Christ sur le chemin de croix. Cela évoque aussi le saint suaire de Turin. Y a-t-il une dépendance de l’un ou de l’une à l’autre ? Nous sommes renvoyés aux travaux des scientifiques. La Sainte face est le prototype même de l’icône, avec, il faut bien le dire, une fidélité iconographique aux traits du Saint Suaire… Cette icône miraculeuse appelé « Mandylion », mot arabe puis hellénisé qui signifie linge, aurait été transférée à Constantinople sous Constantin VII au début du Xe siècle. Elle est liée à la légende d’un roi Abgar d’Edesse (en Turquie actuelle) qui aurait demandé la venue de Jésus pour obtenir la guérison d’une maladie incurable. Jésus lui aurait répondu par écrit qu’il ne pourrait faire le déplacement mais qu’un disciple irait guérir le roi. Sur ce trait légendaire s’est greffée une image qu’aurait voulu peindre l’archiviste du roi Ananias, mais dont la tâche était rendue impossible tellement le visage de Jésus rayonnait ! C’est alors que Jésus se lava le visage et l’essuya avec un linge sur lequel ses traits demeurèrent fixés [7] .
Olivier Boulnois développe la position de saint Augustin, formellement opposé aux images en raison de son enracinement platonicien, et celle de Jean Cassien, au quatrième siècle, qui pose la question du lien entre l’écrit et l’image. Il propose non pas de bannir les images, quelles que soient les tentations auxquelles elles peuvent conduire, mais d’en régler l’usage pour la paix de l’âme. C’est ce qu’il fait dans la 10e conférence. La position de Cassien est profondément aniconique. La prière pure se doit d’être sans objet, sans forme, sans image et même sans parole. Cassien propose ici une véritable vision dépouillée de toute forme [8] . Il influencera toute la pensée occidentale de saint Grégoire à saint Bernard sur ce point.
Saint Grégoire autour du VIe siècle, fut le premier pontife écologue. Il faut voir dans sa pensée une reconnaissance des images, mais dans un sens pédagogique qui n’a rien à voir avec une option théologique. Les images sont des aides mais elles sont inférieures à l’écrit. Il n’y a donc pas une théologie de l’image, mais une simple réflexion pastorale. On note au passage que le pape ne mentionne pas la prédication, qui est le lieu même du commentaire de l’Écriture auprès des fidèles bien davantage que l’image... Il ne faut donc pas systématiser la pensée de saint Grégoire. Voir les développements de François Boespflug ainsi que ceux d’Olivier Boulnois dans son livre [9] .
La position de saint Grégoire fut en fait précisée à l’occasion d’une regrettable destruction d’images opérée par l’évêque de Marseille Serenus. Ce Serenus, connu pour une tentative de baptême forcé des juifs de la ville, ordonna la destruction d’images dans les églises par souci de ne pas les laisser adorer. Le pape lui adressa une lettre de remontrance qu’il faut citer : « Ce n’est pas sans raison que l’Antiquité a permis de peindre dans les églises la vie des saints. En défendant d’adorer ces images, tu mérites l’éloge ; en les brisant, tu mérites le blâme. Tu n’aurais pas dû briser ce qui a été placé dans les églises non pour y être adoré, mais simplement pour y être vénéré. Autre chose en effet est d’adorer une peinture, autre chose d’apprendre par une scène représentée en peinture ce qu’il faut adorer. Car ce que l’écrit procure aux gens qui lisent, la peinture le fournit aux incultes qui la regardent. Ces ignorants y voient ce qu’ils doivent imiter : les peintures sont la lecture de ceux qui ne savent pas leurs lettres, de sorte qu’elles tiennent le rôle d’une lecture, surtout chez les païens… [10] »
La vertu didactique de l’image est au contraire soulignée par des penseurs chrétiens éminents : Basile le Grand écrit : « Ce que le récit donne à l’oreille, le tableau le révèle silencieusement par imitation » et Grégoire de Nysse : « Le livre est porteur de langage [artistique]. »
Le concile Quinisexte dit « In trullo » (salle munie d’une coupole dans le palais de Constantinople) en 692 constitue une étape importante de la question de l’image. Son canon 82 invite à substituer au simple symbole évoquant le Christ la figure elle-même de ce dernier. Ainsi, il faut préférer à l’image de l’agneau celui dont le symbole n’est jamais que l’ombre et la figure annonciatrice. [11] : « Sur quelques peintures on trouve l’agneau montré par le doigt du Précurseur ; cet agneau a été placé comme type de la grâce, faisant voir d’avance pour nous, à travers la loi, l’Agneau véritable, Christ notre Dieu. Honorant assurément les figures (tupous) et les ombres en tant que symboles de la vérité et ébauches données en vue de l’Église, nous préférons la grâce de la vérité, recevant cette vérité comme accomplissement de la loi. Nous décidons donc que désormais cet accomplissement soit marqué au regard de tous dans les peintures, que soit donc érigé à la place de l’agneau antique sur les icônes, selon son aspect humain, celui qui a ôté le péché du monde, Christ notre Dieu. Par cela nous comprenons l’élévation de l’humilité de Dieu le Père et nous sommes conduits à nous remémorer Son habitation dans la chair, Sa Passion, Sa mort salvatrice et, par là même, la délivrance (apolutroseos) qui en a résulté pour le monde. »
Ce qui nous est dit là c’est que l’icône nous montre le visage du Dieu incarné, le Verbe fait chair, Jésus Christ qui a vécu à une époque déterminée. [12]
Ce concile ne fut pas approuvé par le pape de Rome vraisemblablement à cause d’autres raisons comme le célibat du clergé, le jeûne du samedi, et ensuite seulement à cause de la représentation du Christ etc. Cependant l’Église de Rome reconnut le septième concile œcuménique de Nicée qui se réfère au canon 82 du concile Quinisexte, ce qui par conséquent a pour effet de valider a posteriori ce concile. Plus tard, les papes saints Grégoire II, Adrien Ier, Jean VIII approuveront. Le pape innocent III a même appelé le concile Quinisexte « sixième concile œcuménique »...
