Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 10 février 2008
Première partie, intervention de M. Claude Lepelley.
M. Claude Lepelley
Claude Lepelley est né en 1934. Il est Agrégé d’histoire, docteur ès Lettres.
Il a enseigné l’histoire ancienne à Tunis (1957-1959), à la Sorbonne (1962-1967), à l’Université de Lille. Professeur titulaire d’histoire romaine à l’Université de Paris X - Nanterre depuis 1984 (professeur émérite depuis 2001). Enseignant à la section des Sciences religieuses de l’École pratique des Hautes Études (Sorbonne) de 1992 à 2001.
Ses travaux portent sur l’Antiquité tardive, le christianisme antique, l’histoire de l’Afrique antique, et particulièrement l’œuvre de saint Augustin. Il a présidé de 1987 à 2000 l’Institut des Études Augustiniennes (à l’Institut catholique de Paris).
Publications récentes : Aspects de l’Afrique romaine. Les cités, la vie rurale, le christianisme. Collection Munera, Edipuglia, Bari (Italie), 2001 ; Collaboration à Histoire du Christianisme, tome I, Le Nouveau Peuple, L Pietri dir., Desclée, Paris, 2000.
Reproduction papier ou numérique interdite.
Les conférences ont été publiées dans un livre paru le dimanche 16 mars 2008 aux éditions Parole et Silence.
« Qui dites-vous que je suis ? »
L’histoire
I – Un message de paix dans un monde de violence
S’il est un thème central et permanent du message évangélique, c’est bien celui de la paix et du refus de la violence.
– « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu » (Mat. 5. 9)
– « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix, non comme le monde la donne, je vous la donne » (Jean 14, 27)
– « Remets ton épée en place, car ceux qui se serviront de l’épée périront par l’épée » (Mat. 26, 52).
– « Heureux les doux, car il auront la terre en partage » (Mat. 5, 4).
Le commandement d’amour du prochain tel qu’il est proclamé par Jésus est si radical qu’il s’étend même aux ennemis : c’est l’amour sans limite : « Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient » (Luc 6. 27-28)
Ce qui frappe l’historien, c’est que ce message fut annoncé dans un monde en proie à une violence extrême. On connaît très bien l’histoire de la Palestine au Ier siècle, donc au temps de Jésus, grâce surtout à l’historien juif contemporain Flavius Josèphe, et l’univers dans lequel il a vécu et qu’il décrit nous fait irrésistiblement penser au Moyen-Orient actuel, déchiré par de sanglants conflits politiques, religieux, sociaux : les ouvrages historiques de Flavius Josèphe mettent en scène le même déchaînement de fanatisme, de luttes politiques exacerbées, de xénophobie, de violence, Au temps de Jésus, les Romains dominaient le pays depuis environ 70 ans, en s’appuyant sur des rois vassaux très dociles de la dynastie hérodienne et sur l’aristocratie sacerdotale du Temple de Jérusalem (le parti sadducéen). Depuis l’an 6 de l’ère chrétienne, le cœur du pays, la Judée, était gouverné directement par des préfets romains, qui étaient souvent brutaux et corrompus, manifestant une ignorance et une incompréhension totales envers les croyances et les traditions du peuple juif. Ponce Pilate, le plus célèbre, fut préfet onze ans, de 26 à 36. Flavius Josèphe et le philosophe juif contemporain Philon le décrivent comme un politicien rusé, féroce parce que craintif, dur dans la répression, contre tout ce qui pouvait mettre en péril l’ordre romain. De la part des grands-prêtres, accuser faussement Jésus de soulever le peuple était le meilleur moyen de le perdre, en alimentant la hantise de Pilate, partisan d’une répression sans faille et noyant les émeutes dans le sang.
