Texte de la Conférence de Carême à Notre-Dame de Paris du 22 mars 2015
L’appel apostolique (Vita consecrata, 9), par Mlle Marguerite Léna, s.f.x.
Dans la diversité des vies consacrées, certaines témoignent de la radicalité de leur consécration « dans le monde » sans être « du monde » et non dans le retrait d’un monastère. Cette visibilité particulière n’est pas d’ordre médiatique mais comme un signe pour le monde. Aujourd’hui comme hier -l’Ecriture s’en fait sans cesse l’écho- Dieu appelle et sollicite une réponse libre. La vie consacrée devient alors un don de Dieu particulier. Elle constitue un approfondissement unique et fécond de la consécration baptismale comme un signe prophétique pour le monde. Les membres de la Communauté Saint-François-Xavier sont ainsi envoyés dans le monde pour en témoigner sous des formes diverses.
Conférence à 16h30 suivie d’un temps de prière et de l’adoration du Saint-Sacrement à 17h15, vêpres à 17h45 et messe à 18h30.
Les conférences sont retransmises en direct sur France-Culture et sur KTO, en différé à 21h sur Radio-Notre-Dame et RCF.
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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 29 mars 2015 aux éditions Parole et Silence.
L’appel apostolique
« La première pensée de l’œuvre à faire m’est venue, je crois, en 1898. (…) Je fis connaissance d’une jeune fille qui venait d’un couvent de Notre-Dame. Elle était très pieuse : elle avait une statue de la Sainte Vierge dans sa chambre. Trois mois après environ qui me dit brusquement : « Madeleine, on m’a fait lire (Anatole) France et (Ernest) Renan, je ne crois plus, j’ai ôté la statue de la Sainte Vierge qui était dans ma chambre ».Cette parole me perça le cœur, je me dis : « Il faudrait pourtant qu’il y ait une maison où des jeunes filles catholiques puissent faire leurs études supérieures sans que de telles choses arrivent », et, en un éclair, tout le projet de l’œuvre à faire se présenta à mon esprit. C’est là, je crois, la première impulsion que Notre Seigneur m’a donnée. Je ne puis, sans émotion, revivre cet instant. Je revois le moindre détail de cette salle de cours, j’entends l’accent de la voix de Louise, je retrouve en mon cœur la même angoisse… [1] »
Ce jour-là, dans la vie de Madeleine Daniélou, jeune étudiante de 18 ans, a retenti l’appel apostolique. Comme il avait retenti dans l’âme de saint Dominique, encore chanoine d’Osma en Castille, s’écriant dans la nuit : « Mon Dieu, ma miséricorde, que vont devenir les pécheurs ? » Comme il avait retenti dans celle de Just de Bretenière, un des martyrs coréens canonisés par Jean-Paul II, lorsque, encore enfant, il creusait un trou dans le sable et disait à son frère : « J’entends, j’entends les Chinois qui m’appellent ». Comme il continue de retentir, aujourd’hui encore, dans le secret de nos vies et dans le cœur de l’Église.
Pourtant, dans notre monde complexe, largement sécularisé, nous constatons une sorte de raréfaction ou d’effacement de la vie consacrée apostolique dans le paysage social et ecclésial. La radicalité de la consécration est-elle plus difficile à percevoir dans des vies qui sont « dans le monde » sans être « du monde » que dans le retrait d’un monastère ? Un engagement pour l’Évangile en pleine pâte humaine, en plein vent du monde, ferait-il peur ? Le cri des pauvres de ce temps serait-il devenu inaudible ? A vrai dire, la vie consacrée ne fait pas nombre ; elle fait sens. Elle n’attend pas une visibilité médiatique ; sa visibilité est d’ordre sacramentel. Elle ne se définit pas par des fonctions, mais par une onction. J’aimerais témoigner ici de la joie que le Seigneur réserve à celles et ceux qu’il consacre et envoie ainsi, sans arme ni armure, forts de sa seule Parole, vers leurs frères en humanité. Ils ne sont pas seuls ni livrés à eux-mêmes : au seuil de sa Passion, le Christ a prié pour ses apôtres ; il a demandé pour eux à son Père le don de sa joie en plénitude (Jn 17,13). A la suite du pape François, serviteur et témoin de « la joie de l’Évangile [2] », je voudrais attester que cette prière du Seigneur ne cesse d’être exaucée dans nos propres vies consacrées. Je le ferai en en évoquant successivement les différents pôles, dans leur expression proprement apostolique : l’appel et la réponse qu’il suscite, la consécration et la mission qu’elle engage.
