Texte de la conférence de Carême à Notre-Dame de Paris du 8 mars 2015

Une vie qui devient signe, par Frère Aloïs de Taizé.

La célébration d’une année de la « vie consacrée » nous rappelle que pour Dieu, toute vie humaine est « sacrée ». L’expression « parabole de communion » se révèle particulièrement féconde pour manifester la vocation de Taizé. C’est à travers ces mots que frère Roger invitait sa communauté à être un signe de fraternité. Deux applications, particulièrement importantes en découlent pour frère Roger et pour ses frères, qui peuvent aussi être vécues par toute communauté : la réconciliation des chrétiens et l’inter culturalité.

Conférence à 16h30 suivie d’un temps de prière et de l’adoration du Saint-Sacrement à 17h15, vêpres à 17h45 et messe à 18h30.

Les conférences sont retransmises en direct sur France-Culture et sur KTO, en différé à 21h sur Radio-Notre-Dame et RCF.

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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 29 mars 2015 aux éditions Parole et Silence.

Une vie qui devient signe

Lorsque, voici un an, j’ai ouvert la lettre du cardinal Vingt-Trois parlant d’une conférence à Notre-Dame de Paris, j’ai d’abord pensé que son secrétariat s’était trompé en rédigeant l’enveloppe et que la lettre était pour quelqu’un d’autre. Puis j’ai compris que j’étais bien invité à venir dire ce soir quelque chose de notre vocation. [1] Pourtant notre communauté de Taizé n’a qu’une courte expérience derrière elle et elle ne peut cheminer qu’en s’appuyant sur tant d’autres qui l’ont précédée. Frère Roger disait : « Elle n’est qu’un simple bourgeon greffé sur le grand arbre de la vie monastique, sans lequel elle ne saurait vivre. »

L’année de la vie consacrée invite à approfondir le sens de cette vie que l’on appelle aussi religieuse ou monastique. En y réfléchissant, il m’est venu à l’esprit un souvenir : lorsque j’étais encore jeune frère, j’avais été frappé par l’accent de profonde joie avec lequel frère Roger citait les exceptionnelles paroles prononcées par le pape Paul VI le jour de la clôture du concile Vatican II. Frère Roger était heureux d’avoir entendu le pape dire : « L’homme est sacré – il avait dit l’homme, c’est-à-dire tout homme, tout être humain – l’homme est sacré par l’innocence de son enfance, par le mystère de sa pauvreté. » Et pourquoi le pape pouvait-il dire cela ? Paul VI continuait : « A travers le visage de tout homme, spécialement lorsque les larmes et les souffrances l’ont rendu plus transparent, nous pouvons reconnaître le visage du Christ. »

Que ces paroles de Paul VI demeurent importantes ! En dédiant une année à la vie consacrée, ne sommes-nous pas conduits à nous rappeler que, pour Dieu, toute vie humaine est sacrée, consacrée, et en premier lieu toute vie marquée par la souffrance ? Car en toute personne, croyante ou non, un trésor inaliénable est déposé, le visage même du Christ et souvent le visage du Christ souffrant.

Nous qui avons choisi de suivre le Christ par une existence de partage en communauté et dans le célibat, c’est donc avec modestie que nous devons considérer notre vie et sa place au sein de la grande famille humaine. Nous consacrer à Dieu signifie aussi accueillir en nous le caractère sacré de toute vie. En nous donnant nous-mêmes, nous ne faisons que rendre à Dieu ce qu’il nous a donné, ce qu’il a déposé en nous. Dès lors nous voudrions répondre à son appel non dans un esprit de supériorité mais de louange à Dieu et de service pour les autres.

C’est dans cette perspective que je situerai la vocation de notre communauté de Taizé. J’essaierai d’indiquer ce qu’elle a de spécifique mais en montrant que ces spécificités peuvent concerner beaucoup d’autres personnes, communautés religieuses, paroisses, familles, groupes de toutes sortes.

Très jeune, frère Roger, notre fondateur, a eu une intuition : il a considéré que créer une communauté d’hommes cherchant sans cesse à se réconcilier serait un signe essentiel à donner dans cette période de l’histoire. Il voyait que, en pleine guerre mondiale, dans une Europe déchirée par la violence, réaliser à quelques-uns une vie de communauté fraternelle serait un signe de paix et de réconciliation. Il voulait commencer déjà à préparer ce qui viendrait après cette guerre, et il était conscient que cela impliquait, pour ceux qui se joindraient à lui, d’y engager leur vie entière et toute leur personne. Leur vie commune n’a pas tardé à prendre la figure d’une communauté monastique, fondée sur des engagements définitifs.

