Homélie du Cardinal André Vingt-Trois pour le 120e anniversaire de la Faculté de Théologie et de Sciences religieuses de l’Institut Catholique de Paris.
Saint-Joseph des Carmes (Paris) - Mardi 5 mai 2009
- Ac 11, 19-26 ; Ps 86 ; Jn 10, 22-30
Homélie du Cardinal André Vingt-Trois,
Archevêque de Paris, Chancelier de l’Institut Catholique de Paris
Frères et sœurs,
La lecture continue du Livre des Actes des Apôtres nous permet d’une certaine façon d’assister en très large différé (vingt siècles après), à la mise en œuvre de la mission de l’Église en ses commencements. Le passage que nous venons d’entendre nous raconte comment l’adversité et la persécution ont provoqué la dispersion de la communauté naissante, et comment cette épreuve, certainement très pénible pour ceux qui la vivent, n’est pas pour autant une catastrophe. Elle sera en effet le point de départ d’une annonce de la Bonne Nouvelle débordant le cadre initial d’Israël et de Jérusalem.
Les disciples du Seigneur dispersés le long du bassin méditerranéen commencent peu à peu à constituer des communautés nouvelles. J’emploie ces mots à dessein, car ils nous renvoient à des expériences plus récentes, qui ne sont d’ailleurs pas forcément plus faciles à accueillir. Une communauté de disciples du Christ s’est ainsi constituée à Antioche et l’émergence de ce groupe d’origine païenne jette le trouble. On envoie donc un visiteur canonique en la personne de Barnabé (Ac 11, 22). Comme d’autres personnages du début du livre des Actes des Apôtres, Barnabé n’a rien d’autre à faire que de constater, et de s’émerveiller de la fécondité de l’Esprit-Saint et de ce qu’il a produit dans le cœur de ces hommes et de ces femmes : « Une foule considérable avait adhéré au Seigneur et on voyait les effets de la grâce de Dieu et Barnabé était dans la joie » (Ac 11, 21 et 23).
Peut-être avons-nous besoin de raviver régulièrement cette attitude profondément épiscopale qui est de nous réjouir des fruits que l’Esprit suscite dans l’Église ? Car c’est là le signe qu’elle est bien vivante, même si cela génère quelques problèmes. Mais une Église sans problème est une Église morte. Savoir rendre grâce en voyant l’œuvre de la grâce de Dieu ne résout pas le traitement des difficultés que cette croissance fait surgir, mais permet de les affronter dans la foi.
Puis Barnabé part récupérer Saül, qui était un peu oublié, et lui confie une première mission sous son autorité, sous surveillance. Leur ministère commun durera un certain temps, puis ils se sépareront. Le souvenir de Barnabé s’est un peu estompé avec les siècles, tandis que celui de Saül demeure puisqu’il est devenu l’apôtre des Nations.
Le livre des Actes souligne que c’est à Antioche que la communauté naissante reçoit un nom propre. Dès lors, ils ne sont plus simplement un groupuscule marginal un peu trublion dans les allées du Temple de Jérusalem ou une « secte ? », comme avait dit un des maîtres de cette maison. Ils sont les « chrétiens ». Il est émouvant pour nous de penser à cette première fois où ils sont appelés avec le nom même de celui qui les a mis en route : chrétiens, messies, oints. Et par cette petite communauté vivante et animée par l’Esprit Saint, la Parole s’est répandue dans le monde entier.
Dans la page d’évangile qui vient d’être lue, nous avons entendu le dialogue entre Jésus et les juifs : « Combien de temps vas-tu nous laisser dans le doute ? Si tu es le Messie, dis-le nous ouvertement ! » (Jn 10, 24) « Je vous l’ai dit, et vous ne croyez pas. » (Jn 10, 25). Il me semble que ces deux versets peuvent éclairer notre réflexion en ce jour anniversaire de la faculté de théologie. Le sens de la réponse de Jésus est que pour celui qui entend la Parole, la foi est la condition nécessaire de tout progrès.
Les juifs auxquels Jésus s’adresse, tout comme quantité de gens autour d’eux, ont été témoins des signes du Christ et ont entendu ses discours. Chaque chapitre de l’évangile de saint Jean est un résumé d’une catéchèse complète. Et pourtant ils demandent encore : « vas-tu nous laisser dans le doute ? » (Jn 10, 24) Mais comment pourront-ils sortir du doute s’ils ne croient pas ? Quelle parole d’autorité faudra-t-il pour chasser ce doute et obtenir l’acquiescement de leur intelligence et de leur esprit ? Quelle procédure ou quelle méthode employer pour briser ce qui résiste en eux devant l’Evangile du Christ ?
Nous le savons, le travail de l’intelligence, l’application de la raison au mystère de Dieu, et l’investissement de nos capacités de compréhension, d’exposition et de transmission…, tout cela peut ne servir à rien de plus qu’à la satisfaction de notre goût des exercices intellectuels. La foi est le seul fondement qui permet que tout cet effort produise un fruit magnifique. C’est parce qu’ils croient que les théologiens comprennent et que leur intelligence s’ouvre. C’est parce qu’ils accueillent la Parole du Christ que la capacité de leur intelligence se déploie bien au-delà de ce dont ils la croyaient capable. Ecouter la voix du bon pasteur, être connu de lui et le suivre, être disciple, voilà la condition sine qua non de tout travail théologique. Sans cela, l’investissement de nos efforts et les compétences mises en œuvre ne peuvent produire qu’un objet fantasmatique, qui ne sera pas la foi de l’Église mais le résultat de notre production.
Le motif de notre action de grâce est sans nul doute que la faculté de théologie de l’Institut Catholique de Paris ait été conduite et animée, génération après génération, par des hommes et des femmes qui étaient avant tout des hommes et des femmes de foi. C’est là toute sa chance, sa gloire et son mérite. Car cette attitude de foi et d’adhésion des théologiens à la personne du Christ a permis tout à la fois la fécondité de l’investissement intellectuel, la richesse de la recherche et la fidélité dans la confession de la foi.
120 ans, c’est long et c’est si peu au regard des siècles. Cette expérience ne doit pas nous empêcher de nous mettre dans la situation des jeunes communautés du bassin méditerranéen. Car aujourd’hui encore, nous avons besoin de faire passer l’Évangile au-delà de nos frontières et de nos barrières. En ce temps, il est toujours bon que Barnabé retrouve Saul et qu’ensemble ils se réjouissent de la fécondité de l’Esprit. Il faut que des hommes et des femmes soient vraiment croyants pour que la Parole du Christ soit entendue, accueillie, servie et aimée pour que ceux que le Christ a rassemblés ne fassent plus qu’un dans la communion du Père.
Amen.