Une vie appelée
Qu’est-ce donc d’abord qu’un appel apostolique ? Un homme, une femme, un enfant, font l’expérience, soudaine ou lentement mûrie, d’une urgence spirituelle, d’un de ces « besoins de l’âme », qu’ils ne peuvent se contenter de constater, qu’ils ne peuvent combler avec des choses, des paroles, des activités. Ils ne peuvent y répondre qu’avec leur existence tout entière. C’est un contexte culturel qui menace la foi, une détresse spirituelle qui menace l’espérance, un cri qui éveille l’amour au-delà de toutes frontières… Ils reçoivent le choc de cette situation, non comme un appel venu seulement du monde et requérant une généreuse réponse humanitaire, mais comme un appel venu d’abord de Dieu et suscitant lui-même la capacité d’y répondre. Un appel qui ne concerne pas seulement les besoins de l’homme, mais les intérêts de Dieu ; un appel qui ne porte pas simplement sur une œuvre à faire mais sur une vie à donner. Madeleine, Dominique, Just ont été saisis par le Christ. Leur vie, dès lors, sera informée, refigurée, commandée par cet appel. A la suite du Christ Apôtre et de ceux qu’il a choisis « pour être avec lui » au service de l’Évangile (Mc 3,13), elle sera désormais une existence apostolique. Ce terme d’ « apostolique » inscrit notre vocation au cœur de l’Église, puisque c’est une de ses notes fondamentales, comme nous le confessons dans le Symbole des Apôtres. Nous voici donc envoyés et accompagnés par elle pour traduire, dans la diversité des lieux, des temps et des tâches, l’unique dessein de salut dont elle est messagère pour le monde.
« Va, vends, donne, viens, suis-moi » (Mt 19,21). A la source d’une vie d’apôtre, il n’y a pas la sécurité d’un substantif, mais l’aventure d’une brassée de verbes. Une mise en route. Dans le mot « vocation » résonne le mot « voix » et toute voix est signe d’une présence. Un jour, ou dans la lenteur des jours, cette présence est devenue réelle, attirante, et sa voix pourtant discrète s’est faite reconnaissable entre toutes. Dominique, Just, Madeleine se sont levés. Ils n’ « avaient » pas la vocation. On ne s’empare pas d’une voix, on ne saisit pas un souffle avec sa main. Ils n’ont pas trouvé leur vocation comme on trouve la solution d’un problème. Dieu les a trouvés. Ils sont entrés avec leur liberté tout entière dans une histoire d’amour où quelqu’un les attendait pour tracer avec eux, jour après jour, un chemin qui n’existait pas encore. « Dieu nous invente avec nous », disait Emmanuel Mounier. Telle est l’étrange logique du Royaume de Dieu où l’appel précède le chemin, mais où la réponse en ouvre l’accès sans en déterminer d’avance le parcours. Car celui qui reçoit l’appel apostolique ne sait encore rien du détail de la route ; mais il ne peut douter de l’origine de cet appel car la manière de Dieu ne ressemble à aucune autre. On la reconnaît à une étrange alliance de certitude et d’indétermination, de familiarité et de nouveauté. Paul, sur la route de Damas, reconnaît le Ressuscité qu’il n’a jamais vu dans les persécutés qu’il s’apprête à arrêter (Ac 9). Il ne sait pas ce qu’il devra faire – il faudra qu’Ananie le lui dise - mais il sait qui est Celui qui l’envoie vers Ananie. Bien plus : cette lumière de Damas dessine déjà le relief de sa vie d’apôtre ; désormais, ce seront les autres, non seulement les persécutés de Damas, mais aussi bien les juifs de Thessalonique ou les philosophes d’Athènes, les marchands d’Ephèse ou les esclaves de Corinthe qui seront pour lui le lieu où rencontrer, où reconnaître, où servir le Ressuscité. Aussi se définit-il, en tête de ses lettres, comme « l’appelé apôtre », klètos apostolos : l’appel de Dieu est devenu son identité la plus profonde, une identité tout entière relationnelle. Le voici constitué en « sujet convoqué », à la suite et dans la lignée des prophètes d’Israël, et c’est avec les termes mêmes du prophète Jérémie qu’il évoque sa vocation : « Celui qui m’a mis à part depuis le sein de ma mère et m’a appelé par sa grâce a jugé bon de révéler en moi son Fils afin que je l’annonce parmi les païens » (Ga 1,15-16).