La vocation qu’il a proposée aux frères qui allaient former la communauté de Taizé, c’était de constituer ce qu’il a appelé une « parabole de communion », une « parabole de communauté ».

Nous constatons aujourd’hui que les jeunes en particulier - puisque ce sont surtout eux que nous accueillons tout au long de l’année - les jeunes sont sensibles au signe porté par une vie de communauté. Qu’en perçoivent-ils en passant une semaine sur notre colline ? Qu’est-ce qui éveille un écho en eux et les entraîne ? Pour répondre à ces questions, je reprends l’expression que frère Roger aimait utiliser : parabole de communion ou parabole de communauté.

Une parabole, c’est un récit simple et accessible, mais qui renvoie à une réalité d’un tout autre ordre et bien plus grande. Le sens d’une parabole est inépuisable, une parabole ne dit pas les choses une fois pour toutes, elle ne cesse d’interpeller ceux qui l’écoutent et la réécoutent.

Toute vie commune, fondée sur le Christ et sur l’Évangile, peut devenir une parabole qui parle par elle-même. Dans un monde où beaucoup cheminent comme si Dieu n’existait pas, le fait que des hommes, ou des femmes, ou des couples, s’engagent pour toujours à la suite du Christ pose question. Si le Christ n’était pas ressuscité et présent en eux, ces hommes ou ces femmes ne vivraient pas ainsi. Leur vie devient l’image concrète, visible, d’une réalité qui les dépasse, ils constituent un signe du Christ mystérieusement présent dans le monde. A travers la fidélité à leurs engagements, ces hommes, ces femmes, ces couples, rendent le Christ tout proche de ceux qui les entourent.

Une vie qui devient signe. La parabole d’une vie consacrée à Dieu et au service des autres n’impose rien, ne veut rien prouver, mais elle ouvre un monde refermé sur lui-même, elle lui ouvre une fenêtre vers un au-delà.

Une vie consacrée, n’est-ce pas d’abord une existence qui dégage une telle trouée vers l’infini ? Ceux qui la vivent ne se laissent pas paralyser par la complexité des difficultés et des défis posés à nos sociétés. Ils ont jeté leur ancre dans le Christ, par là ils peuvent élargir une ouverture vers l’espérance.

Il nous vient à l’esprit, peut-être à tous, des personnes qui vivent cela. Pour ma part je vois encore devant mes yeux les filles de la charité à Cité Soleil, à Port-au-Prince, en Haïti, que j’ai visitées récemment. Dans cet énorme quartier pauvre et marginalisé, leur présence provoque une telle ouverture vers l’espérance.

La parabole spécifique que nous, les frères de la communauté de Taizé, nous voudrions porter par nos vies, c’est celle de la communion. La communion, la réconciliation, la confiance, ce sont des mots-clés à Taizé. Nous voudrions exprimer par notre vie commune qu’une communauté, comme aussi une paroisse, une famille, peuvent être des laboratoires de la fraternité.

La fraternité fait partie des plus profondes aspirations humaines. Mais chercher à vivre en frères, en sœurs, suscite aussi d’énormes résistances dans le quotidien. Constater ces résistances dans la société ne peut pas nous faire oublier qu’elles existent aussi en nous-mêmes. Si ces résistances à la fraternité, et du même coup à l’universalité, ne peuvent pas être surmontées dans le concret d’une communauté ou d’une famille, comment le seront-elles à une échelle plus vaste ?

On ne choisit pas sa famille. Dans une communauté, on ne choisit pas non plus ses frères ou ses sœurs. La famille, la communauté, la paroisse sont des lieux où nous devons travailler aux dépassements de nos résistances. En théorie, nous souhaitons que la fraternité unisse tous les êtres humains, mais cette aspiration vérifie son authenticité dans l’accueil mutuel concret et quotidien.

Je donne deux exemples de cette recherche de communion qui, pour nous à Taizé, requièrent beaucoup de nos énergies : la réconciliation des chrétiens et l’interculturalité.

