Texte de la Conférences de carême à Notre-Dame de Paris du 9 mars 2008
Intervention de M. Fabrice Midal.
M. Fabrice Midal
Fabrice Midal est né le 27 septembre 1967. Il est Docteur en Philosophie, Fabrice Midal a consacré sa thèse à la manière dont un dialogue entre l’œuvre de Martin Heidegger et le bouddhisme permet de penser un art sacré moderne.
Il est chargé de cours à l’Université Paris VIII, dans le département photographie. Peintre, il a participé à de nombreuses expositions en France et à l’étranger. Il enseigne le bouddhisme en France et à l’Etranger, membre de l’Université Bouddhique Européenne, il est le fondateur de l’association Prajna et Philia qui œuvre à établir un bouddhisme occidental.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Quel bouddhisme pour l’occident ?, Editions du Seuil, 2006 ; et Bouddha, Jésus, quelle rencontre possible ? avec Dennis Gira, Bayard Centurion, 2006
Reproduction papier ou numérique interdite.
Les conférences ont été publiées dans un livre paru le dimanche 16 mars 2008 aux éditions Parole et Silence.
« Qui dites-vous que je suis ? »
La philosophie
A Xavier Accart
A Laurent Boudin
A Anne Ducrocq
Quel honneur et quelle joie d’être invité à parler, ici, en ce lieu, à Notre-Dame, cœur majestueux d’une parole et d’une histoire unique et inouïe !
Quel honneur et quelle joie d’être ainsi invité, moi qui ne suis pas chrétien mais philosophe et bouddhiste, à me mettre à l’écoute de la parole de l’Évangile. Et je pressens que, derrière ma personne, c’est un signe d’ouverture de l’Église de France envers le bouddhisme qui est venu s’acclimater dans notre pays depuis un demi-siècle.
Être bouddhiste, c’est d’abord mettre au cœur de la pensée l’expérience directe que l’on peut faire, dans l’exigence la plus radicale possible. Je vais donc tenter, de l’intérieur du bouddhisme, de dire ce que je peux vivre aujourd’hui en écoutant le Christ.
1. La mort du Dieu métaphysique
La question du Christ « qui dites-vous que je suis ? » nous interroge. Chacun de nous. « Qui dites-vous que je suis ? » Aujourd’hui, on ne dit souvent rien. Notre temps ne fait plus beaucoup de place au Christ. Notre rapport habituel aux êtres et aux choses ne passe pas au premier chef par lui. Autrefois, il était partout. Dieu était partout. Au moins comme horizon du sens. Dieu était le garant de toute vérité. Fondement. Fondation. Un arbre, un théorème, l’existence d’autrui — tout était garanti par l’existence de Dieu. Dieu était bien le fondement de toute vérité, de l’ordre social – le roi était roi de droit divin — , de l’ordre moral— éprouvé comme volonté de Dieu.
Cette disparition du Dieu garant de toute réalité — c’est ce que Nietzsche tente de penser en disant que Dieu est mort. Le Dieu métaphysique, celui devant lequel il n’est pas nécessaire de se mettre à genoux et de chanter des louanges, ce Dieu-là est mort.
Le Christ n’est plus fondement. Son évidence ne repose plus sur une nécessité institutionnelle, mais sur la rencontre qu’un être humain peut faire avec lui.
2. Le grand risque et le secours des poètes
Cette situation de la mort de Dieu pourrait être une grande chance. Mais encore faudrait-il que nous ne fermions pas les yeux sur cette situation. Que nous ne la reconnaissions. Je crois que seuls les poètes peuvent nous le permettre. Eux seuls font l’épreuve du réel sans aucun a priori.
Martin Heidegger en a pris la mesure. Il est le premier philosophe dans l’histoire de l’Occident à prendre vraiment au sérieux les poètes, à ne plus considérer que la philosophie les surpasse, à se mettre à leur écoute, eux qui nomment le sacré. Les poètes, souligne-t-il, dans l’extrême écoute à laquelle ils sont astreints, sont une boussole sûre. Ils sont prêts à faire l’épreuve de notre monde instable — de nos ombres, de l’inconfort et de la dévastation, dans l’écoute d’une parole qui parle enfin.
Or, plus nous ferons l’épreuve de cette absence de sécurité plus nous serons à même de rencontrer le Christ — non pas un rêve, une idole, l’occasion d’une consolation facile, quelqu’un que nous connaissons d’avance.
Les poètes nous montrent que c’est au plus vif de l’effroi qu’une parole de vérité peut jaillir et que seul, là, est le sol authentique. Que l’on pense ici à Arthur Rimbaud, René Char, Rainer Maria Rilke, Mandelstam ou Paul Celan. Il faut traverser la saison de l’enfer.
Comme le confie Rainer Maria Rilke au jeune poète : « Qu’est-ce en effet qui me serait plus stérile à la fin qu’une vie consolée ? » . La grandeur de l’homme dépend de son courage à soutenir l’inconfort. A ne pas fermer les yeux sur la douleur.
La naïveté qui enjoint de simplement chercher les chemins de grâce, les possibles aurores, les signes de vie, est une tentation mortelle. Il faut regarder en face la dévastation, l’éprouver, si nous voulons découvrir la vraie lumière et non pas la rêver.
René Char écrit, dans un texte crucial qu’il composa en hommage à Martin Heidegger : « Une intolérance démente nous ceinture. Son cheval de Troie est le mot bonheur. Et je crois cela mortel. » Oui, à chercher partout le bien-être, le confort, nous nous fermons à tout. Rien ne peut plus alors nous rencontrer pour de bon. Rilke, dans un des Sonnets à Orphée, fait un diagnostic aussi impitoyable que vrai :
« Les souffrances ne sont pas reconnues,
L’amour n’est pas appris
Et ce qui dans la mort nous éloigne
N’est pas dévoilé. »
Il nous faut le reconnaître si l’on veut entendre une parole de vérité. Or on cherche des solutions de bout de ficelle. De vides slogans. Face à la déflagration des « valeurs » anciennes, qui résulte de la “mort de Dieu” – on se crispe de manière passéiste ou encore on revendique d’autres « valeurs ». Mais il faut abandonner cette notion monétaire et faire l’épreuve réelle de notre monde. Reconnaissons que nous n’avons plus de repères fixés une fois pour toute. Et pour ce que je peux comprendre des Évangiles, le Christ loin de nous donner un manuel pour éviter l’angoisse et être à l’abri en toute situation, nous fait sortir dans la nudité du grand risque. Il le dit sans cesse. « Qui dites-vous que je suis ? » Celui qui ne vient pas calfeutrer les brèches, nous apporter la sécurité, rendre notre société plus habitable. Il nous parle d’une perspective tout autre que celle de nos habitudes. C’est pour cette raison, d’abord, qu’il choque, qu’il provoque.
3. Pourfendre le matérialisme spirituel
Quand j’ai lu les Évangiles pour la première fois, j’ose à peine le dire, j’avais trente ans. J’ai été foudroyé. Cela n’a rien à voir avec tout ce que l’on m’avait raconté ou que j’avais cru entendre.
Je ne m’en suis jamais remis.
Même si l’on n’est pas chrétien, on peut faire l’expérience de la divinité de Jésus, et de la provocation de sa parole.
Je me souviens d’une anecdote que m’a racontée le professeur de philosophie qui m’a appris à lire et à penser, auquel je dois la possibilité d’être un homme, François Fédier.
Lors d’une rencontre qu’il eut, vers la fin des années 60, avec Martin Heidegger — qui n’était pourtant plus chrétien en un certain sens—, ce dernier lui demanda s’il ne voyait rien d’étrange dans le titre d’un livre de Karl Jaspers qui venait de paraître et qui s’intitulait Des hommes qui ont marqué l’histoire (Socrate, Bouddha, Confucius, Jésus). Comme son interlocuteur ne trouvait rien à répondre, Heidegger lui dit, en insistant sur le dernier mot : « Jésus, un homme ? »
Moi qui suis bouddhiste, né dans le judaïsme, quand je lis les Évangiles, j’en fais, à chaque fois l’épreuve, cela ne fait pas le moindre doute. Jésus n’est pas un homme comme nous autres : il n’est homme qu’en tant qu’il est Dieu.
Il ne parle pas du tout comme les scribes, comme les savants, de manière posée et raisonnable. Je sais bien les débats qui traversent le christianisme sur le rapport entre foi et raison. Mais à lire les Évangiles simplement, comme je le fais, ce type de questionnements apparaît vraiment très étrange. Le Christ invite à une conversion de tout notre être, une conversion d’une radicalité qui ne doit rien à aucune philosophie. Peut-être même que la philosophie comme métaphysique, nous prenant sous sa coupe, nous apprenant à tout penser à l’aide de concepts clairs et distincts, de la dualité du sensible et de l’intelligible est devenu un filtre déformant qui nous rend peu capables de rencontrer le Christ dans l’urgence qu’il faudrait.
Qui dites-vous que je suis ?
Pour moi, celui d’abord qui ose affirmer : « Ce qui est élevé parmi les hommes est une abomination devant Dieu » (Luc, XVI, 15), « Si quelqu’un vient à moi et ne hait point son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même encore son âme, ne peut être mon disciple. » (Luc, XIV, 26), « Ne pensez pas que je sois venu jeter la paix sur la terre. Je ne suis pas venu jeter la paix, mais le glaive. » (Mat, X, 34), ou encore
« Qui donc est le plus grand dans le Royaume des cieux ?
Il appela à lui un petit enfant, le plaça au milieu d’eux et dit “En vérité je vous le dis, si vous ne retournez pas à l’état des enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux. Qui donc se fera petit comme ce petit enfant-là, celui-là est le plus grand dans le Royaume des Cieux.” » (Mt 18, 1-4)
Nous ne pouvons qu’être interloqués devant de tels propos. Ils n’ont rien perdus de leur tranchant. Tous les efforts que nous faisons pour être responsable, pour nous hausser, pour avoir un peu plus de pouvoir, d’argent, de bonheur seraient donc vains ? Oui.
Il peut être bénéfique d’essayer d’être heureux – mais il ne faut pas confondre cette quête avec ce à quoi nous invite le Christ…
Pour cette raison, le livre de spiritualité qui m’a le plus bouleversé ces dernières années a été — à ma très profonde surprise — celui du Pape Benoît XVI, Jésus de Nazareth. Il y écrit : « Le tentateur n’a pas la grossièreté de nous inciter directement à adorer le diable. Il nous incite seulement à choisir ce qui est rationnel, à donner la priorité à un monde planifié et organisé, où Dieu en tant que question privée peut avoir une place, sans avoir pourtant le droit de se mêler de nos affaires essentielles. Soloviev attribue un livre à l’Antechrist, Le chemin public vers la paix et le bien-être du monde, livre qui devient pour ainsi dire la nouvelle Bible dont le contenu véritable est l’adoration du bien-être et de la planification raisonnable. »
Je vais vous faire une confidence. Quand j’étais adolescent, je me suis retrouvé, par des hasards trop longs à expliquer ici, dans une école catholique. Je parlais parfois avec l’aumônier. J’écrivais des poèmes très sombres et il ne cessait de me parler des oiseaux qui chantent, de la nécessité de m’ouvrir à la joie et d’être un peu plus heureux. Cela me semblait simpliste. Une joie qui ne viendrait pas de l’épreuve consentie de la souffrance me semblait bien trop creuse. J’aspirais à bien davantage ! Et pendant longtemps, j’ai eu cette vision du christianisme.
Mon engagement dans le bouddhisme est venu de la découverte de C. Trungpa dont l’ouvrage principal s’intitule Pourfendre le matérialisme spirituel. Il y montre que les religions, aujourd’hui, bouddhisme compris, ont une forte propension à nier le feu qui les anime et à devenir ainsi des sortes de marchandises. On fait un peu de bouddhisme pour se détendre. On va à l’Eglise par habitude. On n’abandonne rien. On utilise les religions pour essayer d’aller mieux. On les fait participer à « la planification raisonnable ».