Peut-être y a-t-il déjà là un témoignage précieux à entendre. Car nous oublions aisément que toute vie humaine - pas seulement celle d’apôtre ou de consacré, ni même celle de baptisé - repose sur un appel. Tout homme, du simple fait qu’il est homme, a une vocation qui l’établit en interlocuteur du Dieu vivant et le destine à le voir un jour face à face. Quelles que soient notre appartenance religieuse ou notre ignorance de Dieu, nous sommes, par grâce de création, des « sujets convoqués » : « Adam, où es-tu ? » « Qu’as-tu fait de ton frère ? » (Gn 3,9 ; 4,9). Si je peux et si je dois prendre en charge personnellement ma propre vie, c’est que Celui qui m’a créée m’en a fait le don - « Je te dis : vis ! » (Ez 16,6) - et m’en a confié la libre responsabilité - « Choisis donc la vie ! » (Dt 31,19) - Ainsi l’enfant qui vient au monde reçoit son identité du nom donné par ses parents, un nom qui désormais lui permettra de « s’appeler » lui-même par ce nom pourtant reçu d’un autre. Il en est de même de notre nom pour Dieu et pour toujours. Exister signifie donc être en état d’appel et en acte de réponse, soit consciemment, soit obscurément à travers la simple fidélité à notre conscience. Cet appel du Créateur à sa créature est la condition première et permanente de la vie consacrée apostolique. Un apôtre se met en route car il sait que ceux vers qui il est envoyé sont eux aussi les destinataires d’un appel de Dieu, et il ne prend pas son parti qu’ils l’ignorent. Il ne prend pas davantage son parti que leur visage, fait à l’image et ressemblance de leur Créateur, soit méconnu, bafoué, violenté. L’index du Christ pointé vers Matthieu le publicain dans le tableau du Caravage, à Rome, pour en faire son apôtre, suppose en amont, non seulement la main victorieuse du Ressuscité saisissant Adam dans les icônes de Byzance ou de Moscou, mais aussi la main aimante et puissante, discrète et proche dans la distance, du Créateur appelant à l’être sa créature, au plafond de la Chapelle Sixtine.
Une vie en acte de réponse
Dès lors, il faut répondre. Répondre, dire oui de tout son être, à corps perdu, à temps perdu. « Prends, Seigneur, et reçois toute ma liberté [3]. » A cet appel qui « vient d’où on ne sait et conduit où on ne sait », on ne peut répondre qu’en entrant dans l’espace sans balises de l’offrande sans réserve et de la confiance sans mesure. Un apôtre met au service de l’Évangile toutes ses ressources, le déploiement intégral de sa liberté. Le « oui » qu’il dit au seuil de sa mission va se concrétiser, se purifier et s’épeler lentement dans la durée des jours, en une multitude de consentements, minuscules ou immenses, posés dans la pleine lumière de l’évidence ou dans la nuit de la foi nue.
