Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe d’action de grâce pour la Canonisation de la bienheureuse Jeanne Jugan, fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Samedi 17 octobre 2009
Is 58, 6-11 ; Ps 22 ; 1Jn 3, 14-18 ; Mt 5, 1-12
Homélie du Cardinal André Vingt-Trois
Frères et sœurs,
Si Jeanne Jugan a été canonisée et nous est proposée par l’Église comme modèle de vie, ce n’est pas parce qu’elle aurait eu un profil de fondatrice, des projets élaborés sur la manière de s’occuper des personnes âgées ou une vocation pour réformer la vie religieuse dans l’Église. Tout cela était bien loin de son cœur et de son esprit. Ce qui nous est donné en exemple tient plutôt à la disponibilité profonde d’un cœur qui aime, à la discrétion extraordinaire d’une femme qui a plus de quarante ans quand elle commence à accueillir des personnes âgées dans sa maison et à la foi d’une religieuse qui va demeurer toute la fin de sa vie dans le discret silence d’une cellule de novice, dépossédée de la conduite de l’œuvre qu’elle a fondé.
Selon les critères humains de jugement, Jeanne Jugan n’était apparemment pas une forte femme. Elle était plutôt une personne qui savait aimer et laisser les besoins de ses frères transformer sa vie. Elle n’avait pas le projet de transformer le monde. C’est le monde qui est venu transformer sa vie : l’irruption de la misère et de l’abandon dans lesquelles vivaient certaines personnes autour d’elle lui a permis de découvrir que sa maison ne pouvait plus être sienne sans être en même temps la maison de ses frères. Cette ouverture d’un cœur profondément marquée par le désir d’aimer le prochain lui permettra de surmonter les faiblesses de sa situation ou le peu de notoriété de sa personnalité. Cette disponibilité de la charité va faire d’elle la pierre de fondement d’une institution qui portera des fruits à travers le monde entier. La sainteté de Jeanne Jugan est donc d’abord une manifestation de la puissance de l’amour qui peut transformer l’existence de celui qui se laisse conduire par la main de Dieu.
Sa sainteté est ensuite un message d’espérance pour notre monde : le vieillissement, l’isolement ou les handicaps de la fin de vie ne font pas de celui qui les subit un personnage inutile n’ayant de prix pour personne. Lorsque des femmes acceptent à la suite de Jeanne Jugan de donner toute leur vie et de se constituer comme la famille proche de ceux qui sont seuls, elles manifestent que la valeur de la vie d’une personne âgée et handicapée ne vient pas de ce qu’elle peut faire, de ses projets, de ses regrets ou même de sa souffrance. Mais dans le regard et la présence des petites sœurs, chaque personne accueillie découvre sa vraie richesse et comprend que sa vie vaut quelque chose parce que quelqu’un est prêt à donner sa vie pour elle.
Il en est de même pour nous. La valeur de notre vie ne tient pas à ce que nous faisons, à l’image que nous avons de nous-mêmes, ou aux projets que nous réalisons. Elle se découvre dans le regard d’amour, d’espérance ou de fraternité que les autres portent sur nous. C’est parce que nous avons du prix à leurs yeux que notre vie vaut la peine d’être vécue. Évidemment, il est peut-être plus facile pour une société de renoncer à ce message d’espérance. Il est tentant de mesurer la qualité des gens à partir de ce qu’ils produisent et de juger ce qu’ils coûtent, plutôt que de comprendre ce qu’ils espèrent et d’accepter l’idée qu’une vie vaut quelque chose dès lors que la personne est aimée.
En accueillant une femme malade dans sa maison, Jeanne a littéralement pris sur elle sa misère. Le chemin qu’elle nous montre consiste à prendre sur soi la faiblesse de son frère, à lui ouvrir sa maison, à la lui donner pour qu’elle soit sa propre maison, si bien qu’il puisse dire c’est ma maison. Non pas que cette maison soit devenue la propriété privée de tel ou tel, mais parce qu’elle est la maison de ceux et de celles qui y ont été reçus par amour pour vivre dans l’amour jusqu’au terme naturel de leur vie, en découvrant qu’ils ne sont pas jugés en fonction de leurs handicaps, de leurs souffrances et de la solitude, mais que ces difficultés sont justement un défi adressé à l’amour.
Le chemin qu’ouvre Jeanne Jugan est un chemin de joie et de bonheur : « Notre bonheur c’est d’être petites sœurs des pauvres, c’est de faire le bonheur des pauvres » disait-elle. Cette phrase nous aide à comprendre ce que l’évangile rappelait à l’instant de la joie de celui qui vit dans la communion au Christ persécuté. Le chemin que choisit celui qui se dépossède de lui-même pour s’offrir aux autres et à Dieu et se faire serviteur de ses frères est un chemin de bonheur et de joie sans limite. La vie obscure de Jeanne Jugan, en particulier à partir du moment où elle a été dépossédée de sa charge, a été comme un temps d’offrande où elle ne s’est pas regardée elle-même pour regarder Dieu. Quand on ne voit plus grand-chose, il est important de ne chercher que l’essentiel. Et le chemin d’obscurité de Jeanne Jugan est devenu en son cœur un chemin de lumière pour elle-même, mais également pour sa congrégation et pour nous tous. Ceux qui mettent en œuvre la force de l’amour en offrant leur vie changent l’Église et le monde.
Prions donc par l’intercession de Jeanne Jugan pour que le Seigneur fortifie celles et ceux qui sont appelés à accueillir et à prendre soin des personnes âgées. Prions-le pour qu’il fortifie ces personnes âgées dans l’espérance que leurs dernières années ne sont pas des années inutiles. Prions-le pour que l’exemple que donne « Ma Maison » soit un signe pour chacune de nos existences, pour que chacun d’entre-nous soit prêt à ouvrir la porte de sa maison, de son cœur, de sa vie, pour que ceux-ci deviennent la maison, le cœur et la vie de nos frères. Prions Dieu pour qu’il comble de joie ceux qui découvrent l’appel à servir les autres et à rendre les pauvres heureux. Amen.
+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris