Le concile de Florence et l’union des Églises : une vision originale du Père Serge Boulgakov par le Père Jérôme Bascoul
Dans la perspective d’un prochain colloque sur le concile de Florence de 1439, qui se tiendra aux Bernardins le samedi 17 mars 2018, nous voudrions éclairer le mystère historique d’un concile largement oublié et qui fut pourtant un moment de grâce dans la mesure où, en dépit des pressions nombreuses (ottomanes, pontificales, impériales et dues au conciliarisme de l’assemblé de Constance), il réunit toutes les conditions extérieures de légitimité, par la présence de l’empereur byzantin, du patriarche de Constantinople et du pape, présences qui n’avaient jamais été effectives dans les précédents conciles prétendant à l’œcuménicité.
Dans la perspective d’un prochain colloque sur le concile de Florence de 1439, qui se tiendra aux Bernardins le samedi 17 mars 2018, nous voudrions éclairer le mystère historique d’un concile largement oublié et qui fut pourtant un moment de grâce dans la mesure où, en dépit des pressions nombreuses (ottomanes, pontificales, impériales et dues au conciliarisme de l’assemblé de Constance), il réunit toutes les conditions extérieures de légitimité, par la présence de l’empereur byzantin, du patriarche de Constantinople et du pape, présences qui n’avaient jamais été effectives dans les précédents conciles prétendant à l’œcuménicité. De plus, contrairement au concile de Lyon de 1274, les délégations des deux Églises entrèrent véritablement dans les discussions dogmatiques de fond et trouvèrent des accords qui ne furent pas imposés par la violence. Reste que ce concile, après avoir pourtant été reçu dans un premier temps en Orient, vit sa réception compromise du côté occidental, après la publication de la Bulle Laetentur Caeli. Le concile tomba dans l’oubli.
• Le Père Serge Boulgakov : réflexions sur l’urgence de l’union des Églises
Le Père Serge Boulgakov (1871-1944) est un des fondateurs de l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge de Paris. Théologien, philosophe, passé par l’athéisme, député à la Douma, proche de la pensée de Soloviev, il a fait briller la théologie orthodoxe d’un éclat qui ne lui a pas été immédiatement reconnu. La belle édition de l’essai du Père Serge Boulgakov, intitulée Sous les remparts de Chersonèse [1] , est une réflexion sur la frontière, frontière physique de l’URSS qu’il s’apprête à franchir sur le chemin de l’exil et frontière confessionnelle qu’il explore sur fond de mainmise et de persécutions du pouvoir bolchévique sur l’Église orthodoxe russe. La frontière est aussi berceau, puisque Chersonèse en Crimée est le lieu supposé du baptême du Prince Vladimir. Ce prince reçut le baptême dans l’Église indivise, inconscient des haines bientôt consommées entre Grecs et Latins [2] . C’est cette grâce de catholicité que Boulgakov veut réaliser, avec et par son Église. Ce texte, présenté et annoté par Bernard Marchadier, exprime ce que Boulgakov appela sa « tentation catholique » : s’il n’y a pas succombé, cette réflexion, inédite de son vivant, est remarquable, car elle nous montre une intelligence confrontée à l’épreuve de la réalité, à savoir la persécution de l’Église par les bolchéviques. Cette réflexion est un grand stimulant œcuménique, car Boulgakov expose la remise en cause de ses certitudes sur son Église orthodoxe, et sa fidélité en est éprouvée. Ce texte ne nous révèle pas, en Boulgakov un catholique romain honteux, mais un homme profondément ancré dans sa tradition orthodoxe, qui recherche pour son Église les conditions d’une pleine catholicité.
• La figure du monde passe [3]
On pourrait rapprocher les réflexions du Père Boulgakov de celles de saint Augustin, qui voit sous les yeux l’empire romain passer aux barbares. Augustin, lui aussi, distingue l’essentiel et les formes changeantes du monde familier qui disparaissait. Pour rendre compte de ce débat interne, Boulgakov a recours à la fiction d’un dialogue entre quatre personnages : le Réfugié, le Théologien laïc, le Moine et le Prêtre de paroisse. Cela lui permet d’exposer les tensions de sa pensée.
Dans ce contexte de violence et d’effacement de l’Église, se pose la question :
Comment en est-on arrivé là ? Pour y répondre, il faut reprendre l’histoire de l’évangélisation de la Russie. La thèse centrale de Boulgakov, c’est que la Russie, en recevant l’Évangile de l’Église impériale byzantine, n’a pas reçu tout l’héritage chrétien, elle a même hérité de la tare du schisme. En effet, Boulgakov affirme que l’Église d’Orient s’est détachée de l’Église romaine par la morgue et la suffisance dont elle fit preuve ensuite envers sa fille slave. L’agent de ce drame fut le patriarche Photius (858-867 et 877-886), qui scella la séparation des deux parties de l’Église indivise bien avant le patriarche Michel Cérulaire (1043-1058).
Le jugement de Boulgakov sur ces deux patriarches est sévère : il qualifie le second de « père et auteur du schisme [4] ». Photius n’est guère mieux considéré [5] , malgré la documentation apologétique dont disposait Boulgakov et l’ignorance des travaux de François Dvornick, [6]. Pour l’historiographie orthodoxe, en effet, Photius est le champion de la vraie foi ; pour l’Occident, il est le fossoyeur de l’unité de l’Église. Boulgakov prend le parti occidentaliste, mais se défend d’être pro-occidental : ce sont les circonstances historiques dans lesquelles il est plongé qui réorientent sa réflexion. Ce qu’il voit, c’est l’enfermement de l’Église russe dans la gangue du nationalisme que la terminologie orthodoxe nomme le « phylétisme ». Pour lui donc, l’Église grecque, qui avait la plénitude catholique, n’a pu la transmettre à la Russie puisqu’elle s’en était volontairement coupée.
En outre, l’Église russe n’a, du fait de ce manque originel, jamais pu échapper à la mainmise du pouvoir politique. Bien sûr, l’instrumentalisation de l’Église n’est pas propre à l’orthodoxie ; le monde catholique n’y a pas échappé mais il a pu mieux s’en défendre. Quant au fait inverse, à savoir que « l’État devienne l’Église », selon le souhait d’un personnage de Dostoïevski, ce n’est pas possible, en dépit des prétentions de la papauté au cours de l’histoire. Comme le signale Marchadier, Boulgakov est revenu assez rapidement sur ses positions en faveur de la primauté du pape qu’il développe dans cet ouvrage, mais il garde le manuscrit dans ses archives. Il ne s’agit donc pas d’annexer Boulgakov au point de vue catholique, mais nous pouvons repérer ce qui garde toute sa valeur dans ses développements sur la conciliarité, le rôle du pape, et la nécessité de l’union des Églises. Sa défense de la légitimité du concile de Florence comme concile œcuménique est aussi intéressante, dans la mesure où il insiste sur le caractère contingent de l’histoire de l’Église et pose la question de l’autorité dans l’Église, en matière de foi et de mœurs : l’autorité appartient-elle à l’empereur, au concile, au pape, au peuple ? À quelles conditions un concile est-il un brigandage, comme celui d’Ephèse en 449 ? Le concile de Florence a vu sa réception invalidée pour des raisons qui n’ont rien de théologique : d’une part, par la réaction grecque, soutenue par le sultan et, d’autre part, à Moscou, par le prince Basile, qui exile Isidore de Kiev, dans le but de garantir l’hégémonie moscovite sur la Russie. Nous entrons à présent dans la présentation des chapitres de l’ouvrage de Boulgakov
• Du coté de Tchaadaïev [7]
Boulgakov reconstitue l’itinéraire selon lequel s’inscrivent les étapes historiques et les crises spirituelles successives de la Russie : Chersonèse, pour le baptême du prince Vladimir ; Kiev la première métropole, puis Moscou qui la supplante ; Saint Pétersbourg avec l’instauration du Saint Synode ; le joug tatares ; l’anarchie du temps des troubles (1605-1613) ; le mythe de Moscou, troisième Rome, enfin, qui « unit le despotisme le plus féroce aux traditions et prétentions de Byzance [8] ». Pourtant, sur le plan ecclésial, la Russie fut un diocèse byzantin qui avait pour pape le patriarche byzantin [9] » ; le raskol, ou schisme vieux croyant, révèle pour Boulgakov l’inculture dans l’Église russe : le patriarche Nikon veut réformer les pratiques liturgiques dans le sens d’une plus grande fidélité aux racines grecques, mais le rejet de l’hellénisme byzantin trahit la foi orthodoxe, comme le prouve la chute de Constantinople.
• L’autorité dans l’Église, empereurs et patriarches
Ce chapitre commence par envisager la disparition de telle Église particulière dans l’histoire et distingue une telle disparition particulière de l’état de l’Église qui, dans sa dimension catholique, ne peut, elle, disparaitre. L’auteur applique l’éventualité d’une disparition particulière à l’Église russe, dit qu’elle peut se généraliser et il contribue ainsi à ne pas vouloir ériger en absolu le caractère national des Églises. Il s’agit bien ici de la crise entre Grecs et Russes [10] . Le malheur de l’Église russe est de se prendre pour l’Église universelle, alors qu’elle n’en a pas tous les attributs que Boulgakov reconnait, à ce moment-là, à l’Église catholique romaine. Bien sûr, pour les slavophiles, que Boulgakov critique sévèrement, il n’y a pas besoins d’un despotisme papal, ou d’un monarchisme, puisque les Églises orthodoxes autocéphales vivent la libre unité dans l’amour selon la définition de la collégialité que donne Alexis Khomiakov (1804-1860) [11] . Mais Boulgakov déclare qu’il n’y a substantiellement aucune différence dogmatique entre l’Église romaine et l’Église orthodoxe ; la même conception « monarchique » du pouvoir ecclésiastique » existe dans l’orthodoxie, qui ne peut donc pas se penser comme une Église désincarnée ; mais l’exercice du pouvoir dans l’histoire diffère dans les deux Églises : « les autocrates byzantins et russes » d’un côté, et le pape de l’autre. L’empereur byzantin fut toujours l’évêque du dehors, malgré la pratique affirmée de l’accord dogmatique « par la conciliarité de toutes les Églises locales, qui s’exprime à travers les conciles œcuméniques [12] ». Pour Boulgakov, le principe d’unité est confisqué dans l’orthodoxie depuis la rupture avec Rome ; rappelant le schisme Bulgare, condamné sous le nom de Phylétisme par le concile de Constantinople de 1870, il affirme : « l’Église orthodoxe est condamnée à l’autocéphalie, c’est-à-dire au séparatisme et au particularisme des Églises locales [13] . » Boulgakov évoque ensuite les circonstances de la restauration du patriarcat de Russie en 1917 et les tendances qui s’affrontaient pour en faire un souverain ecclésiastique responsable devant le synode ou un pape autocrate. Sur le principe d’autorité, il fait aussi une critique de sa direction spirituelle, telle que l’a popularisée Dostoïevski avec la figure du starets Zosime dans Les Frères Karamazov : ce qu’il critique c’est que l’on choisit l’autorité auquel on se soumet, il y voit là un trait de « protestantisme » [14]. Il dit aussi que le romantisme tend à réduire la sainteté et sa possibilité au monastère et à ne pas l’envisager pour le monde, où les fidèles doivent la vivre [15] .
• Le magistère et le concile
Dans ce chapitre, Boulgakov aborde les questions de l’infaillibilité de l’enseignement de l’Église, des conciles œcuméniques et de leur réception L’argument apologétique que les orthodoxes opposent face aux prétentions des papes est le suivant : ces derniers ont voulu introduire dans le dépôt de la foi des innovations que en commençant par le filioque. Boulgakov évoque l’invitation de Pie IX aux chrétiens orientaux non catholiques « à rejoindre » l’Église dans la perspective du concile du Vatican, par son encyclique In Suprema Petri de 1848 et la réponse du patriarche de Constantinople dans sa Lettre aux patriarches orientaux [16]. Boulgakov reprend à son compte les prétentions romaines en matière de définition dogmatique, ce que le pape définit en matière de foi et de morale dans l’exercice de son magistère solennel. Boulgakov reconnait au pape le droit de trancher et de proposer, en ses matières, de sa propre autorité et sans le consentement de l’Église [17]. Il met cette prétention en parallèle avec celle de la Lettre aux patriarches : « Chez nous, le dépôt de la foi est gardé par le peuple ». Mais Boulgakov avance que les théologiens orthodoxes manquent de rigueur sue cette question, et se contredisent ; d’autre part, l’orthodoxie n’est dans une perspective ni épiscopalienne ni conciliariste, malgré le régime synodale, qui imite le luthéranisme et malgré certaines discussions qui, lors du rétablissement du patriarcat moscovite en 1917, aspiraient à l’instauration d’un patriarche soumis au synode selon une logique parlementaire. Boulgakov revient encore une fois dans son livre sur la question de l’infaillibilité de l’Église qui réside dans la hiérarchie, dans le corps de l’Église, dans l’unanimité des décisions conciliaires et il note que l’orthodoxie n’articule pas les données de cette question, quand les auteurs orthodoxes se contredisent entre eux [18] .
• La paralysie de l’Église russe
Boulgakov discerne deux paralysies de l’Église russe. La première est extérieure, dans la mesure où il lui manque une autorité ferme, à savoir celle du pape, qui puisse trancher et jouer son rôle de primat universel. La seconde est intérieure, dans la mesure où « l’orthodoxie n’adopte jamais de positions offensives, mais toujours défensives, se contentant de la religion nationale qui lui est donné [19] ». L’Église russe n’est pas vraiment missionnaire. Boulgakov parle même de « prosélytisme bureaucratique en Ukraine et en Biélorussie [20] ». C’est donc le principe de l’Église établie, docile au pouvoir civil, la non-transmission par les Grecs de l’intégrité catholique et le maintien par ses mêmes Grecs d’une condescendance culturelle et religieuse. Si l’Église assume toutes les dimensions parce que « l’Église est le lien de l’unité dans l’amour », comme le dit le personnage du théologien laïc, le prêtre de paroisse lui rétorque que l’Église orthodoxe est « paralysée du point de vue de l’universalité de cette Église qui, dans le monde entier, est une et unifiée, et qui, par son unité, lutte contre le monde entier [21] ». C’est dans son rapport au monde que l’Église russe est paralysée, elle subit le monde et, pour Boulgakov, la sainteté vécue dans les monastères avec le service des starets ne comble pas le déficit de présence au monde du peuple chrétien orthodoxe russe.
• Positifs et négatifs
Cette partie est la plus longue du livre et les thèmes évoqués auparavant sont maintenant traités entre les personnages, le Réfugié peut être identifié au Boulgakov qui écrit, le Théologien laïc au Boulgakov d’avant les événements révolutionnaires, le Moine représente le point de vue slavophile le plus intransigeant possible et le Prêtre de paroisse le pasteur au contact de la réalité ordinaire de la vie religieuse russe.
• La gréco-russité
Le négatif, c’est ce que Boulgakov appelle « la crise de l’orthodoxie en tant que gréco-russité [22] ». Les persécutions peuvent détourner l’Église de continue à parler au monde pour se réfugier dans l’eschatologie. À cet égard, la crise de l’Église russe est-elle la cause ou la conséquence de la situation historique du début du XXe siècle ? Boulgakov, s’il sait que les portes de l’Enfer ne prévalent pas sur l’Église, a aussi le sentiment très vif que, pour l’Église russe, « le carcan historique et le fardeau spirituel, c’est la gréco-russité, c’est le nationalisme ecclésial byzantin qui a brisé l’unité de l’Église, qui a divisé l’Église en deux, et qui a entrainé l’Église russe dans ce fatal fratricide [23] ».
• La crise de Photius
Cette crise, dont l’histoire est compliquée par les relectures tendancieuses latines et grecques, voit s’affronter deux papes successifs avec deux patriarches en conflit, Ignace et Photius : un appel est lancé par les partis byzantins auprès de Rome pour faire valoir leurs arguments. À l’issue de cette histoire, située entre les deux conciles locaux qui tentent de régler le conflit, la paix est revenue, mais les ressentiments sont exacerbés entre l’Église d’Orient et celle de Rome. Cependant, note Boulgakov, ceux qui s’anathématisent, même si les mots sont très vifs, restent liés : ils ont une attitude pragmatique qui revient à reconnaitre tacitement l’ecclésialité de l’autre [24] . Les catholiques ont-ils encore de vrais sacrements ? Pour le commun de l’orthodoxie de cette époque, non, mais Boulgakov relève justement l’attitude de Photius, qui accuse violemment les Latins d’hérésie, mais qui entretient par ailleurs des rapports de communion avec eux, comme s’il n’en était rien [25] . Citant entre autres Nicolas Cabasilas, Boulgakov montre qu’il y a, sinon dialogue, au moins connaissance des problèmes théologiques : les Orientaux critiquent la scolastique, mais montrent par là qu’ils reconnaissent que l’Église catholique est schismatique mais non hérétique, qu’elle veut faire passer sa théologie comme la seule pour toute l’Église, mais, pour les Grecs de cette époque, l’Église catholique romaine est bien une Église. C’est après la chute de Constantinople que la pensée grecque fut coupée dans sa vigueur et l’Église assujettie au Sultan, qui sut la cantonner dans les limites d’un nationalisme étroit.
• Fidélité et nouveauté
Comment reconnaitre le sceau de l’Esprit Saint dans les décisions prises par l’Église ? Comment oser reprendre l’expression des Actes de apôtres : « L’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidés ? » Qui peut donc enseigner avec autorité dans l’Église, alors que l’étude de l’histoire nous montre l’interaction de nombreux facteurs étrangers à la cause de l’Évangile ? Selon une relecture a posteriori, le concile de Nicée est considéré par la tradition indivise comme un miracle. Il en va de même des sept premiers conciles œcuméniques auxquels l’Église orthodoxe veut se rattacher par une fidélité absolue. Mais, contre « l’appel fondamental de la Pentecôte toute la chrétienté a péché » [26] : la cause en est la division des Églises et Boulgakov ne veut pas exonérer l’Église grecque de ses responsabilités, il en déplore les conséquences, les divisions, qui blessent la catholicité. Boulgakov reprend la question, en remarquant que, dans la crise hésychaste au XIVe siècle, on avait bien fait acte d’autorité et on ne s’était pas contenté de redire le donné de la foi. Les questions nouvelles révélées par les crises ne permettent pas de répéter seulement, au nom de la fidélité absolue au donné de la foi. L’Église orthodoxe est donc bien obligée de faire ce qu’elle reproche de manière polémique à l’Église catholique [27] .
• Le concile de Florence
Pour être œcuménique, un concile doit être légitimement convoqué, rassembler un nombre significatif d’évêques, qui sont l’Église enseignante, l’Occident doit y être présent, pour garantir sa catholicité. Le corps de l’Église, à savoir les fidèles « interviennent passivement » dans la réception, c’est leur rôle de gardien de la foi. Pourtant, Boulgakov fait remarquer que le peuple ne doit pas devenir une sorte de contre-pouvoir, car l’expression des conciles : « L’Esprit Saint et nous mêmes » n’aurait plus de sens. Cet expression est la marque de ce que Boulgakov appelle par analogie le « sacrement de la foi », c’est-à-dire la légitimité pour la hiérarchie à dire la foi de l’Église de sa propre autorité « et sans le consentement du corps de l’Église », pour faire allusion à Pastor Aeternus, étant entendu que l’on ne dit pas non plus que le peuple n’ait pas à exercer ce qu’on appelle le sens de la foi.
• Le huitième concile œcuménique
À partir de là, Boulgakov va démontrer, en tant qu’orthodoxe, que le concile de Florence de 1439 satisfaisait tous les critères formels, qu’il n’était pas une manipulation, que les partis avaient âprement mais loyalement discuté, que beaucoup d’Orientaux avaient signé et que ceux qui avaient refusé de le faire, comme Marc d’Ephèse, avaient pu quitter le concile vivants…. Boulgakov conclut : « Le consensus obtenu entre les membres du concile fut jugé suffisant pour que se dégage une majorité écrasante [28] . » Il ne néglige pas l’argument des pressions faites sur les Orientaux, mais veut les remettre à leur juste place par rapport à l’historiographie postérieure et rappelle que le VIIe concile œcuménique fut protégé par les armes [29]. Il poursuit, sur la durée des travaux entre le concile de Nicée II et celui de Florence : le premier est « verrouillé » par le patriarche Taraise [30] et celui de Florence se déroule en 16 séances sur une année, ce qui n’est donc pas déterminant quant à la validité d’un concile, qu’il soit cours long, piloté ou lieu de débats.
• Marc d’Ephèse, dénonciateur de l’union de Florence
Boulgakov porte un regard critique sur cette figure constitutive de l’identité confessionnelle orthodoxe : figure vénérée de l’orthodoxie, considéré comme celui qui l’a sauvée d’une trahison de la foi et d’une soumission à la papauté. Il rappelle que « la sainteté n’est pas synonyme d’infaillibilité dans tous les jugements » [31]. Cette remarque s’appliquerait par exemple à Saint Louis qui fait procéder à l’autodafé du Talmud ; à l’inverse, nous pouvons dire que l’argument des saints qui ont parlé de la procession du Saint Esprit par le Fils a emporté l’accord des Orientaux à Florence. Marc d’Ephèse était présent à Florence et il a participé à un événement charismatique. Or cette présence manifeste que, pour Marc d’Ephèse, malgré l’inimitié affective et théologique pour les Latins, ils n’étaient pas les hérétiques que l’on en fait après.