Mais Léonid Ouspensky pense qu’en fait, la pensée orthodoxe n’a de toute manière pas été accueillie par l’Église d’Occident, ce qui n’a pas permis à celle-ci d’entrer dans la dynamique des images qui fleurira au concile de Nicée II. On peut certes estimer que l’Orient a tort de dogmatiser là où la diversité n’est pas illégitime… Mais il faut aller plus loin et se demander plus profondément quelle est la source de la théologie elle-même et en quoi la réponse à cette question conditionne la position que l’on donne à la querelle de l’image. On voit bien que, dans le fond, c’est l’approche dogmatique et la validation des premiers conciles œcuméniques qui sont en jeu. Voilà pourquoi, la question des images déclenchera ultérieurement de graves turbulences dans le monde oriental.
Il y eut est une période pré-iconoclaste comme l’écrit L. Ouspensky, notamment à travers des incompréhensions et des abus évidents comme le fait de se promener avec des images sacrées sous forme de broderies sur des vêtements, ou bien une vénération qui prenait l’allure de grattage des couleurs des icônes pour les mélanger avec les saints Dons distribués aux fidèles etc. Il est probable que l’on avait là une vision trop littérale de cette vénération qui devenait superstitieuse. À côté de cela il faut aussi souligner l’arrivée de l’islam qui s’en tenait à une interdiction très stricte de l’image et détruisait celles qu’il trouvait.
La querelle iconoclaste commença lorsque l’empereur Léon III l’Isaurien condamna la vénération des icônes en 730. La destruction d’une icône du Christ placée au-dessus de l’entrée du palais impérial a été le signal d’un soulèvement populaire. La mort d’un fonctionnaire envoyé pour briser ce soulèvement provoqua une répression. Saint Germain, patriarche de Constantinople, opposé à l’iconoclasme, fut déposé et remplacé par un autre, le patriarche Anastase. Le décret impérial de 730 provoqua surtout une réaction théologique de la part de saint Jean Damascène qui écrivit un Traité à la défense des saintes icônes. À Rome, les papes successifs défendirent la vénération des icônes ; l’exil forcé des artistes et des théologiens profita à l’embellissement de la ville éternelle.
Le plus dur fut le fait de Constantin Copronyme (741- 755), fils de Léon III. Les atrocités commises à l’époque furent innombrables et surtout effroyables. C’est l’empereur lui-même qui rédigea les premiers arguments iconoclastes : ainsi, selon lui, est posée la question de savoir si l’icône du Christ représente l’homme Jésus ou bien si elle représente le Christ en tant que Dieu. Dans le premier cas, on se rend coupable d’ignorer la divinité ; dans le deuxième cas on se rend coupable de violer l’interdiction de l’image de Dieu. Ces arguments servirent de fond au concile de Hieria en 754 qui ratifia ces thèses [13] . Les orthodoxes avaient bien compris que les arguments iconoclastes remettaient en cause l’Incarnation du Verbe. « Si l’existence même de l’icône se fonde sur l’Incarnation de la deuxième Personne de la Sainte Trinité, cette Incarnation, à son tour, est affirmée et prouvée par l’image. Autrement dit, l’icône est un gage de la réalité non illusoire de l’Incarnation divine. C’est pourquoi, aux yeux de l’Église, la négation de l’icône du Christ équivaut à la négation de son Incarnation, à la négation de toute l’économie de notre salut. Voilà pourquoi, en défendant les images sacrées, ce n’est pas seulement leur rôle didactique ni leur aspect esthétique que défendait l’Église. C’est la base même de la foi chrétienne. [14] » Le peuple, lui, soutint la vénération des icônes.
L’argumentation iconoclaste repose sur l’argument que la seule icône du Christ est l’eucharistie parce qu’elle est de même nature que celui qu’elle représente et lui est consubstantielle. Mais en fait, l’eucharistie n’est pas une icône parce que les éléments du sacrement sont précisément identiques à leur « prototype ». La métamorphose des saints Dons se fait non en image mais en « le corps très pur et le sang très précieux du Christ ». L’eucharistie n’est donc pas une image. [15]
L’erreur consiste par ailleurs à rapporter l’icône à l’une ou l’autre nature du Christ alors qu’en fait l’icône se rapporte à la Personne du Christ. C’est elle qui est représentée sous les traits de l’humanité du Christ. L’image est donc personnelle et non pas naturelle. Cela permet de ne jamais ignorer l’une ou l’autre des deux natures dans la représentation puisque l’icône est reliée à la personne et non aux natures. C’est cela qui rend la communion possible avec la personne représentée. Saint Basile écrit dans son Traité du Saint Esprit que « l’honneur rendu à l’image va à son prototype » (chapitre XVIII) [16]
C’est sous le fils de Constantin, Léon IV, beaucoup plus indifférent à ces questions, que fût élaboré le concile qui régla la question. Ce fut le concile de Nicée II en 787. 351 évêques y participèrent ainsi qu’un grand nombre de moines.
À ce septième Concile œcuménique, les Pères affirmèrent la vénération (proskunèsis) des icônes : « Les icônes sont donc pleines de grâce et de sainteté à cause de leur nom d’objets sacrés : ‘Les saintes icônes’ et à cause de la présence en elles de la grâce. La divinité dit saint Théodore le Studite, est présente également dans l’image de la croix et dans d’autres objets divins, mais non en vertu de l’identité de nature, car les objets ne sont pas la chair de Dieu, mais en vertu de leur participation relative à la Divinité, car ils participent à la grâce et à l’honneur. » [17] « La sanctification des icônes est un acte sacramental qui établit une liaison entre le prototype et l’image, le figuré et la figure… En ce sens, toute icône qui a reçu sa vertu, c’est-à-dire qui été bénie, est miraculeuse. [18] » La vénération ne va pas à la nature, car on ne peut représenter la nature divine, mais au prototype : « Car l’honneur rendu à l’image va à son prototype et ce lui qui vénère l’icône vénère la personne qui y est représentée. [19] »
C’est en 843 que se fit le rétablissement des images avec la proclamation du synodikon de l’orthodoxie, document qui est lu chaque année pour célébrer la restauration du culte des images. Le premier dimanche de carême est ainsi devenu le « dimanche de l’orthodoxie ».