Une expérience neuve de la liberté commence alors, qui vient creuser et déplacer toutes les figures que nous nous en donnions, comme si elles étaient transposées sur un autre ton et devaient être déchiffrées désormais en clé théologale. Ainsi l’indépendance : je ne suis plus mon propre maître, puisque me voici « lié par l’Esprit » (Ac 20,22) dont la conduite et les suggestions sont infiniment plus délicates, mais aussi infiniment plus exigeantes que toute loi extérieure. Mais en consentant à ce que désormais « un autre (me) mènera » (Jn 21,18), je reçois une souveraine indépendance par rapport aux conditionnements de l’opinion, aux pesanteurs des habitudes, au prêt-à-penser d’un temps ou d’un milieu. « Pour moi, il m’importe fort peu d’être jugé par vous ou par un tribunal humain… celui qui me juge, c’est le Seigneur », écrit saint Paul (1 Co 4,3-4). La touche délicate de l’Esprit Saint transforme aussi cette autre figure de la liberté qu’est la spontanéité. Bien souvent en effet la mission reçue excède mes goûts et mes attentes, contraint et contrarie mes désirs, puisqu’elle est commandée par les attentes et les désirs de Dieu. Mais c’est au bénéfice d’une nouvelle spontanéité, comme un accord musical entre le désir le plus profond de l’âme et la motion silencieuse de l’Esprit Saint. De même, la libre capacité de commencer à neuf et d’inscrire de l’inédit dans le monde n’est pas supprimée par la réponse que l’apôtre donne à l’appel reçu. Elle est au contraire exaltée. A l’instar de saint Paul, se faisant « un point d’honneur de n’annoncer l’Évangile que là où le nom du Christ n’a pas encore été prononcé » (Rm 15,20), l’apôtre devrait toujours être un pionnier, un explorateur de voies nouvelles, et demeurer « au stade de l’inspiration », comme l’écrivait Madeleine Daniélou. Car il ne peut pas davantage s’enfermer dans des cadres trop rigides que se laisser mener par les courants du monde. Il est conduit à dépasser ses craintes et ses timidités, à inscrire dans le monde l’inédit de la charité divine, à ouvrir un passage là où tout semblait fermé. Mais il ne le peut qu’en demandant, comme Marie devant l’ange de l’Annonciation : « Comment cela se fera-t-il ? » (Lc 1,34). Nous sommes toujours « craintifs et tout tremblants » (1 Co 2,3) devant un appel qui nous laisse dans la confusion de notre propre indignité, de notre propre péché : « Il m’a été fait miséricorde », écrit Paul (1 Tm 1,13.16). « Je suis un pécheur pardonné », dit le pape François [4]. Crainte et tremblement aussi devant une mission qui déborde nos propres possibles, soit par l’excès de la promesse – ainsi Abraham devant le ciel étoilé – soit par l’excès de l’épreuve – ainsi Paul devant les tribulations de son ministère. Mais nous savons que l’œuvre confiée repose sur l’engagement de Dieu, ce qui nous établit dans la parrhesia apostolique et paulinienne, cette étrange jonction de l’humilité et de l’audace : humilité de celui qui sait que les fruits de son action ne sont ni sa propriété ni son propre mérite, audace de celui qui peut compter sur l’action de Dieu au cœur de la sienne propre. Et voici notre liberté humaine, notre « pouvoir du possible », mise sur orbite du possible divin, « sans appui et pourtant appuyée », non sur elle-même, mais sur la toute-possibilité de Dieu.