La réconciliation des chrétiens

En réunissant des frères protestants et catholiques, notre communauté essaie d’anticiper l’unité encore à venir. Cette vie quotidienne œcuménique nous est devenue très naturelle. Ceux d’entre nous qui ont grandi dans une famille protestante assument cette vie commune sans aucun reniement de leur origine, mais plutôt comme un élargissement de leur foi. Les frères qui viennent d’une famille catholique trouvent un enrichissement à s’ouvrir, dans la ligne de Vatican II, aux questionnements et aux dons des Églises de la Réforme.

Certes, cela implique parfois des limitations et des renoncements. Mais il n’y a pas de réconciliation sans renoncements. Vivre ensemble l’unité dans la diversité de nos origines confessionnelles, approfondir tout ce que cela implique : voilà pour nous une manière de créer une parabole qui parle par elle-même.

L’histoire de Taizé peut se lire comme une tentative de se mettre et de rester ensemble sous le même toit. Provenant d’une trentaine de pays, nous vivons sous le toit d’une même maison. Et quand, trois fois par jour, nous nous réunissons pour la prière commune, nous nous mettons sous le seul toit de l’Église de la Réconciliation.

Cette prière commune rassemble aussi des jeunes du monde entier, catholiques, protestants et orthodoxes. Ceux-ci partagent entre eux leur recherche de Dieu et également leur vie quotidienne, les repas, les services. Les voilà ainsi associés à la même parabole. Nous sommes étonnés de constater qu’ils se sentent profondément unis sans pour autant abaisser leur foi au plus petit dénominateur commun ni non plus niveler leurs valeurs.

Ces jeunes font une expérience de communion. Certains pourraient hésiter à employer ce terme, ils diraient plus simplement qu’ils vivent l’amitié, le partage, le respect mutuel, qu’on est ensemble, qu’on se connaît… et d’autres expressions comme celles-là.

En réalité, ce qu’ils commencent à faire, c’est une expérience d’Église, ils découvrent la beauté de la communion dans l’Église même s’ils n’emploient pas encore ce mot. Alors les cœurs s’étonnent, s’ouvrent, se demandent quelle est la cause du lien qui les unit : comment se fait-il que s’établisse une harmonie entre des personnes si diverses, qui appartiennent à des confessions, à des cultures très différentes, et même à des peuples qui peuvent être en forte opposition ?

Certains finissent par s’interroger sur la foi. Ils en arrivent à trouver en Dieu, dans le Christ, la source d’une unité qui n’a ni frontières ni barrières. Pour résumer cela en une seule phrase, je dirais que l’enseignement sur la foi et sur l’Église est important, mais que l’expérience de communion doit être première.

Si nous les frères, nous pouvons anticiper l’unité, si des jeunes peuvent y être associés dans le cadre des rencontres de Taizé, pourquoi ne serait-ce pas possible ailleurs ?

Voilà pourquoi il m’arrive souvent de dire aux chrétiens divisés : sans délai, mettons-nous sous le même toit ! Une famille habite une maison commune. Si tous les chrétiens forment une même famille, la chose la plus normale n’est-elle pas d’habiter sous un même toit, même sans attendre que tous les points de vue soient pleinement harmonisés ?

Le Christ donne l’unité quand et comme il le veut, elle est un don. Mais encore faut-il recevoir ce don. Si nous ne nous mettons pas ensemble, comment peut-il nous faire le don de l’unité ? C’est quand ils étaient réunis sous le même toit de la chambre haute de Jérusalem que les apôtres et Marie, et quelques autres femmes et hommes, ont reçu le don de l’Esprit Saint. Et l’Esprit Saint toujours nous unit avec toutes nos diversités.

Comment nous mettre sous un même toit ? Au début de cette année, lors de notre rencontre européenne de jeunes à Prague, j’ai fait six suggestions que je reprends maintenant brièvement :

 Dans une communauté locale, nous pouvons nous mettre sous un même toit, entre voisins et familles, un peu comme en « communautés de base », pour prier ensemble, nous entraider, devenir plus familiers les uns des autres.

 Entre paroisses de confessions différentes existent déjà des collaborations dans l’étude de la Bible, dans un travail social et pastoral, dans la catéchèse. Elles pourraient être intensifiées. Que chaque communauté locale fasse avec les chrétiens d’autres confessions tout ce qu’il est possible de faire ensemble, et ne fasse plus rien sans tenir compte des autres.