La différence entre nous et nos frères orientaux est apparue à l’époque de Charlemagne (les carolins) qui n’adhéra pas au deuxième Concile de Nicée (787) sur les Saintes Images. Le pape Adrien Ier approuvait pourtant le concile. Mais Charlemagne au contraire s’y opposa. Le concile de Francfort en 794 confirma relativement les fameux Livres Carolins (Capitulare de imaginibus) qui contestaient l’usage de l’icône au détriment des reliques et de promouvoir une adoration de l’image. En fait, il semble que la traduction déficiente des travaux du concile de Nicée II ait été faite par un clerc romain avec l’aide d’un simple dictionnaire latin grec, en ignorant délibérément la fine et précieuse distinction introduite par le concile entre proskunesis (vénération) et latreia (adoration) ! Elle aurait été transmise à Charlemagne par son propre fils Louis Ier qui la trouva en Italie. Il faudra attendre 873 pour que cette traduction soit refaite pour le pape Jean VIII par Anastase le bibliothécaire. [20]
Le concile de Francfort conclut en disant : « Attachés à la doctrine orthodoxe qui veut que les images ne servent qu’à l’ornementation des églises et à la mémoire des actions passées, doctrine d’après laquelle nous ne devons l’adoration qu’à Dieu seul et la vénération aux saints, nous ne voulons pas plus prohiber les images que les adorer et nous rejetons les écrits de ce concile ridicule. [21] » En fait, l’anthropologie carolingienne résulte de la doctrine augustinienne que seul l’esprit et susceptible d’être à l’image de Dieu. Dieu ne peut être cherché dans les choses visibles, ni dans les images fabriquées, mais dans l’intellect et le cœur.
C’est l’argument de Théodulf d’Orléans et d’Alcuin. Selon F. Boespflug, cela revient à contester la position prudente de saint Grégoire lui-même, là où pour les orthodoxes l’icône est une « fenêtre sur l’absolu ». Théodulf fit réaliser à l’église de Germigny des Prés une mosaïque représentant non le Christ mais l’arche d’Alliance surmontée de chérubins. C’était une manière de ne pas désavouer le pape… tout en respectant les Livres Carolins !
2) Quelques exemples sur la pratique de l’icône vont nous aider à comprendre les enjeux avant que nous poursuivions la réflexion théologique et les conclusions que l’on peut en tirer pour notre compréhension notamment de la liturgie.
a) L’iconostase
Les Russes jouèrent un grand rôle. Cette barrière fut contestée, mais elle constitue comme autant de fenêtres de l’invisible sur le créé, grâce auxquelles comme l’a rappelé Paul Florensky dans son ouvrage L’iconostase, l’icône est comme une ouverture par laquelle l’invisible rejoint le visible : « L’iconostase est la frontière entre le monde visible et le monde invisible, et cette barrière d’autel se réalise grâce à l’assemblée des saints, la nuée des témoins entourant le Trône de Dieu, sphère de la gloire céleste, et proclamant le mystère. L’iconostase est une vision. L’iconostase est la manifestation des saints et des anges. [22] » Et l’on trouve cette merveilleuse affirmation : « L’iconostase crie l’existence du Royaume de Dieu… Otez l’iconostase matérielle et le sanctuaire en tant que tel disparaîtra complètement de la conscience de la foule, et sera fermé par un mur immense… L’église sans iconostase matérielle est séparée du sanctuaire par un mur aveugle : l’iconostase y perce des fenêtres et alors, à travers les vitres, nous voyons ou tout au moins nous pouvons voir ce qui se passe derrière elle : supprimer les icônes, c’est murer les fenêtres. [23] » C’est une belle métaphore pour exprimer ce qu’est réellement l’iconostase.
Au début, la nef était séparée du sanctuaire par un voile, puis apparurent les colonnettes avec une croix au-dessus d’une architrave. Justinien, au VIe siècle, avait fait figurer des représentations du Christ et de la Mère de Dieu à Sainte-Sophie de Constantinople. Après la crise iconoclaste, au XIe siècle, des iconostases à deux rangées existaient. Au XVe siècle, l’iconostase comporte cinq rangées d’icônes surmontées d’une croix.
Donnons-en une rapide description [24] :
1. Deux rangées supérieures représentant d’une part les patriarches d’Adam à Moïse, et d’autre part les prophètes qui représentent l’Église vétérotestamentaire de Moïse jusqu’au Christ. Au milieu de la première rangée les patriarches : la Trinité c’est-à-dire l’apparition des trois personnages à Abraham appelé aussi icône de la philoxénie, et au milieu de la seconde rangée, Marie et portant le Christ en son sein que l’on appelle aussi « Notre-Dame du signe ». Cela évoque Isaïe 7,14 : « le Seigneur lui-même vous donnera un signe : voici, une vierge deviendra enceinte ; elle enfantera un fils et il sera appelé Emmanuel ». Ces deux rangées représentent donc la préparation dans l’Ancien Testament, conformément à l’adage que « ce qui est caché dans l’Ancien est révélé dans le Nouveau ».
2. Ensuite vient une rangée de tableaux représentant les fêtes du Christ, c’est-à-dire la période néotestamentaire.
3. La rangée de la DÉESIS, mot qui signifie prière, représente le Pantokrator entouré [25] de la Vierge Marie et de saint Jean-Baptiste d’une part, des deux archanges ensuite, et puis de la plénitude de l’Église des saints.
4. La porte centrale dite « royale » représente traditionnellement l’Annonciation, et les portes latérales nord et sud représentent des archanges ou des saints diacres. On représente aussi l’Eucharistie au dessus de la porte royale.
5. Les autres icônes de part et d’autre de la porte royale sont, elles, des saints locaux ou de la fête du jour, quand ce ne sont pas Le Christ et la Vierge Marie.