Mais tous les Juifs pieux déploraient que la Terre Sainte fût ainsi soumise à un maître étranger, païen et idolâtre. Ils étaient soutenus par l’espoir de la venue du Messie, l’envoyé de Dieu qui sauverait le peuple élu et lui rendrait son indépendance, en rétablissant la pure observance de la Loi de Moïse ; mais beaucoup l’imaginaient comme un chef de guerre victorieux, qui chasserait l’étranger païen par la force. Les plus convaincus formaient le parti des zélotes, qui appelaient de leurs vœux une manière de guerre sainte contre les Romains païens. On trouvait chez eux un mélange de fondamentalisme religieux, de nationalisme juif, et aussi de lutte sociale, vu leur succès chez les plus pauvres, les opprimés. Leurs idées suscitèrent trois révoltes sanglantes, une au début de l’ère chrétienne, une dans les années 60, qui s’acheva par la destruction du Temple par l’armée romaine de Titus, et enfin une troisième dans les années 130, qui aboutit à l’expulsion de tous les Juifs de la Judée.
Nulle part dans leur immense empire les Romains ne s’étaient trouvé aux prises avec une pareille résistance, d’où la férocité de la répression. La chronique de Flavius Josèphe énumère une suite d’émeutes sanglantes, suivies de répressions aveugles de la part des Romains, qui multipliaient les crucifixions d’insurgés, ou supposés tels. Et cette répression exacerbait le conflit, jusqu’au paroxysme de la grande révolte de 66-70. Les plus exaltés des zélotes étaient appelés les sicaires, c’est à dire les hommes au couteau, authentiques terroristes qui assassinaient leurs adversaires dans les rues de Jérusalem.
Jésus périt sur la croix victime de cette violence qu’il condamnait. Ses dures critiques contre les riches, les puissants touchaient les petites gens opprimés : il était un prédicateur populaire, ce qui lui attira la haine des grands-prêtres sadducéens, qui le condamnèrent et le dénoncèrent faussement au gouverneur Ponce Pilate comme un dangereux agitateur. Mais il ne pouvait espérer d’appui de la part des zélotes, qu’il décevait à cause de son message de non-violence. Flavius Josèphe dit en effet que les zélotes haïssaient les Juifs pacifiques encore plus qu’ils ne haïssaient les païens. L’Évangile montre les disciples demander à Jésus quand il allait restaurer le royaume d’Israël : ils attendaient de lui une action politique, et il eut de la peine à leur faire comprendre que son royaume n’était pas de ce monde. D’autre part, les libertés que Jésus suggérait à ses disciples de prendre à l’égard des observances rituelles de la Loi mosaïque, et ses allusions à la proche extension de l’alliance divine aux nations païennes ne pouvaient que déplaire aux rabbins pharisiens. Le sublime message de Jésus, bien qu’enraciné dans le meilleur de la plus authentique tradition juive, celle des prophètes, suscitait donc le rejet et l’incompréhension de la part de toutes les écoles juives du temps, et il devait lui attirer aussi la méfiance et l’hostilité de l’autorité romaine. La condamnation et la crucifixion de Jésus furent donc la conséquence logique d’une telle incompréhension, mais d’abord de la violence qui régnait dans la Palestine du temps, violence que Jésus réprouvait, et dont il fut pourtant la victime. L’histoire de Jésus, telle qu’on la voit dans les Évangiles, et dans le contexte révélé par Flavius Josèphe (et par l’historien romain Tacite), apparaît à l’historien extrêmement concrète, réaliste, tragique aussi. C’est pourquoi j’ai beaucoup de mal à comprendre la démarche de certains exégètes prétendant réduire cette histoire à une vague mythologie, à une figure floue et comme évanescente, ainsi que l’a déploré justement Benoît XVI.