 Nous sommes rassemblés dans cette merveilleuse cathédrale. Est-ce que, dans beaucoup de villes, la cathédrale ou l’église principale pourrait devenir une maison de prière commune à tous les chrétiens du lieu ?

 Le dialogue théologique doit continuer. Serait-il envisageable de le mener davantage dans un cadre de prière commune et avec la conscience d’être déjà ensemble ? En vivant et en priant ensemble, on aborde autrement les questions proprement théologiques. Peut-être pourrait-on en dire autant de la réflexion éthique.

 Tous les croyants ont reçu une part de don pastoral pour veiller les uns sur les autres. L’Église a aussi besoin de ministères d’unité, à tous les niveaux. Un ministère de communion au niveau universel est traditionnellement associé à l’évêque de Rome. Ne pourrait-il pas être reconnu comme le serviteur qui veille à la concorde de ses frères et sœurs dans leur grande variété ? Ne serait-il pas possible que les Eglises développent des formes diverses de référence à ce ministère ?

 Les Églises qui soulignent que l’unité de la foi et l’accord sur les ministères sont nécessaires pour recevoir ensemble la communion ne devraient-elles pas donner tout autant de poids à l’accord de l’amour fraternel ? Ne pourraient-elles pas offrir alors plus largement l’hospitalité eucharistique à ceux qui manifestent le désir d’unité et qui croient en la présence réelle du Christ ? L’Eucharistie est non seulement le sommet de l’unité mais aussi le chemin vers l’unité.

L’interculturalité

J’aborde maintenant le deuxième exemple de cette parabole de communion que nous sommes appelés à réaliser à Taizé, mais qui est aussi vécue par beaucoup d’autres. Il y a parmi nous une grande diversité, non seulement d’origines confessionnelles, mais aussi culturelles. Nous venons de toutes les régions d’Europe, et aussi d’Afrique, d’Asie, des deux Amériques.

Aujourd’hui, une telle pluralité culturelle est de plus en plus présente partout. Mais voilà que la mondialisation est aussi perçue comme une menace. L’unification des espaces économiques et politiques suscite des peurs. Des tensions ou même des conflits violents peuvent naître pour des questions de langue, d’identité.

Alors, à Taizé, nous souhaiterions que l’harmonie de notre vie soit un signe de communion non seulement entre confessions, mais aussi entre les différents visages de la famille humaine que nous représentons.

Tous ceux qui cherchent à réaliser une telle harmonie savent que c’est un chemin difficile. Et que pourtant un enrichissement mutuel est possible. Car notre identité ne se trouve pas seulement dans notre origine, mais dans le Christ que nous avons tous revêtu.

Nous, les frères, habitant sous le même toit, nous voudrions tout partager. Mais je ne le cache pas : malgré la foi qui nous est commune, malgré une rigueur et une clarté dans la vocation, il peut arriver que nous ne réussissions pas à éviter des éloignements qui demeurent. Dans une vie commune, il y a des différences de caractères, c’est évident ; nous pouvons être maladroits, et même faire des fautes, c’est évident aussi. Mais il peut y avoir quelque chose d’encore plus profond, qui ne dépend pas entièrement de nous : une distance trop grande entre les visages variés de l’humanité que nous portons, distance accentuée parfois par les blessures de l’histoire entre nos pays et continents. Dans certaines de ces situations, nous sommes démunis, nous n’arrivons pas tout de suite à combler la distance.

Que faire avec la tristesse qui peut alors nous envahir ? Ne pas en rester là, mais en tirer une conséquence. Nous voulons, en dépit de tout, vivre la recherche d’unité et la réconciliation. Cela nous renvoie au Christ : lui seul peut unir vraiment tout. En cela nous voudrions le suivre, et le suivre aussi loin que possible. Nous sommes prêts à souffrir pour cela.

Les attentions fraternelles, on peut les manifester en grande simplicité. On peut faire des pas pour les renouveler : ne pas avoir peur de l’autre, ne pas juger, ne pas se sentir tout de suite jugé, ne pas interpréter les choses de manière négative, en parler quand il y a une question. Et surtout ne jamais refuser notre communion fraternelle.

Ainsi la communion n’est pas une réalité parmi d’autres, à côté de beaucoup d’autres. Elle est le cœur de notre vocation et tout le reste suit.