Il est clair qu’à travers l’iconostase, c’est toute l’histoire du salut à commencer même par la création en Adam qui est résumée. Cette description est à la fois cosmique et historique. C’est dire que le regard se pose sur les mystères de la foi. Transfigurées, auréolées de gloire, tissées d’éternité, les icônes évoquent les merveilles de Dieu à travers le cosmos et l’histoire qui se répètent très souvent sur les murs grâce aux fresques qui y sont peintes.
b) Il y a une véritable théologie de la lumière. Le théologien mystique Pseudo-Denys l’Aréopagite en est l’interprète autorisé à travers sa Hiérarchie céleste. Rappelons-nous qu’à la Création, Dieu crée au jour UN la lumière. Jésus lui-même se nomme Lumière et il ressuscite le 1er jour de la semaine. C’est donc en ce premier jour du cosmos qu’éclate, qu’irradie l’agir de Dieu.
Voici ce qu’écrit le moine Grégoire Krug (monastère du Mesnil Saint-Denis) dans ses carnets d’un peintre d’icônes : « Le sommet du Mont-Thabor sur lequel le sauveur fit monter les disciples élus s’emplit de la diffusion de la lumière divine, de la gloire ineffable de la Divinité. Et l’icône de la fête est tout entière remplie de cette effusion de la lumière divine. Toute la surface de l’icône devient réceptrice de lumière. [26] » Et un autre penseur (P. Florensky) écrit : « Dans l’icône, la lumière n’est pas extérieure, elle crée les choses, elle est la source des êtres… Métaphysique de la lumière. » Il n’y a donc pas de « source » lumineuse dans l’icône…, car la lumière en est le sujet même !
Cela se décline en :
– Premier point : l’usage de l’or (appelé lumière) signifie que tout est nimbé de la divinité. Nous sommes dans la Révélation et non pas dans un espace artistiquement arrangé. C’est l’espace de la réalité authentique. Distinguons entre le fond d’or, et puis les traits de dorure (l’« assiste ») qui signifient la sainteté de la personne représentée à travers ses vêtements.
– Deuxième point, la montée des lumières : la technique de l’icône consiste à passer progressivement de l’ombre à la lumière par la composition (décor, personnages…) et par les touches successives.
c) Les couleurs
Elles prennent alors leur place conformément à un programme que la science des couleurs confirme (notamment dans les travaux de Kandinsky) ; leur signification peut varier quelque peu : le blanc qui signifie la lumière du monde, le Christ qui a vaincu la mort. Le noir symbole des ténèbres (pensons au contraste entre le noir de la grotte de la nativité dans l’icône et la lumière ambiante de la scène). Le bleu invite à l’intériorité et à la sérénité. Selon Kandinsky, le bleu est l’espace de la concentration. Cette couleur évoque également le ciel, la profondeur, les espaces infinis. Pensons aux mandorles de couleur bleue qui évoquent la gloire divine. Le bleu hyacinthe ou pourpre violette représente également le sacré par excellence. C’est la couleur du voile de la Tente au désert de l’Exode. La pourpre représente à la fois la dignité, la richesse, la royauté et le pouvoir. Le Christ en est revêtu par définition. Il s’agit du Royaume des Cieux bien entendu. Pour la Vierge Marie, l’affirmation du concile d’Éphèse (431) de la Théotokos justifie évidemment l’usage de cette couleur. Le rouge est approprié aux Théophanies, notamment celle du Buisson ardent. C’est aussi la couleur du sacrifice, du sang et donc par excellence la couleur du Christ. C’est aussi la couleur du feu actif et rayonnant qui exprime l’amour. C’est donc aussi la couleur de l’Esprit Saint. Le jaune est la lumière, la pensée juste et clairvoyante. Le vert représente la nouveauté, le jaillissement, la jeunesse. Ce serait la couleur des prophètes. Il est possible d’interpréter aussi le vert comme la couleur d’une harmonie renouvelée. Notons que le vert est complémentaire du rouge et conférerait donc à cette dernière couleur son complément qui est davantage de l’ordre du repos. Le brun représente évidemment tout ce qui concerne la terre.
d) La perspective inversée [27]
Un examen des icônes montre que les corps sont reproduits par des raccourcis qui ne respectent pas les règles de la représentation perspective. De là cette remarque : « Certains amateurs ont tendance à dire que les icônes sont un balbutiement agréable. » Or, les transgressions aux règles de la perspective sont dans l’iconographie entièrement préméditées et conscientes. C’est le cas du « polycentrisme » selon lequel le dessin construit de telle façon que l’œil sous différents angles semble regarder des parties différentes du dessin.
Il est incontestable que l’icône présente des anomalies en termes de réalisme, mais qui sont le résultat d’un choix extrêmement conscient. La perspective telle que l’Occident l’a comprise dans la peinture n’est en fait qu’un cas particulier, une interprétation possible du monde. Comme dit Pavel Florensky, ce n’est qu’une orthographe particulière parmi de nombreuses constructions. Ceci est d’ailleurs déjà le cas dans les civilisations disparues ; dans l’esthétique égyptienne, qui ne révèle pas de perspectives par exemple, le polycentrisme est majoritairement présent. Dans l’esthétique occidentale, la perspective relève à l’origine de l’illusion causée par la nécessité du décor dans le théâtre antique. Ce n’est donc pas une traduction de la réalité, mais plutôt une organisation de l’espace visuel pour des nécessités pratiques. Les plus hautes exigences de l’esprit imposent des manières de représenter qui, précisément, sont incapables de représenter. L’image spirituelle, au contraire, suggère et renvoie symboliquement à une réalité ontologique qui s’ouvre au spectateur. Il est d’ailleurs curieux de constater que les lois de la perspective de l’univers euclido-kantien (isotrope, homogène, infini et illimité) ne sont justement en rien naturelles ni humanistes puisqu’il s’agit… d’une abstraction de l’esprit et non du reflet de la réalité ontologique : « L’icône a pour objet le monde créé par Dieu dans sa beauté supra terrestre. Ce qui est représenté sur l’icône dans tous les détails n’a rien de fortuit, c’est le reflet du monde à l’origine des natures supracélestes. »
e) Quelques exemples significatifs du langage de l’icône :
La Trinité
L’évolution de l’icône de la Trinité montre un exemple frappant de rationalisation théologique.