II – L’humilité requise de l’historien
L’évangéliste saint Jean raconte le recrutement des premiers disciples de Jésus. (Jean I, 45-46). Ainsi, « Philippe va trouver Nathanaël et lui dit : Celui dont il est question dans la loi de Moïse et chez les prophètes, nous l’avons trouvé, c’est Jésus, fils de Joseph, de Nazareth. Nathanaël dit : Peut-il sortir quelque chose de bon de Nazareth ? Philippe lui dit : Viens et vois. ». Nazareth, en effet, n’était qu’une obscure bourgade de Galilée. Ceci rappelle un épisode de l’Ancien Testament, dans le premier Livre des Rois (I Rois, 19, 8-13). Le prophète Élie, fuyant les persécutions de la cruelle reine Jézabel, se réfugie dans une grotte sur le mont Horeb. Il sait que le Seigneur va passer. Il y a un violent ouragan, mais le Seigneur n’est pas dans l’ouragan. Puis un tremblement de terre, mais le Seigneur n’est pas dans le séisme. Puis un grand incendie de forêt, mais le Seigneur n’est pas dans l’incendie. Enfin le bruit d’une brise légère, et Élie se couvre la tête de son manteau, et attend que la parole de Dieu lui soit adressée, car le Seigneur est dans la brise légère.
L’historien doit être modeste quand il aborde les choses spirituelles et la révélation divine. Spontanément, il est surtout attentif, tout comme les journalistes, aux ouragans, aux séismes, c’est à dire aux grands événements spectaculaires. Il rend hommage aux grands hommes, c’est à dire aux forts, aux riches, aux vainqueurs, aux habiles, et son jugement est sévère sur les faibles, les vaincus. Ce sont les « contre-béatitudes » du monde : heureux les riches, les forts, les vainqueurs, malheur aux pauvres, malheur aux faibles. L’expérience de l’historien, a dit le grand historien Henri Marrou, « rend un son grave : partout la violence, les justes opprimés, l’hypocrisie triomphante ». L’historien constate qu’au temps de Jésus, la puissance politique et militaire était à Rome, le pouvoir intellectuel était à Athènes, avec les écoles philosophiques, ainsi qu’à Alexandrie, l’autorité religieuse juive était à Jérusalem avec les prestigieuses écoles rabbiniques – non à Nazareth. Mais comme devait le dire saint Paul, « ce qui est faible dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre les forts » (Paul, I Cor. 1, 27). Il faut donc à l’historien dans ce domaine, de l’humilité et du discernement, il lui faut être attentif à « la brise légère ». Quand, à Césarée, Jésus demande aux apôtres : « Qui dit-on que je suis ? », Pierre répond : « Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant ». Et Jésus lui dit qu’il est bien heureux, « car ce ne sont pas la chair et le sang (soit l’homme naturel et la raison) qui le lui ont révélé, mais le Père qui est dans les Cieux ». L’objet du travail de l’historien, c’est « la chair et le sang », c’est à dire l’homme naturel, abordé selon les critères de la raison. C’est tout à fait légitime quand on considère la personne de Jésus du point de vue de la foi chrétienne, pour laquelle le Verbe s’est fait chair, et Jésus est réellement homme – « Il s’est fait homme » -. Mais si l’historien s’en tient à cette dimension, le contenu spirituel du message de Jésus risque de lui échapper. Les méthodes de l’histoire sont incapables de saisir autre chose que la dimension rationnelle, celle de la nature, la « chair et le sang ». D’où la maladresse des historiens à parler des choses divines, ou simplement spirituelles. C’est que le discernement de « la brise légère » ne peut être, comme pour Pierre à Césarée, que le fruit de la foi inspirée par la grâce.