Alors même les fragilités et les imperfections deviennent une porte par laquelle Dieu entre dans notre vie. Les ronces qui entravent notre marche commune alimentent un feu qui éclaire le chemin. Quand, dans la prière commune, nous regardons vers sa lumière, elle nous devient peu à peu intérieure. Le mystère du Christ devient le mystère de notre vie. Nos contradictions intérieures, nos peurs, demeurent peut-être. Mais, par l’Esprit Saint, le Christ vient pénétrer ce qui nous inquiète de nous-mêmes, au point que les obscurités sont éclairées. Notre humanité, nos différences, ne sont pas abolies, Dieu les assume, il peut leur donner un accomplissement. Et nous voilà libres d’avancer jusqu’au don de nous-mêmes pour ceux que Dieu nous a confiés.

Ce que je viens d’exprimer peut paraître grave. Mais c’est aussi, paradoxalement, la source d’une joie profonde, celle d’aller jusqu’au bout de l’appel évangélique auquel nous voudrions répondre.

On ne peut pas parler d’interculturalité sans toucher la question de l’interreligieux. Certes, notre communauté n’est pas elle-même interreligieuse mais des visites réciproques nous ont permis une amitié avec quelques moines bouddhistes. Nous nous sommes découverts à la fois proches et lointains. Ils n’ont pas la même foi dans un Dieu personnel mais ils ont développé une sagesse qui force l’admiration. Pratiquer la compassion, consentir à la vie, refuser le mal : ce sont des valeurs que nous partageons avec eux.

Au début de cette année, en janvier, nous avions notre conseil annuel qui réunit la plus grande part de notre communauté. Le dernier jour, nous sommes allés tous ensemble rendre visite à l’imam de Chalon-sur-Saône. Nous avons eu un bel échange avec lui puis nous avons assisté à la prière de la communauté musulmane. Nous ne savons pas ce qui peut sortir d’une telle visite mais nous voulions vivre un tel geste et nous étions heureux d’être si bien accueillis.

Certains de nos frères vivent à quelques-uns dans des pays comme le Bangladesh ou le Sénégal où les chrétiens sont une petite minorité dans un monde musulman. C’est surtout là que, pour nous, des formes de partage interreligieux existent. Non pas tant comme un dialogue théorique, mais par la vie. J’en parle d’autant plus volontiers que je viens de rentrer d’une visite à nos frères au Bangladesh. J’ai vu auprès d’eux qu’il est possible d’avoir, au quotidien, un dialogue avec tous, quelle que soit leur religion. Dans le respect et l’écoute réciproques, sans aucun prosélytisme, l’esprit de fraternité peut se développer.

La fraternité au cœur du message de l’Évangile

Dans la période troublée que nous traversons, il faut le dire et le redire : au cœur du message de l’Évangile, il y a la fraternité. Notre foi est authentique dans la mesure où elle s’incarne dans une communion universelle.

La réconciliation avec Dieu implique la réconciliation entre les hommes. Le Christ est allé jusqu’à donner sa vie pour « rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés ». Il a dépassé les cloisonnements. Par sa croix et sa résurrection, il a instauré une nouvelle solidarité entre tous les humains. En lui la fragmentation de l’humanité en groupes opposés est déjà dépassée. La solidarité ne peut pas se limiter à une famille ou à un peuple, elle dépasse tous les particularismes.

Ceux qui aiment le Christ sont invités à former à sa suite comme une grande communauté d’amitié. Par là, ils ont une contribution à offrir pour guérir les blessures de l’humanité : sans vouloir s’imposer ils peuvent favoriser une mondialisation de la solidarité qui n’exclue aucun peuple, aucune personne.

Vivre la fraternité, cela signifie appartenir les uns aux autres, dépendre les uns des autres. Alors l’être humain n’est plus livré à une accablante solitude avec lui-même, il saisit qu’il est fait pour construire avec les autres la communauté humaine et que le bonheur ne se trouve pas dans le « chacun pour soi ».

Pour contribuer à façonner le visage des sociétés de demain, ne devons-nous pas, nous chrétiens, être en première ligne et chercher à réaliser la fraternité inaugurée par le Christ ? Peut-être ne pouvons-nous que semer de petites semences de confiance et de paix. Mais ayons le courage de nous tenir jusque dans les fractures de l’humanité, dans celles notamment qui ont une origine, ou tout au moins une composante religieuse. Ne sommes-nous pas appelés à vivre ce qui aux yeux humains ne paraît pas possible ? Dieu a pu se révéler dans l’Histoire parce que quelques personnes – regardons Abraham et Marie – ont cru que rien ne lui était impossible.