À l’origine, l’icône représentait avec force détails la visite des trois personnages mystérieux à Abraham et Sarah au chêne de Mambré. Elle comprenait une maison, trois anges, une table avec un plat, une tête de bœuf, des pains. Quelques ustensiles apparaissaient. Abraham portant un plat et Sarah sa femme figuraient également. Cette figure servie de modèle à André Roublev au XVe siècle qui transposa les trois mystérieux visiteurs de l’épisode dans un plan purement divin épuré. L’icône fut exécutée pour l’église de la Sainte Trinité de la Laure de la Trinité Saint Serge entre 1408 et 1425.
Les ustensiles disparaissent au profit du calice eucharistique. L’agneau immolé y figure. Les trois anges masquent à peine l’arbre de Mambré devenu l’arbre de vie du paradis. C’est même temps le bois de la croix. La montagne figure l’élévation spirituelle. Abraham et Sarah ont disparu.
Les visages des anges sont identiques et soulignent aussi l’unité des trois personnes divines.
– Si le personnage central est le plus important, alors c’est le Père, figurant ainsi sa monarchie. Le fils serait à sa droite et l’Esprit Saint à gauche.
– On peut aussi voir l’icône dans l’ordre du Credo : « Le Père à gauche portant des vêtements d’une teinte diaphane et presque transparente, symbole de sa transcendance infinie ; l’ange central serait le Fils reconnaissable par la tunique pourpre et le manteau bleu et l’ange de droite figurerait le Saint Esprit portant un manteau d’un vert translucide, symbole de la grâce vivifiante toujours renouvelée. [28] » Les deux derniers personnages regardent ensemble vers le Père, indiquant par là sa prééminence monarchique.
Remarquons que toute la composition est enfermée dans un cercle, symbole de la plénitude et de l’infini.
La table en forme de calice épousant les silhouettes des trois anges également en forme de calice figure à la fois l’espace de l’intimité entre les trois Personnes divines et la participation du spectateur vers qui la table de la communion s’ouvre en signe d’hospitalité divine. Nous avons là une mystique de la Trinité dont la Vie devient notre Vie comme l’écrit l’archimandrite Sophrony, le Père vivant dans le Fils et le Fils dans le Père, invitant la créature humaine à entrer dans ce dialogue d’amour. « Qu’ils soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’ils soient eux aussi un en nous. » (Jean 17,21)
La Transfiguration
Ce mystère de la Transfiguration est celui du Dieu lumière en ses trois Personnes, comme l’a médité saint Syméon le Nouveau Théologien (+ 1022). Le Saint Esprit est comme évoqué par la lumière elle-même qui irradie le Fils incarné tandis que la voix du Père se fait entendre. Une mandorle géométrique signifie la lumière divine inaccessible propre aux théophanies (Moïse…) dans laquelle s’inscrivent des formes géométriques - carrés dont les côtés incurvés se terminent par 8 pointes (le 8e jour) ; la figure géométrique plus sombre indique que la vision s’accompagne de ténèbres parce qu’elle éblouit l’intelligence – vision sans concept comme l’a aussi rapporté saint Jean de La Croix (Nuit Obscure). Ainsi, nous sommes en présence des ténèbres éblouissantes où « Dieu se révèle par ses Énergies mais reste inaccessible en Son Essence » [29] . Le vêtement blanc du Christ garni d’une résille humaine est pénétré des Énergies divines.
Moïse et Élie figurent la Loi et les prophètes attestant le Verbe qui accomplit les Écritures. Ils sont non pas morts, mais mystérieusement partis vers Dieu : on ne vénère pas leur tombeau. Ils sont donc les représentants non tant des morts que des vivants, ce que dit Jésus lui-même.
La Vierge Marie
La Mère de Dieu est représentée selon divers canons :
La Mère de Dieu en majesté est enveloppée d’une grande voile de couleur pourpre que l’on appelle un maphorion orné de trois étoiles d’or : une sur le front et les deux autres sur les épaules symbolisant la triple virginité de Marie avant, pendant et après la naissance du Christ. La tunique ou chiton est également de couleur bleue. L’enfant Jésus outre le chiton porte l’imathion, manteau étincelant couvert d’un réseau de traits d’or symbolisant « le Christ vrai lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme » (Jean 1,9)
La vierge orante
On la retrouve dans les catacombes, c’est la vierge intercédant pour le genre humain. Elle représente aussi Marie ressuscitée et trônant désormais auprès de son Fils dans le Royaume, priant pour le monde entier.
La vierge Hodigitria
Elle représente la mère de Dieu désignant de sa main droite l’enfant assis sur son bras gauche. Son nom vient du lieu où l’icône originale avait été placée : le monastère tôn Hodègon (« des guides ») à Constantinople. C’est l’icône qui convient à la définition dogmatique de la maternité divine excluant toute espèce de sentiment personnel.
La vierge de tendresse
Elle souligne au contraire l’attachement de la mère et du fils dans un rapprochement très tendre. On l’appelle en grec Elousa (la miséricordieuse).
3) Réflexion autour de ces positions théologiques
Cette brève incursion dans le langage de l’icône nous ouvre à un commentaire avisé qui a été fait sur cette querelle : par le refus de l’image ne risque-t-on pas de faire du christianisme une doctrine purement intellectuelle, désincarnée ? Cela pourrait mener à une désacralisation de l’Église et de la liturgie. Ce reproche est celui que font les orthodoxes en général à l’Occident. Ils y voient une profanation de la doctrine de l’Incarnation : « C’est la grâce de l’Esprit Saint qui suscite la sainteté tant de la personne représentée que de son icône, et c’est en elle que s’opère la relation entre le fidèle et le saint, par l’intermédiaire de l’icône de celui-ci. L’icône participe à la sainteté de son prototype et, par l’icône, nous participons, à notre tour, à cette sainteté dans notre prière. [30] »
« L’icône n’a pas de réalité propre ; en elle-même elle n’est qu’une planche de bois ; c’est justement parce qu’elle tire toute sa valeur théophanique de sa participation au « tout autre » au moyen de la ressemblance, qu’elle ne peut rien enfermer en elle-même, mais devient comme un schème de rayonnement… C’est cette théologie liturgique de la présence, affirmée dans le rite de la consécration, qui distingue nettement l’icône d’un tableau à sujet religieux… En revanche en Occident, le Concile de Trente accentue l’anamnèse, le souvenir, mais nettement non épiphanique, se plaçant hors de la perspective sacramentelle de la présence… [31]
« L’icône ne représente pas la divinité ; elle indique la participation de l’homme à la vie divine. [32] » Tel pourrait être le résumé de la théologie de l’icône. D’où découle le véritable enjeu de l’icône : la déification (theosis) de l’homme.