• Isidore de Kiev
Avec l’évocation de cette figure, Boulgakov, montre comment la non-réception de l’union de Florence en Russie est liée à des considérations qui n’ont rien de théologique. Isidore de Kiev est un évêque grec byzantin qui est nommé Métropolite de Moscou, au grand mécontentement des Russes qui auraient voulu un des leurs. Mais l’usage de l’Église mère de Constantinople s’imposa aux Russes et Isidore entra en possession de son siège avant de partir pour Florence avec une délégation de son Église. Quand il revient en octobre 1440, il proclame l’union à Moscou en mars ou avril et se fait arrêter par le Prince, le 15 septembre 1441, pour ensuite s’exiler et se voir supplanté par Iona de Riazan. Boulgakov insiste sur l’absence de réactions en Russie face à l’union, surtout par indifférence, et sur la mise à l’écart d’Isidore par le Prince Basile, qui n’a pas d’abord de caractère religieux. En conclusion, Boulgakov affirme que cet épisode a ouvert la voie à une mainmise du pouvoir politique sur l’Église et que l’opposition aux réformes de Nikon en fut une des conséquences : « Face à un concile de nature œcuménique, le grand prince Basile l’Aveugle (1425-1462) et les évêques, qui se réveillèrent après s’être assoupis, attirèrent sur la Russie le châtiment du Raskol dont la véritable cause interne fut l’échec de l’union de Florence [32]. »
• Une union toujours effective
Selon Boulgakov, le Réfugié soutient l’opinion que l’union de Florence est toujours effective, puisqu’il faudrait selon lui un autre concile pour revenir sur elle. Cependant, il n’envisage pas de passer personnellement au catholicisme comme certains le font. Il dit quelque chose de remarquable sur les passages d’une Église à l’autre : « Sans aucun doute, les unions ou les passages, qui s’accompagnent d’une rupture avec l’Église-Mère ou de son abandon, ne contribuent pas à résoudre la question dans sa globalité et sont en contradiction avec l’union des Églises déjà accomplie mais qui reste à réaliser à l’échelle de toute l’Église [33] . » Il poursuit sur le problème de l’uniatisme : il n’emploie pas le mot, mais dit que, si la réalisation de l’union s’était faite, nous n’aurions pas à déplorer ce qui reste un « échec de l’Église » autant Occidentale qu’Orientale. Les rattachements restent pour l’orthodoxie « un risque de faillite qu’il ne faut pas souhaiter ». Boulgakov plaide en faveur de la tâche urgente pour sa génération de « susciter la réunion des Églises d’Orient et d’Occident » et poursuit : « La séparation des Églises d’Orient et d’Occident, dont chacune des deux est à sa manière responsable, a ôté à l’Église historique du Christ cette plénitude et cette unité qu’elle aurait dû avoir si elle était restée une [34] . » Boulgakov conclut ce chapitre en résumant la tâche que les circonstances historiques imposent à l’orthodoxie : Répondre sans fausses sécurités à la question : « Où est l’Église et en quoi consiste sa véritable nature [35] ?