Loin de moi l’idée de vouloir rapprocher ici le bouddhisme et le christianisme (leurs différences sont profondes) — mais il est certain que, sur ce point, C. Trungpa et Benoît XVI se retrouvent pour constater ce qui, aujourd’hui, rend un authentique discours spirituel si difficilement audible. Il invite à conversion entière de notre être. Comme le dit Saint Paul dans la Première Épître aux Corinthiens « est-ce que Dieu n’a pas affolé la sagesse du monde ? » (1, 20)
4. La nudité du Christ comme invitation au pur amour
Sans que souvent nous en soyons pleinement conscient, nous sommes tous assoiffés d’une parole qui puisse enfin dire quelque chose de vrai de l’amour. En Islam, Rumi, dans le judaïsme, le rabbi Baal Shem Tov, dans le christianisme Sainte Thérèse de Lisieux comme tant d’autre, nous disent chacun, à partir de leur foi, que l’amour brûle et qu’il ne faut pas s’enfuir devant lui. Voilà, ce que j’entends dans la provocation de la parole du Christ.
Qui dites-vous que je suis ? Celui qui montre la flamme de l’amour sans laquelle tous les hommes sont piégés dans les glaces des calculs minables, carriéristes, sans passion ni grandeur… De l’amour, nous savons peu : il n’a rien à voir avec la recherche du bien-être affectif comme de toutes formes de possession.
Le Christ montre un chemin. Un chemin dans l’amour. Dans le feu de l’amour qui demande tout. Jésus naît dans la nudité d’une étable. Il entre à Jérusalem non sur un destrier magnifique, mais sur un ânon. Et il meurt, nu, sur la croix. Il est l’être sans aucune protection. Il invite à une pauvreté extrême, seule dimension où il est possible de vivre l’amour. Car l’amour ne se déploie qu’a celui qui accepte de se dénuder. De ne plus rien savoir. De ne plus rien vouloir. De pouvoir aimer sans raison.
Entrer dans l’intériorité, et y plonger jusqu’à toucher le fond qui se révèle, ô surprise, troué et se confond avec une ouverture illimitée. Mme Guyon, cette extraordinaire femme qui vécut en France au XVII siècle, est, pour moi, un guide irremplaçable pour comprendre l’amour. Pour le rencontrer, nous dit-elle, il existe un moyen très court, « propre aux petits qui ne sont pas capables des choses extraordinaires ni de celles qui sont étudiées » : aimer Dieu pour rien, s’abandonner à lui « sans écouter le raisonnement ou la réflexion », « laisser le passé dans l’oubli, l’avenir à la providence, et donner le présent à Dieu ».
« Qui dites-vous que je suis ? »
Celui qui demande l’impossible. Tout donner. N’être rien. « Je suis venu jeter un feu sur la terre et combien je voudrais déjà qu’il soit allumé » (Luc, XII, 49) Lire les Évangiles, c’est être saisi par ce feu. Le sentir s’allumer en nous.
Or ce qui m’appelle, ce qui me semble le plus nécessaire, ce dont j’ai le plus soif, c’est que ce feu d’amour me consume toujours plus avant, jusqu’à ne rien laisser indemne. C’est dans cet amour que j’entends le Christ. Puissions-nous, tous, quel que soit notre tradition, donner à l’amour toute la place…
1. CF. Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? » in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, éd. Gallimard, 1962 ; « L’homme habite en poète… »in Essais et conférences, Paris, éd. Gallimard, 1958.
2. Rainer Maria Rilke, Testament, Paris, éd. du Seuil, 1983, p. 54.
3. René Char, « Impressions Anciennes », in Recherche de la base et du sommet, Paris, éd. Gallimard, 1971, p. 123.
4. Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Paris, Flammarion, 2007.
5. Paru en français sous le titre : Pratique de la voie tibétaine, Au-delà du matérialisme spirituel, Paris, éd. du Seuil, 1976.
6. Madame Guyon, Le moyen court, Paris, éd. Le mercure de France, 2001, CF. Roger Parisot, La doctrine du pur amour, Saint François de Sales, Pascal, Mme Guyon, éd. Pocket-Agora, 2008.