III. Les « brebis parmi les loups »
Je vous envoie, disait Jésus à ses disciples, « comme des brebis parmi les loups ». Mais la non-violence voulue par Jésus ne risque-t-elle pas de n’être qu’une résignation passive, donc une lâche acceptation des injustices, des tyrannies, de la domination des riches, des puissants que pourtant l’Évangile condamne avec véhémence ? Dans le contexte du temps, le rejet de la violence et de l’intégrisme zélotes (comme celui du ritualisme pharisien) se comprend aisément. Mais cette attitude peut-elle inspirer en tout temps le comportement chrétien ? D’un point de vue humain, on pourrait dire que le ministère de Jésus aboutit à un échec : la condamnation, la mort sur la croix. Il a fallu, à Jésus, et après lui aux premiers chrétiens, beaucoup de courage, d’énergie, de foi, pour affronter le martyre. Or l’histoire contemporaine nous révèle avec force comment des disciples de Jésus, avec les seules armes non violentes de l’Évangile, surent affronter les forces du mal et, au prix de bien des souffrances, les vaincre. L’archevêque brésilien Dom Helder Camara qui a lutté pacifiquement mais sans relâche contre les injustices sociales, a dit : « La non-violence n’est nullement le choix de la faiblesse, de la passivité. La non-violence, c’est croire, plus que dans la force des guerres, des armes et de la haine, dans la force de la vérité, de la justice et de l’amour ». De fait, le message de paix de Jésus tel que l’Évangile le transmet, est inséparable du rejet de l’injustice et de l’oppression. On peut ajouter que les plus grands docteurs de l’Église, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, ont admis la légitimité de la guerre défensive, donc de la légitime défense, et je ne pense pas qu’ils aient ainsi trahi le message de l’Évangile.
Le jour de Noël 1886, dans cette cathédrale Notre-Dame de Paris, le jeune futur grand poète Paul Claudel a été brusquement converti pendant le chant du Magnificat des vêpres, que nous allons entendre tout à l’heure. Il a exposé avec lyrisme cette conversion foudroyante dans ses « Cinq grandes odes ». Jusque là, il avait refusé la foi à cause des arguments philosophiques ou scientifiques des intellectuels du temps. Après l’irruption de la grâce qu’il venait de connaître, rien ne restait de ces objections : « Et maintenant où sont ces puissants qui nous écrasaient ? Il n’y a plus que quelques masques obscènes à mes pieds » (5e ode, p. 284). Durant le terrible XXe siècle qui suivit, d’autres puissants firent triompher des idéologies d’une violence anti-chrétienne et inhumaine sans mesure, dépassant en férocité les pires exemples du passé, le nazisme, le communisme soviétique. Des millions d’innocentes victimes périrent de mort violente en l’espace d’un demi-siècle. Ces régimes prétendaient conquérir le monde et imposer à tous leurs cruelles idéologies. Ils se sont effondrés, et il n’en reste plus que « les masques obscènes » d’Hitler, de Staline et de quelques autres, dans les poubelles de l’histoire. Mais vivent toujours les figures lumineuses des martyrs, leurs victimes : je pense en particulier à saint Maximilien Kolbe, à sainte Édith Stein, et aussi à sainte Marie Skobstov, cette moniale russe orthodoxe réfugiée à Paris après la révolution et qui périt à Ravensbruck pour avoir sauvé des juifs et des résistants pourchassés durant l’occupation allemande, et que le patriarche de Constantinople a récemment canonisée. Pensons aussi au pasteur Dietrich Bonhoffer, ainsi qu’à ces innombrables martyrs russes orthodoxes morts au Goulag, auxquels Soljenitsyne a rendu un si bouleversant hommage. Il faut ajouter les victimes des sanglantes dictatures militaires de l’Amérique latine, et évoquer la mémoire de l’archevêque martyr du Salvador Oscar Romero. Mais ces grandes figures ne sont que les porte-étendards d’innombrables victimes d’un immense Golgotha. Ils furent « les brebis parmi les loups », mais c’est leur message et leur témoignage qui ont finalement triomphé. C’est ainsi qu’on assiste aujourd’hui à une renaissance spectaculaire de la foi chrétienne dans les anciens pays communistes d’Europe orientale. Comme le constatait Jean-Paul II, « les régimes communistes sont tombés grâce à l’action non-violente d’hommes et de femmes qui ont su trouver dans chaque cas la manière efficace de rendre témoignage à la vérité ». Mais on ne doit jamais oublier la somme immense des souffrances qui ont précédé. Comme va le dire Rafic Nahra, « les grandes libérations ont souvent été acquises au prix du sang et des larmes ». Avant la résurrection, il y eut la croix, et c’est le devoir de l’historien que de le rappeler.