Ainsi s’institue, dans le jeu de l’appel et de la réponse, une indéfectible alliance qui assume et accomplit, dans un oui d’amour et de liberté, l’alliance de création et l’alliance baptismale. Il paraît qu’en japonais le mot « amour » se compose de deux caractères qui signifient « prends » et « reçois ». « Je te reçois et je t’emploierai » dit le Seigneur en réponse à l’offrande de son apôtre [5]. Et il le fait. Pensons à un Augustin, à un François-Xavier, à un Ignace de Loyola, à un Jean-Paul II : Dieu a été libre en eux, ils ont été libres en Dieu. Si ces figures nous attirent, n’est-ce pas que nous percevons en elles l’indice et comme la prophétie de notre propre et plus profonde liberté ? « Le désir de ressembler est déjà ressemblance » écrivait Bergson [6]. Dans une société qui est tentée tout à la fois par les dérives libertaires et par les repliements individualistes ou identitaires, le « Me voici » de l’apôtre à l’appel de Dieu vient dessiner une autre figure de notre commune liberté : une liberté à la fois déliée et reliée, appelée et envoyée. Son engagement sans retour, qui s’appuie sur la toute-possibilité divine, ouvre l’horizon d’inconditionnalité auquel aspire tout amour vrai. Notre monde en attend le témoignage et la joie.
Une vie consacrée
Notre vie n’est pas seulement appelée. Elle est consacrée. Il y a quelques années, j’ai assisté dans un faubourg misérable de New York au baptême de jeunes enfants, la plupart noirs ou hispaniques. Le prêtre plongeait chacun dans l’eau baptismale, puis le présentait à l’assemblée en proclamant : « You’re a priest ! You’re a prophet ! You’re a king ! » La vie qui attendait ces enfants n’avait pourtant rien de royal, de prophétique ou de sacerdotal : ils partageraient pour la plupart la condition précaire des immigrés ou des chômeurs. Mais cette proclamation était une révélation de leur identité pour Dieu, elle célébrait au vu de tous leur éminente dignité de simples baptisés. Elle la célébrait sur leur corps, en le consacrant par l’onction qui faisait en Israël les prêtres et les rois. Jean-Paul II rappelle que la vie consacrée est « un don de Dieu particulier » qui constitue « un approfondissement unique et fécond de la consécration baptismale [7] ». Dans son expression apostolique, elle nous met à part en plein monde, non selon l’ordre païen de la sacralité, mais selon l’ordre chrétien de la sainteté. C’est ce que je voudrais envisager maintenant.
L’apôtre ne quitte pas le monde. Parce qu’il y est envoyé, il doit l’habiter plus intensément, plus profondément qu’auparavant. Il se tient même souvent au plus vif de ses lignes de fracture, comme le rappelait Mgr Claverie, l’évêque d’Oran victime du terrorisme. Mais il l’habite autrement car il l’habite en consacré, et pour le consacrer. Dans l’adresse qui ouvre sa lettre aux chrétiens de Rome, saint Paul se définit comme « mis à part – aphôrismenos, littéralement ‘mis hors horizon’ - pour annoncer l’Évangile de Dieu » (Rm 1,1). Cette mise à part constitue le paradoxe de toute vie d’apôtre. Elle n’est pas en effet une séparation matérielle, un retrait hors des conditions et des moyens de la vie ordinaire. Elle est l’engagement de notre propre volonté au service de nos frères, à travers la consécration de nos biens, de notre corps, de nos affections et de nos dons. Un apôtre renonce ainsi à vivre pour soi et selon soi, et l’exprime par l’obéissance à un supérieur et souvent par une vie de communauté, mais il ne renonce pas à être soi. Le Seigneur a besoin de lui avec toutes ses capacités humaines, ses qualités – souvent même ses défauts ! -, ses compétences, sa personnalité propre. Dans un monde complexe, il aura sans cesse à exercer son pouvoir de discernement et de décision, à oser agir sur d’autres libertés, à mettre au service de l’Évangile toutes ses ressources. C’est pourquoi aussi il dispose librement des biens nécessaires à sa mission : Paul n’hésite pas plus à accepter l’aide matérielle des Philippiens qu’un apôtre d’aujourd’hui à prendre l’avion ou à se procurer les livres dont il a besoin. Mais ces biens ne lui appartiennent pas. Il n’en use pas pour son bénéfice personnel, il « sait vivre dans la gêne et dans l’abondance,… être rassasié comme avoir faim, vivre à l’aise comme dans le dénuement » (Ph 4,11-12). Sa vie est ainsi une épiclèse – une consécration par l’Esprit Saint - prononcée sur les biens du monde. Elle est signe de contradiction face aux tentations d’appropriation jalouse et de jouissance égoïste qui profanent ces biens ; mais surtout elle est signe prophétique qui leur restitue leur vocation de « biens communs » au service de la vie et du partage.