La fraternité est un langage qui parle aux croyants comme aux non croyants. Puis-je à ce propos raconter encore une fois un souvenir de mes premières années dans notre communauté ? A cette époque nous recevions parfois à Taizé Hubert Beuve-Méry, fondateur du journal « Le Monde », car il était lié d’amitié avec frère Roger. Pour l’un comme pour l’autre, c’est l’expérience de la guerre mondiale qui avait orienté l’engagement de leur vie, pour Beuve-Méry vers la création d’un journal qui cherche à faire une lecture objective des événements, pour frère Roger vers la fondation d’une communauté monastique dédiée à la réconciliation. L’un était profondément croyant, l’autre se disait agnostique. L’amitié qui liait ces deux hommes est demeurée pour moi une image inoubliable de la fraternité humaine qui peut unir croyants et non croyants.

Jean-Baptiste

J’en arrive à conclure. J’ai parlé ce soir de communion, de fraternité, de réconciliation entre chrétiens, de dialogue et d’échange harmonieux entre cultures et religions. Certains pensent que ce sont des réalités inatteignables, irréalisables. Alors j’en appelle au témoignage de Jean-Baptiste.

Ce qui est captivant dans la vie de Jean, c’est qu’il est le témoin d’un avenir encore caché. Il annonce celui qui doit venir et qui est encore inconnu. Lui-même ne le connaissait pas lorsque Dieu l’a envoyé préparer ses chemins. En principe, on ne peut être témoin que de ce qu’on a vu ou entendu. Mais Jean témoigne du Christ avant de l’avoir rencontré.

Et même après que Jean a reconnu le Christ et lui a rendu témoignage comme Fils de Dieu, son ministère continue à être suspendu à un futur inconnu, une part de la vérité du Christ demeure cachée. Tout à la fin de sa vie, depuis sa prison, il lui fait poser cette question poignante : « Est-ce que c’est toi qui dois venir ou devons-nous en attendre un autre ? »

Comme Jean le Précurseur a été témoin du Christ qui devait venir, sans encore le connaître, nous aussi nous pouvons vivre au milieu des humains de petites paraboles qui anticipent une paix et une communion encore attendues. Le témoignage de Jean était tout entier suspendu à l’avenir de Dieu. Le nôtre aussi.

Jean-Baptiste ne connaissait pas le Christ et devait pourtant préparer ses chemins. Nous non plus nous ne connaissons pas les chemins qui mèneront à l’unité et à la fraternité. Alors nous écoutons cette parole d’Isaïe : « Je vais guider les aveugles sur des sentiers qu’ils n’avaient jamais suivis. Pour eux, je changerai l’obscurité en lumière. » Nous donnons notre confiance à Dieu : qu’il nous guide, aujourd’hui aussi, sur des sentiers que nous n’avons encore jamais suivis !

Temps de prière après la conférence de carême « Une vie qui devient signe », par Frère Alois de Taizé.

Méditation du cardinal André Vingt-Trois

Seigneur Jésus, ressuscité, présent dans ton eucharistie, nous te regardons, nous te louons, et nous te supplions.

Avant de passer de ce monde à ton Père, tu as voulu prier pour tes disciples, et dans cette ultime prière, tu les as confiés à ton Père qui te les avait donnés.

Tu as demandé qu’ils vivent dans l’unité, et que l’unité qu’ils vivraient entre eux soit l’image, la parabole, de l’unité qui existe entre le Père, le Fils et l’Esprit. Tu as demandé qu’ils soient un, comme vous êtes un.

Aujourd’hui nous voulons entrer dans ta prière, unir nos voix à la tienne et supplier le Père qu’il fasse grandir l’unité visible entre ses disciples.

Pour que nous puissions progresser vers l’unité visible, il faut que nous laissions transformer nos cœurs pour devenir capables de demander pardon, d’accorder le pardon, d’entrer dans la réconciliation.

Tout au long des siècles, tes disciples ont porté cette parole, cette prière pour l’unité.