C’est la ligne d’Origène, de Denys l’Aréopagite (La Hiérarchie céleste ; voir infra sur l’icône), saint Grégoire de Nysse (théologie des ténèbres et de la lumière dans la contemplation de Moïse) et de saint Maxime le Confesseur qui appartiennent à la lignée des mystiques chrétiens. On trouve aussi dans la théologie de l’icône des courants de pensée qui tiennent à saint Macaire l’Égyptien, qui fut un théologien du cœur et dont la mystique est toute entière fondée sur l’Incarnation du Verbe et sur une anthropologie unifiée. Il laissa de magnifiques homélies spirituelles. L’hésychasme a joué un grand rôle, notamment par le monastère du Mont Sinaï fondé par Justinien, centré sur la prière du cœur et la pratique de la respiration. Cette prière comporte l’invocation rendue célèbre par Le pèlerin russe : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ! » [33]
Saint Grégoire Palamas au 14ème siècle développa une théologie de la participation du corps à la connaissance de Dieu. Selon lui, il existe bien une connaissance surnaturelle, indépendante de toute expérience sensible, mais accordée en Jésus-Christ à l’homme tout entier âme et corps qui donne d’accéder dès ici-bas aux prémices de la déification ultime et à la vision de Dieu, non par ses propres forces, mais par la grâce de l’Esprit. Il est clair que le corps dans cette conception n’est pas une prison au sens platonicien [34] . Il faut d’ailleurs retrouver la quadruple conception de l’homme « Esprit » (pneuma), « â ’homme est un tout, la « chair » étant le monde créé par distinction du surnaturel. Afin de n’être pas accusé de messalianisme, c’est-à-dire de prétendre voir l’essence divine avec les yeux corporels, Grégoire eu recours à une distinction entre l’essence et des énergies. C’est là toute son originalité, par ailleurs toujours discutable. Ainsi, Dieu demeure inconnaissable mais toute révélation toute participation, toute déification est un acte libre du Dieu vivant : une énergie divine : « Dieu ne s’identifie pas totalement avec cet acte, il reste au-dessus de lui tout en se manifestant tout entier [35] »
4) Surmonter le contraste entre Orient et Occident
Les conceptions que l’on se fait de la théologie en Orient et en Occident diffèrent. Commençons par dire que le statut de la théologie a évolué en Occident allant des Pères de l’Église aux docteurs de la scolastique médiévale inaugurée au 13ème siècle. C’est Jacques Maritain qui montre que « la théologie se trouve chez les Pères de l’Église sous un état supérieur : elle a pour lumière la lumière même du don de sagesse usant de la raison, elle procède en tant même que doctrine dans la lumière de la grâce sanctifiante. C’est une doctrine sainte. [36] »
Il distingue cette théologie des Pères de la scolastique médiévale qui seule s’est constituée en science.
Selon le philosophe français, il s’agit pour la première (la théologie des Pères) « du domaine royal de la sagesse dite infuse (donnée par Dieu) préludant à la vision (la vision béatifique à la fin des temps) retournant l’homme vers la contemplation amoureuse des trois Personnes incréées qui habitent en lui par la grâce ». [37] Il est clair que la théologie ainsi comprise tend à l’union expérimentale avec Dieu. Elle présuppose la charité. [38] En revanche, la théologie entendue comme science, celle de la scolastique médiévale, comme discipline spécialisée, ne tend pas à l’union avec Dieu par elle-même. Cette évolution a permis d’affiner les instruments de la théologie mais l’aura en même temps quelque peu coupée de sa source spirituelle.
Quand l’Occident aborde la théologie, il la distingue par ailleurs de la mystique, ne serait-ce que parce que l’on peut être théologien sans avoir la charité. La science pratique de la contemplation n’est pas dissociée de la théologie mais elle s’en distingue tout de même. C’est pourquoi, selon Maritain, la théologie « spéculativement pratique » de saint Thomas d’Aquin est autre chose que la science « pratiquement pratique » de la mystique chez saint Jean de la Croix par exemple. [39]
Il est intéressant de comparer Maritain et Vladimir Lossky. Pour ce dernier, la théologie et avant tout apophatique ; c’est une disposition d’esprit se refusant à la formation des concepts sur Dieu. Nous trouverions certes la même conviction en Occident, car Dieu demeure inconnaissable. Mais l’Orient insiste davantage sur l’expérience : « Il n’y a pas de théologie en dehors de l’expérience ; il faut changer, devenir un homme nouveau. Pour connaître Dieu il faut s’approcher de lui ; on n’est pas théologien si on ne suit pas la voie de l’union avec Dieu. La voie de la connaissance de Dieu est nécessairement celle de la déification. [40] »
On est assez loin du constat fait par Maritain sur la théologie entendue comme science… La théologie est en Orient une réalité qui fait corps avec la vie spirituelle.
N’avons-nous pas là la différence marquante d’approche de la théologie entre les deux ? Ainsi, commente Lossky, « le christianisme n’est pas une école philosophique spéculant sur des concepts abstraits mais avant toute une communion avec le Dieu vivant… C’est pourquoi, il n’y a pas de philosophie « plus » ou « moins » chrétienne… La question des rapports entre théologie et philosophie ne s’est jamais posée en Orient. [41] »
Quelques remarques :
a) L’Occident distingue trop ce qu’il risque de ne plus unir quand l’Orient ne distingue pas assez ce qu’il cherche trop à unir. Expliquons-nous.