L’apôtre s’offre à une même épiclèse sur ses puissances d’aimer : il renonce à fonder une famille, non pas tant pour être libre en vue de la mission que pour laisser se poser le sceau de l’amour de Dieu sur son propre corps, l’offrant à cet amour pour qu’il le consacre : « Tu n’as voulu ni sacrifice ni oblation, mais tu m’as façonné un corps. Alors j’ai dit : me voici, je viens, pour faire, ô Dieu, ta volonté » (Hb 10,5…7). Nous vivons ce célibat au milieu des hommes et des femmes de ce temps, des images et des courants de pensée qui en font une étrangeté déconcertante, ou même une aberration incompréhensible. Nous le vivons comme un signe de contradiction contre toutes les tentations de réduire l’horizon de l’histoire à la succession des générations et l’amour humain au cercle de la famille et des proches. Mais nous le vivons surtout comme un signe prophétique d’« un au-delà sous le signe du temps », comme l’écrivait Christian de Chergé : un témoignage que Dieu peut combler un cœur et en dilater les puissances d’aimer aux dimensions de son propre cœur. Notre célibat apostolique n’a donc sens et saveur de joie que s’il est un élan d’amour vers nos frères, l’écho dans l’humain de l’élan de Dieu vers eux tous.
Une vie envoyée
L’apôtre reçoit enfin cette épiclèse sur sa propre volonté. « L’Esprit se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu », écrit saint Paul (Rm 8,16). Cette intime jonction fait de la vie de l’esprit – intelligence, mémoire, volonté – le lieu mystique de l’obéissance et de l’adoration filiales. Mais elle ne nous replie pas sur nous-mêmes en une piété intimiste. Il s’agit plutôt, selon la belle expression du pape François, d’une « intimité itinérante [8] ». Car l’onction de l’Esprit Saint nous conduit vers le monde. Comme Paul recevant l’appel à franchir la Méditerranée « Passe en Macédoine, viens à notre secours » (Ac 16,9), toute vie d’apôtre est amenée à franchir des frontières : celles de la peur ou celles de l’ambition, celles de son milieu, parfois de sa langue ou de sa terre d’origine. L’Esprit Saint, que Pierre Favre appelait « l’Exileur » nous consacre non seulement pour l’œuvre mais par l’œuvre qu’il nous confie, et qui va devenir le lieu privilégié de notre union à Dieu. Israël rencontrait son Dieu dans le Temple qui consacrait l’espace, dans le Sabbat qui consacrait le temps. Pour un apôtre, les espaces de sa mission – un hôpital, une école, un laboratoire, une rue… - peuvent devenir le Temple de la Présence de Dieu, et le temps qu’il passe à servir ses frères, si occupé soit-il, peut devenir le temps de sa Rencontre [9]. « L’action fidèle est l’arche d’alliance où demeurent les confidences de Dieu, le tabernacle où il perpétue sa présence et ses enseignements », écrivait Maurice Blondel [10], et le P. Léonce de Grandmaison parlait pour sa part du « cloître de l’action [11]. ». Aussi n’est-il pas étonnant que l’apôtre exerce sa mission comme sous la nuée, une nuée à la fois lumineuse et obscure : lumineuse, parce qu’elle devient le milieu mystique de son union à Dieu, pourvu qu’il s’y offre dans « une simple, humble et ardente fidélité au Maître intérieur », et qu’il y demeure « dans le recueillement, le désintéressement et l’amour », entretenus dans la prière – une prière « remplie de visages et de noms [12] » – et l’écoute de la Parole de Dieu. Mais nuée obscure, parce qu’il s’y heurte souvent aux résistances du monde et aux siennes propres, et parce qu’il n’y aperçoit le plus souvent son Seigneur que de dos, aux fruits discrets de son passage. Il n’a jamais la maîtrise d’une œuvre qui le constitue « ouvrier avec Dieu », intendant et collaborateur d’un dessein d’amour qui le dépasse. Ainsi en était-il d’Ignace de Loyola : « Ignace suivait l’Esprit, il ne le précédait pas. Et de cette manière il était conduit avec douceur, il ne savait où (…) Peu à peu le chemin s’ouvrait devant lui, et il le suivait, sagement ignorant, son cœur livré avec simplicité au Christ [13]. »