• La troisième Rome
Boulgakov appelle à « susciter un nouveau sens de l’Église » à se ranger sous la plena potestas du pape pour que l’Église ne reste pas sur un fondement protestant, c’est-à-dire, selon lui, sur l’individualisme. Il distingue le protestantisme historique et donne de ce protestantisme une définition multiforme qui englobe l’Église « gréco-russe » et dont le raskol fut un symptôme [36] . Boulgakov revient toujours sur l’impasse historique dans laquelle est engagée l’Église russe depuis sa naissance. Pour lui, l’idéologie de la troisième Rome à laquelle il avait adhéré n’est pas tenable : en un mot, une Église locale une peut à elle seule signifier la catholicité de l’Église du Credo. Il réfute le providentialisme qui voudrait que l’Église russe hérite des prérogatives de la première Rome, punie du schisme par le protestantisme, et de la seconde Rome, punie du concile de Florence par la chute de Constantinople. L’histoire, qui fait de Moscou la troisième Rome et la capitale de la IIIe Internationale, est d’une ironie cruelle. Boulgakov ne sombre pas dans le pessimisme, il s’ouvre à la perspective de la réalisation de l’unité de l’Église. Il note : « Ma peur historique me poussait à chercher refuge dans l’eschatologie [37] » ; mais il comprend finalement que l’avenir de la Russie appartient à Dieu et que la tâche qui incombe aux chrétiens, c’est de s’engager pour le Royaume de Dieu. Il se peut alors que « nous retrouverons la troisième Rome en même temps que la Première, la cité de Dieu sur la terre [38] . »
• Serge Boulgakov hors frontières
En lisant Les Remparts de Chersonèse et en connaissant les circonstances de son édition, on peut se demander si l’on ne prête pas à Boulgakov des idées qui ne correspondraient pas à celles de son évolution ultérieure. Il n’est pas devenu catholique et une lecture attentive de son livre nous montre bien qu’il s’agit pour l’Église de retrouver une catholicité qu’elle n’a jamais perdue. L’édition en français des Notes autobiographiques [39] ne dément pas sa vision œcuménique : il écrit, lors de sa visite à Sainte Sophie de Constantinople en 1923 sur le chemin de l’exil : « Sainte Sophie est pan ethnique, elle est au-dessus des peuples, elle n’est pas l’église d’une ethnie, elle est l’église universelle, qui appelle tous les peuples sous sa coupole. (…) Sainte Sophie a été fondée avant le grand schisme de l’Église et elle ne pourra être rendue au monde chrétien [40] que lorsque ce dernier sera guéri de cette blessure. » La blessure de la division, Boulgakov n’a jamais cessé de la ressentir et a travaillé jusqu’au bout pour la réduire.
Père Jérôme Bascoul
[1] Serge Boulgakov, Sous les remparts de Chersonèse, (traduction Bernard Marchadier), (1997, Moscou), 1999, Ad Solem, Genève.
[2] Cf. p. 224
[3] 1ère épître aux Corinthiens 7, 31
[4] p. 30
[5] p. 58
[6] François Dvornik, Le schisme de Photius. Histoire et légende. Cerf, Paris, Unam Sanctam, 1950, 662 p. L’étude est réalisée et publiée dès 1939.
[7] Piotr Tchaadaïev (1794-1856), initiateur chrétien du courant occidentaliste en Russie, que Vladimir Soloviev (1853-1900) représente à la génération suivante. Le courant slavophile s’oppose au courant occidentaliste.
[8] p. 24
[9] p. 32
[10] p. 49
[11] Théologien laïc, slavophile qui adapte la notion de philosophie politique de « sobornaïa » en théologie et que l’on traduit par conciliarité, le mot russe traduit aussi celui de catholicité dans le Credo
[12] p. 52
[13] p. 52
[14] p. 76 et suivantes.
[15] Cf. p. 78
[16] §17. Chez nous des innovations n’ont pu être introduites ni par les Patriarches, ni par les Conciles ; car chez nous, la sauvegarde de la religion réside dans le corps entier de l’Église, c’est-à-dire dans le Peuple lui-même qui veut que son dogme religieux reste éternellement immuable et conforme à celui de ses Pères. (Édition web)
[17] Reprise par Boulgakov de l’affirmation de Pastor Aeternus du 18 juillet 1870 : « Ces définitions du pontife romain sont irréformables et par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église. »
[18] pp. 159-162
[19] p. 115
[20] Ibid.
[21] p. 137
[22] p. 145
[23] p. 149
[24] p. 157
[25] Cf. p. 156
[26] p. 150
[27] Cf. p. 159-160 sur la résolution de la crise hésychaste au XIVe siècle.
[28] p. 180
[29] p. 181
[30] Patriarche de Constantinople de 784 à 806, qui, avec l’impératrice Irène, permit la restauration du culte des icônes au concile de Nicée II de 787.
[31] p. 183
[32] p. 195
[33] p. 218
[34] p. 211
[35] p. 235
[36] Cf. p. 240
[37] p. 290
[38] p. 291
[39] Père Serge Boulgakov, Ma vie dans l’orthodoxie, Notes autobiographiques, Traduction Irène Rovere-Sova et Mireille Rovere-Tsivikis, introduction Nikita Struve, éditions des Syrtes, Genève, 2015. Citation p. 152.
[40] Elle est une mosquée en activité quand il la visite, Mustapha Kemal la transforme en musée en 1934.