Rappelons la distinction entre l’essence et les énergies divines telles que saint Grégoire Palamas en parlait à la suite des Pères cappadociens et le Pseudo-Denys l’Aréopagite. L’icône en est redevable puisqu’elle rayonne ces énergies. Il est clair que pour le palamite, refuser cette distinction entre l’essence divine et des énergies, c’est inévitablement : soit refuser la transfiguration de l’homme et donc l’œuvre effective de la grâce en l’homme ; soit confondre l’inconnaissable et le connaissable : Dieu agissant et la créature… Dans les deux cas, c’est la déification réelle qui serait rendue impossible.
Sans défendre absolument son argumentation qui entend garantir le statut de l’icône en Orient en tant que vénérée, admettons qu’il pose le problème de la déification effective de l’homme. Il faut de toute manière privilégier la théologie des Personnes divines pour éviter de réduire la pensée chrétienne à une spéculation philosophique desséchée, seulement intellectuelle et surtout inopérante.
b) Il semble trop vrai que la théologie spéculative en Occident s’est détachée de la spiritualité. C’est devenu un lieu commun que de dire que la théologie médiévale a cessé d’être mystique à partir du XIIIe siècle. Aurions-nous oublié la leçon de saint Irénée, le Père de l’Église du IIe siècle qui a somptueusement médité l’insertion de la créature humaine dans le verbe incarné ? On ne s’étonne pas qu’en conséquence l’art se soit vidé progressivement des grandes intuitions sacrées qui gouvernaient l’icône et, en partie, les peintures occidentales jusqu’au XVe siècle.
Il faudrait aussi renouer avec la mystique des grands docteurs du XVIe et du XVIIe siècle en Occident où s’affirme un humanisme transfiguré, et en tout cas se prémunir d’une théologie seulement conceptuelle.
L’art occidental a su produire des chefs-d’œuvre admirables de force mystique et de sensibilité humaine. L’équilibre entre hiératisme sacré et humanité a certainement été trouvé par exemple dans la peinture de Fra Angelico (couvent saint-Marc à Florence), Quentin Metsys, Van der Weyden, Dirck Bouts et plus tard du Titien. Malheureusement trop anthropomorphique, un certain art baroque entend observer une attitude qui se veut encore contemplative. L’art atteste que la vraie théologie ne peut être qu’expérimentale (spirituelle). La vogue des icônes en Occident montre que l’on en a soif. L’opposé de l’art chrétien n’est pas l’art abstrait (Kandinsky était chrétien) mais la statuaire sulpicienne : la défiguration est pire que le silence !
c) L’affirmation par la théologie de l’icône que la vénération va à la personne et non à la nature aide beaucoup à comprendre la pensée chrétienne comme une pensée qui est d’abord personnelle. Elle conduit le croyant à Dieu, confessé comme relation de Personnes (le Père, le Fils et le Saint Esprit) auquel permet d’accéder le mystère du Verbe incarné dans son obéissance pascale. [42]
L’art contemporain qui apparaît timidement dans nos vitraux pourrait davantage référer à la transcendance si la figuration s’y rapportait davantage à une théologie de la personne et non de l’essence. Nous serions moins enfermés dans une abstraction sans âme si l’on partageait ce trait de l’Orient d’un art référé à la personne.
La figure peut dire l’éternel si elle ne tend pas tant à représenter qu’à suggérer, à montrer qu’à invoquer… et même à élever vers le Dieu révélé.
Le philosophe Jean-Luc Marion écrit : « envisager sérieusement (passionnément donc) le visage d’autrui revient à y viser l’invisible même - à savoir son regard invisible posé sur moi. [43] »
Jean-Luc Marion donne trois caractéristiques remarquables de l’icône qui tendent vers cette médiation théologique du visage d’autrui qui ne tombe pas dans la profanation de la standardisation :
– « L’icône d’abord s’offre à voir au regard sans mobiliser de perspectives… Le visible y tient en effet un rôle plus fondamental que celui d’organiser l’espace, en simple chorège du visible...
D’où le second trait décisif de l’icône : elle montre toujours un regard à visage humain. Ce regard, quoique peint comme un objet invisible, a en propre de regarder ; il regarde plus qu’il n’est regardé…
– L’icône, troisième trait, offre un motif phénoménologique de sa subversion du visible par l’invisible : le jeu des regards, qui traverse le visible peint selon l’économie de la prière et de l’amour, et qui provoquent l’irréalité dont ils proviennent eux-mêmes… L’invisible à mieux à faire, en peinture, que de mettre en scène le visible, voire de dénoncer cette mise en scène objective (Malevitch)… L’ouverture d’un monde ne se confond pas avec la production de spectacles, même si elle les rend possible. Le commerce visible avec l’invisible ne s’épuise pas par la perspective, qui n’en constitue, au contraire, qu’un cas particulier [44] , et, malgré sa surabondante richesse, révolu sinon épuisé. [45] »
L’on voit par là que c’est la personne qui est le lieu du discernement : « La personne ou l’individu vit le présent comme temps de l’absolu. C’est le temps de la rencontre de la transcendance. [46] » Cette affirmation sur la personne comme le lieu temporel de la transcendance ouvre la porte de la communication avec autrui. Rejoignant l’herméneutique de Hans-Georg Gadamer, et son concept de « fusion des horizons », Philippe Sers, philosophe et éditeur des œuvres de Kandinsky, écrit : « cela transforme la tradition en une communauté communicationnelle. La tradition devient ma rencontre avec les autres personnes dans le présent absolu où je revis leur expérience de la transcendance, leur contact avec le fait annonciateur de la transcendance. » Voilà pourquoi certains langages artistiques communiquent d’une époque à l’autre, et particulièrement en matière religieuse et sacrée. Cela dit, il faut aussi approfondir les contenus car des époques et des styles différents ne disent pas tous la même chose. Il convient d’être prudent dans leur interprétation [47] .
d) Les trois aspects de l’icône soulignés par Jean-Luc Marion (voir plus haut) élargissent le regard à porter sur l’art. Certains artistes (Arcabas, Goudji, Marko Ivan Rupnik, Bissara-Fréreau…) reviennent à un authentique langage symbolique de l’image qui ne cherche pas à représenter l’irreprésentable mais à mettre en communion avec les êtres par delà les mots.