On comprend alors que ce soit dans l’Eucharistie que notre vie d’apôtre, comme celle de tout baptisé, trouve jour après jour le pain de sa route. Le Christ eucharistique nous rejoint dans l’ici et le maintenant de notre mission, et nous permet de changer en offrande cet ici et ce maintenant, comme ces deux humbles piécettes qu’une pauvre veuve de Jérusalem glissait dans le Trésor du Temple. De manière significative, dans notre Communauté Saint-François-Xavier comme dans bien d’autres communautés de vie consacrée, nous prononçons notre vœu au cours d’une Eucharistie, juste avant de recevoir le Corps et le Sang du Seigneur. Comment mieux dire que l’offrande apostolique et l’offrande pascale du Seigneur sont une seule et même offrande, la Sienne, et que nous ne pouvons prononcer la nôtre que saisie et accueillie dans la sienne, depuis le geste du lavement des pieds jusqu’à celui de la Croix ? C’est à ce prix que nous pouvons devenir nous-mêmes un peu de pain offert à la faim de nos frères, un pain consacré par le sceau de l’Esprit et rompu pour que plus rien dans nos vies ne soit profane ni profané. Le pain eucharistique, « fruit de la terre et du travail des hommes » constitue les prémices de la consécration ultime de toute la Création dans la Jérusalem céleste. Dès à présent, il engendre le Corps du Christ par les énergies de l’Esprit Saint, guérissant ce qui est blessé, irriguant ce qui est aride, redressant ce qui est faussé. En communiant au geste pascal du Seigneur, l’apôtre sait que sa vie est prise en lui, bénie par lui, rompue par lui, pour être donnée à ses frères.
Elle le sera sous mille formes diverses, incarnant et universalisant dans l’histoire humaine, en tout peuple, nation et culture, les actes de Jésus guérissant les malades et enseignant les foules, relevant la dignité des exclus et faisant d’une femme « l’apôtre des apôtres ». Certains auront à annoncer directement la Parole de Dieu, qu’ils ne pourront donner à d’autres qu’en l’accueillant en eux, et qu’ils ne recevront pleinement en eux qu’en la partageant. Écoutons Madeleine Delbrêl : « Une fois que nous avons connu la Parole de Dieu, nous n’avons pas le droit de ne pas la recevoir ; une fois que nous l’avons reçue, nous n’avons pas le droit de ne pas la laisser s’incarner en nous ; une fois qu’elle s’est incarnée en nous, nous n’avons pas le droit de la garder pour nous : nous appartenons alors à ceux qui l’attendent. (…) Cette incarnation de la Parole de Dieu en nous, cette docilité à nous laisser modeler par elle, c’est ce que nous appelons le témoignage [14] ». Ce témoignage, si pauvre soit-il, suffit à la Parole pour qu’elle porte son fruit de vie. Je pense à ce jeune condamné chinois qui n’avait entendu de l’Évangile que ces simples mots : « Mon joug est doux et mon fardeau léger » et qui écrivait à sa mère : « Maman, avant que je meure, laisse-moi t’adresser une demande : découvre qui a prononcé ces mots pour que je puisse m’asseoir à table, avec lui, dans l’autre monde. » D’autres