Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Fête de la Toussaint 2009
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 1er novembre 2009
– Ap 7, 2-4.9-14 ; Ps 23, 1-6 ; 1 Jn 3, 1-3 ; Mt 5, 1-12
Frères et sœurs,
Lorsque nous entendons les paroles de l’Évangile qui viennent d’être proclamées, nous pouvons éprouver une sorte de double choc, qui n’est pas simplement de l’ordre de la surprise ni de l’émerveillement.
En effet, nous entendons Jésus proclamer heureux et bénis, celles et ceux qui vivent les exigences de l’Évangile et qui en supportent les conséquences difficiles. Or pour beaucoup d’entre-nous, (pour tous peut-être d’une façon ou d’une autre), les exigences de l’Évangile nous semblent être plus de l’ordre d’une contrainte et d’une charge que source de bonheur et de bénédiction. Et nous sommes plus encore étonnés lorsque nous entendons Jésus proclamer « heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute » (Mt 5, 11), car nous avons intégré de longue date que le bonheur, consiste à ne pas souffrir, à voir nos désirs satisfaits et à ne rencontrer aucune adversité. Supporter les conflits, l’hostilité, les persécutions, les insultes et les calomnies nous semble être le contraire du bonheur. Nous sommes donc choqués par cette contradiction entre le contenu des bénédictions que le Christ promet à ses disciples et ce qui fait le fond de nos espérances et de nos attraits spontanés.
Mais, le choc que nous éprouvons devant cet Évangile peut venir aussi de la manière dont nous nous représentons la sainteté. Pour nous, aspirer à la sainteté ne signifie peut-être pas principalement rechercher la miséricorde, la pureté de cœur, la paix, et moins encore la persécution, l’insulte ou la calomnie. Nous voyons plutôt la sainteté comme la récompense des efforts fournis et une prime à la perfection morale, qui puissent être authentifiées par une canonisation arrachée de haute lutte. Cette sainteté serait donc forcément réservée à quelques spécimens assez rares de l’espèce humaine mais ne saurait concerner le plus grand nombre dans sa médiocrité, ni nous-mêmes. Nous aimons les saints de vitrail, et nous comprenons mal que la sainteté selon Dieu ne soit pas l’apothéose héroïque de l’effort moral.
La sainteté selon Dieu consiste plutôt à accueillir la plénitude de sa bénédiction. C’est ce qu’Il annonçait déjà dans le Livre du Lévitique quand Il appelait le Peuple d’Israël à vivre dans la sainteté, à être saint parce que Lui est saint (Lv 19, 2). Le fondement de la sainteté du peuple de Dieu, comme celui de la sainteté des disciples du Christ, n’est pas notre fabrication morale, mais la fécondité et la fructification de la sainteté de Dieu à travers l’histoire des hommes.
Ceci nous permet de comprendre que cette sainteté n’apparait pas à l’œil nu, et qu’elle ne sera visible qu’une fois arrivée à sa maturité et à son achèvement. La sainteté de Dieu est mystérieusement inscrite en nous, dans notre personnalité, notre liberté et notre cœur par le don qu’Il nous a fait en nous appelant au baptême. Par l’onction d’eau et d’Esprit-Saint, nous sommes marqués au front pour devenir les élus du Seigneur. « Enfants de Dieu - nous le sommes déjà » comme nous le dit la première épitre de Jean (1 Jn 3, 1). « Mais ce que nous sommes n’apparait pas encore clairement » (1 Jn 3, 2). Cette dignité d’enfant de Dieu, cette splendeur de la sainteté divine répandue en nos cœurs par la puissance de l’Esprit Saint restent enfouies et cachées sous les apparences et sous les drames de la liberté humaine et de l’histoire des hommes. Même si cette empreinte qui marque notre existence ne trouvera sa pleine expression qu’au terme de notre vie et à la fin de l’histoire, nous sommes déjà un peuple de saints, encore immergés dans l’histoire de l’humanité, qui est une histoire de péchés, de grâces et de réconciliations.
Aussi, quand nous célébrons la fête de tous les saints, nous ne faisons pas la promotion anonyme de quelques saints inconnus. Plus profondément, nous faisons un acte de foi et d’espérance qui concerne notre propre existence. Nous affirmons que la sainteté de Dieu construit la sainteté de son peuple et qu’à travers la liberté des hommes et des femmes que le Père appelle à la sainteté, il leur donne les moyens de devenir saints pourvu qu’ils se laissent conduire sur les chemins de l’amour et ne s’approprient pas la capacité d’atteindre la perfection sans son secours.
Que cette sainteté promise, espérée et offerte demeure encore ici-bas cachée nous permet de comprendre que cette sainteté concerne un nombre incalculable d’hommes et de femmes, « une foule que nul ne pouvait dénombrer » (Ap 7, 9). C’est le peuple de ceux qui ont été accueillis par le Christ dans la droiture de leur cœur, de ceux qui ont reçu sa Parole dans la simplicité et de ceux qui ont accepté de rendre témoignage à l’amour, au prix de quelques désagréments, de persécutions et parfois au prix de leur vie.
En ce soir, nous rendons grâce pour cette multitude d’hommes et de femmes que nous ne connaîtrons qu’à la fin des temps, pour cette multitude d’enfants de Dieu, bénis et sanctifiés par Dieu, pour ceux qui ont accueillis cette sainteté et cette bénédiction à travers les combats quotidiens de la liberté humaine pour choisir ce qui est bon pour l’homme et refuser ce qui est mauvais. Dans l’espérance que s’accomplisse pour nous la promesse de Dieu qui a fait de nous ses enfants, nous sommes aujourd’hui dans la joie de ceux qui en vivent déjà. Amen.
+André cardinal Vingt-Trois,
archevêque de Paris