La bible ainsi que la tradition présentent des repères : théophanies, visages irreprésentés, lumière, immatérialité du surnaturel, symbolisme des éléments – couleur, lumière, obscurité, abstraction… Mais surtout, l’invocation ! Pourquoi les statues romanes nous parlent davantage et ont plus de densité que l’art académique ou la statuaire à grande série ? Quels indices nous donne encore l’art immémorial pour une juste approche de l’invisible (plus exactement l’invu selon Marion) donné à voir ? Pour reprendre les mots de Philippe Sers : « la bidimensionalité ouvre sur le face-à-face. [48] »
À partir des Ateliers d’art sacré de Maurice Denis et Georges Desvallières, un mouvement s’était dessiné ; des modernes ont proposé des approches nouvelles : Gauguin, Rouault, Maurice Denis, Braque, Kandinsky, Chagall, Bonnard (dont des incroyants qui avaient paradoxalement compris un certain langage sacré… même si ce n’est pas reconnu par tous [49] ) avec le concours des intuitions du Père dominicain Marie-Alain Couturier (église N.D. du plateau d’Assy)…
Rien n’empêche de continuer le chemin en compagnie d’artistes inspirés.
[1] Léonid OUSPENSKY Théologie de l’icône, Cerf 1980 p.41
[2] Kontakion de la fête de l’Orthodoxie cité dans Paul EVDOKIMOV, L’art de l’icône, théologie de la beauté, Desclée de Brouwer 1972 p.23
[3] Denys l’Aréopagite cité dans L’art de l’icône, théologie de la beauté, p.18
[4] François BOESPFLUG Dieu et ses images Bayard 2011
[5] Dieu et ses images Bayard 2011 p.78
[6] In Ibid. p.98
[7] Des variantes de ce récit existent. Hélène BLÉRÉ Le langage de l’icône, lumière joyeuse, Racine 2014 p.49-50
[8] Olivier BOULNOIS Au-delà de l’image, une archéologie du visuel au Moyen Âge Ve - XVIe siècle seuil p.66
[9] In Ibid. p.89-93
[10] Dieu et ses images Bayard 2011 p.107
[11] In Ibid. p.109
[12] Théologie de l’icône Cerf 1982 p.72-76
[13] Dieu et ses images Bayard 2011 p.112
[14] Théologie de l’icône Cerf 1982 p.103
[15] In Ibid. p.105
[16] In Ibid. p.110
[17] In Ibid. p.112
[18] Serge BOULGAKOV, L’Orthodoxie L’Âge d’Homme 1980 p.157
[19] Théologie de l’icône Cerf 1982 p.117
[20] Dieu et ses images Bayard 2011 p.145
[21] Théologie de l’icône Cerf 1982 p.125
[22] Père Paul FLORENSKY, la perspective inversée suivi de L’iconostase, l’âge d’homme 1992 p. 140
[23] In Ibid. p.141
[24] Voir Théologie de l’icône Cerf 1982 p.248
[25] La représentation du Christ en « Tout-Puissant » reflète évidemment la foi de l’église contre l’arianisme en affirmant la consubstantialité du Fils avec le Père. Cette représentation reflète bien Colossiens 1,15-16 : Egon SENDLER les mystères du Christ, les icônes de la liturgie, Desclée de Brouwer 2001 p.27
[26] Hélène BLÉRÉ Le langage de l’icône, lumière joyeuse, Racine 2014 p.88. C’est à cet auteur que j’emprunte les développements qui suivent sur les couleurs et les commentaires des icônes.
[27] Paul FLORENSKY, la perspective inversée suivi de L’iconostase, l’âge d’homme 1992, p.67
[28] Le langage de l’icône, lumière joyeuse, p.66
[29] In Ibid., p.85
[30] In Ibid., p.144
[31] Paul EVDOKIMOV, L’art de l’icône, théologie de la beauté, Desclée de Brouwer 1972 p.154-155.
[32] Théologie de l’icône Cerf 1982 p.147
[33] Nicéphore cité dans Jean GOUILLARD, Petite Philocalie de la prière du cœur, Seuil 1979, p.138
[34] Jean MEYENDORFF, Saint Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, seuil 2002, p.78
[35] In Ibid., p.89
[36] Jacques MARITAIN, Distinguer pour unir, les degrés du savoir, DDB 1963, p.584
[37] In Ibid., p.593
[38] In Ibid., p. 581-582. Pour Jacques Maritain, la différence est de taille : il écrit : « Différence de point de vue et de perspectives, voilà la différence essentielle entre l’enseignement de saint Augustin et celui de saint Thomas. Ici le point de vue de la sagesse théologique au sens strict du mot, là le point de vue de la sagesse infuse. Ici on dépiste des essences, là on est attiré à l’expérience de celui qu’on aime. » p.588
[39] In Ibid., p.632-633
[40] Vladimir LOSSKY, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Foi vivante1990, p.37
[41] In Ibid., p.40
[42] Quoique la pensée orientale de l’apophatisme ait risqué certainement d’enfouir Dieu dans les ténèbres de l’indicible au détriment de sa Révélation dans les Personnes divines, leurs processions et leurs relations... Voir M.J. LE GUILLOU, Le Mystère du Père, Fayard 1973, p.103-106
[43] Jean-Luc MARION, La croisée du visible, PUF 2007 (1ère édition en 1991), p.102
[44] On retrouve ici l’argumentation de Pavel Florensky évoquée plus haut.
[45] La croisée du visible, p.41-44
[46] Philippe SERS, Icônes et saintes images, Paris Belles Lettres 2002 p.117
[47] Voir la communication de Richard ESCUDIER au Colloque de l’Institut Catholique de Paris : « Les mondes de Malraux » 15-16 octobre 2010, La création dans l’art : dialogue entre présences.
[48] Icônes et saintes images, p.104
[49] Philippe Sers conteste l’église d’Assy : il dit que le P. Couturier y a été fasciné par la notoriété des artistes au détriment du message chrétien… : Icônes et saintes images, p.106.