apôtres, présents dans des milieux ou auprès de personnes à qui l’annonce directe de l’Évangile n’est pas encore possible, auront à faire de leur propre vie une Parole de Dieu, lui offrant ainsi, dans la discrétion et le silence, « une humanité de surcroît ». D’autres encore seront comme cet homme qui, pour acquérir le trésor du Royaume, qui n’a pas de prix, est obligé d’acheter à prix coûtant le champ qui recèle le trésor (Mt 13, 44) : ils s’engageront, avec des laïcs et en collaboration avec eux, dans la vie sociale, culturelle, éducative, associative de leur temps, pour permettre que rayonne là aussi le trésor du Royaume, et sa joie. D’autres enfin vivront dans l’intercession les épreuves de l’âge et de la maladie, au plus près de la Croix du Seigneur. Mais de même que Pierre et Paul, appelés l’un auprès des païens, l’autre auprès des juifs, avaient tous deux « à (se) souvenir des pauvres » (Ga 2,10), nous aurons tous, quelle que soit notre mission, à « écouter le cri des pauvres » et à toucher en eux, avec un immense respect, « la chair souffrante du Christ [15] ». Et à tous, riches ou pauvres, malades ou bien portants, étrangers ou proches, nous n’aurons finalement à annoncer qu’une seule chose, celle que je voudrais vous dire à chacun ce soir avec les mots du pape François : « Jésus Christ t’aime, il a donné sa vie pour te sauver, et maintenant il est vivant à tes côtés chaque jour pour t’éclairer, pour te fortifier, pour te libérer [16]. »
La liturgie de ce jour nous rappelle qu’au terme de la vie publique de Jésus, quelques Grecs qui étaient montés à Jérusalem s’adressèrent à Philippe avec cette demande : « Nous voulons voir Jésus. » Et Jésus les introduit au mystère de sa Pâque, celui du grain semé en terre, livré à la mort, et promis à une immense fructification (Jn 12, 20-24). Vient pour tout apôtre l’heure de cette Pâque. Peu importe alors, finalement, la forme qu’aura prise sa mission. Car, dans le Christ pascal, comme l’écrivait Christian de Chergé, « prendre un tablier comme Jésus, cela peut être aussi grave et solennel que le don de la vie… et vice versa, donner sa vie peut être aussi simple que de prendre un tablier [17] ».
[1] Madeleine Daniélou, Relation de 1930. Cf. Blandine-D. Berger, Madeleine Daniélou 1880-1956, Paris, Cerf, 2002.
[2] Cf. Pape François, Exhortation apostolique postsynodale La Joie de l’Évangile, 24 novembre 2013, Bayard/Cerf/Fleurus-Mame.
[3] Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Collection Christus, DDB, n° 234.
[4] « Interview du Pape François aux revues culturelles jésuites », réalisée par le P. Antonio Sporado, sj., Etudes, octobre 2013.
[5] Madeleine Daniélou, Note spirituelle, Archives de la Communauté Saint-François-Xavier.
[6] Henri Bergson, Les deux Sources de la morale et de la religion, PUF.
[7] Jean-Paul II, Exhortation apostolique post-synodale Vita consecrata (25 mars 1996), n° 30.
[8] Op. cit. n°23.
[9] « Que toute leur vie soit animée d’un esprit apostolique et que toute leur action apostolique soit pénétrée d’un esprit de contemplation », Vita consecrata, n° 9.
[10] Maurice Blondel, Histoire et Dogme, in Œuvres complètes II, PUF 1997, p. 440..
[11] P. Léonce de Grandmaison, sj, Directions spirituelles, Communauté Saint-François-Xavier.
[12] Pape François, Exhortation apostolique La Joie de l’Évangile, n° 274.
[13] Témoignage de Jérôme Nadal.
[14] Madeleine Delbrêl, Missionnaires sans bateaux, p. 64.
[15] Pape François, loc. cit., n° 191 et 24.
[16] Id. n° 164.
[17] Loc. cit.