Tout au long des siècles, elle a été pour eux une espérance, un but et un jugement sur leur conduite. Alors même qu’ils demandaient à progresser dans la communion, ils mesuraient combien leur vie était contraire à cette communion.

Par la grâce de ton Esprit, un désir nouveau et plus fort s’est manifesté au cours de ces dernières décennies pour que nous progressions réellement dans l’unité.

Nous avons commencé par nous regarder, non plus comme des ennemis ou des concurrents mais comme des frères séparés les uns des autres. Nous avons commencé à ne plus porter un regard critique les uns sur les autres mais à développer une capacité de respect et d’admiration. Nous avons commencé à découvrir que l’Église progressera dans l’unité à mesure que les chrétiens progresseront dans la conversion. Nous avons commencé à cheminer ensemble. Ce chemin commun a été illustré par des événements spectaculaires comme la rencontre du Pape Paul VI et du patriarche Athénagoras, mais aussi par un travail de fond entre les catholiques et les luthériens pour accorder leur interprétation de l’Écriture. Il a progressé par l’élaboration et la publication d’un texte commun de la Bible. Il a progressé par la multiplication de groupes œcuméniques, où les uns et les autres ont essayé de mettre en pratique ce qu’ils désiraient. Il a commencé par l’apparition de communautés fondées sur la fidélité au Christ et capables d’unir dans un même lieu et sous un même toit, dans une maison commune des frères de confessions différentes.
Ce long travail a été rendu possible par un appel renouvelé à la prière pour l’unité, parce que nous savons que l’unité est en Dieu, que l’unité vient de Dieu et que seule, la prière qui convertit nos cœurs peut nous rendre capable d’accueillir cette unité.

Seigneur Jésus, aujourd’hui encore nous te demandons de prier pour que nous soyons un, comme tu es un avec le Père. Nous te demandons de prier encore pour que les relations fraternelles entre les chrétiens deviennent un signe de l’amour de Dieu pour l’humanité. Nous te demandons de nous apprendre jour après jour à poser les gestes de la communion, pour que la communion devienne réalité.
Seigneur Jésus, nous vivons dans un monde où l’uniformisation des codes et des moyens de communications nous semble favoriser l’unité entre les hommes, et pourtant, alors que nous avons toujours plus de moyens de nous rencontrer et de nous comprendre, nous voyons se développer une volonté de nous identifier par opposition aux autres. La mondialisation peut être une chance pour l’humanité si elle est au service de la fraternité. Elle devient son malheur si elle est au service des intérêts de chaque groupe particulier.

Nous vivons dans un monde avide de cohésion ou de vivre ensemble, mais peu soucieux de trouver les moyens de cette cohésion. Tous rêvent d’une société paisible où chacun serait reconnu, mais tous ne sont pas prêts à reconnaître l’autre, si bien que les progrès dans la communication entre les hommes à l’échelle du monde semblent exacerber et durcir les conflits entre les identités plutôt que les apaiser.
L’unité pour laquelle nous prions, l’unité pour laquelle nous voulons nous convertir, l’unité que nous appelons de nos vœux n’est pas seulement un don que Dieu fait à son Église, pour sa subsistance et sa vitalité, c’est une mission que Dieu lui confie : la mission d’incarner dans l’histoire des hommes, la possibilité de vivre une société fraternelle.

Nous t’en prions Seigneur, ouvre nos existences à ce désir de fraternité qui habite le monde, ouvre nos cœurs à la disponibilité pour que nous soyons capables de donner dans ce monde le signe de ton amour. « À ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples, c’est que vous aimerez les uns les autres comme je vous ai aimés ». Par cette parole, Jésus veut dire que vous vous aimerez les uns les autres jusqu’à donner votre vie les uns pour les autres.

Dans notre chemin vers la célébration de Pâques, nous voulons apprendre de toi le prix de la fraternité ; nous voulons apprendre de toi comment donner notre vie pour nos frères ; nous voulons apprendre de toi que la société humaine n’est pas un conflit d’intérêts particuliers mais un chemin vers la communion en Dieu. Donne-nous de le désirer et de le vivre.

[1Des passages de cette conférence se trouvent aussi dans un livre qui vient de paraître : Vers de nouvelles solidarités, Taizé aujourd’hui, Entretiens avec Marco Roncalli, Le Seuil, 2015.

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2015 : “Année de la vie consacrée”