Homélie du Cardinal André Vingt-Trois – 33e dimanche du temps ordinaire
Messe à Notre-Dame de Grâce de Passy - Dimanche 15 novembre 2009
Dn 12, 1-3 ; Ps 15.5.8-10.1b-11 ; He 10, 11-14.18 ; Mc 13, 24-32
Frères et sœurs, chers amis,
Quand Jésus parle de la venue du Fils de l’Homme, il rejoint des prophéties anciennes dont nous avons entendu quelques extraits dans le livre de Daniel. Il rejoint surtout l’attente profonde et l’espérance d’Israël qui aspire à la délivrance qu’apportera cette venue du Fils de l’Homme. Jésus évoque des bouleversements dans l’histoire des hommes et dans l’équilibre de l’univers : les étoiles tomberont du ciel, le soleil s’obscurcira… Tous ces phénomènes étaient associés habituellement à la fin du monde et au temps du jugement.
Mais le Christ n’évoque pas son retour glorieux pour satisfaire la curiosité récurrente qui cherche à connaître le moment de la fin des temps. Il nous prévient que nul ne connaît le jour et l’heure de son retour « pas même les anges dans le ciel, pas même le Fils mais seulement le Père » (Mc 13, 32). Pour être tout à fait honnête, il faut reconnaître que derrière cette question de l’avenir du monde que nous portons plus ou moins confusément mais qui ne nous empêche pas de dormir, il y a celle de notre avenir personnel qui lui nous intéresse vivement ! Quel sera mon avenir ? Comment s’achèvera ma vie ? Le monde dans lequel je suis, celui je connais et auquel je suis accoutumé a-t-il un avenir ou bien sera-t-il détruit, dispersé et réduit à néant à un moment que nous ne prévoyons pas ?
La révélation biblique et évangélique n’essaye pas d’apporter une réponse à cette question, mais elle nous permet de nous préparer à cet événement, non pas en le rejetant dans un avenir indéterminé mais en le plaçant dans l’aujourd’hui de nos existences. Quand Jésus dit : « En vérité je vous le dis cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive » (Mc 13, 30), il ne cherche pas à nous dire que la fin des temps est pour aujourd’hui ou pour demain, mais il veut nous aider à entrer dans une manière d’appréhender le temps qui ne nous est pas familière.
En effet, nous comprenons le temps et l’histoire comme une succession d’époques qui viennent après d’autres époques. Mais Dieu n’est pas dans le temps. Il vit les choses dans un éternel présent qui saisit l’ensemble du temps depuis la création du monde jusqu’au retour du Fils. On peut dire que nous nous représentons l’histoire comme une ligne tandis que Dieu la voit comme un point. Dès lors, dans notre approche du temps nous pensons toujours passé, présent et avenir, tandis que Dieu réalise tout dans un même présent. Si bien que le retour du Christ à la fin des temps qui marquera la clôture de l’histoire humaine - la fin de la ligne, comme la création en avait marqué le début-, est dans l’aujourd’hui de Dieu. Le Christ peut dire en réalité : « cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive » (Mc 13, 30), non pas parce que nous aurions atteint l’extrémité finale de la ligne du temps mais parce que par l’irruption du Christ dans l’histoire des hommes, nous entrons d’une certaine façon dans cet éternel présent. La venue du Fils dans le monde n’est pas circonscrite à des moments particuliers. Elle s’accomplit dans la totalité de l’histoire. Aujourd’hui déjà, maintenant, Jésus est présent, vivant et agissant pour nous.
L’Ecriture nous parle de signes extraordinaires qui annonceront le retour du Christ : une terrible détresse, le soleil qui s’obscurcit, la lune qui perd son éclat, etc. Nous n’avons pas besoin de chercher beaucoup pour trouver dans l’histoire humaine des bouleversements comparables, qu’il s’agisse de phénomènes naturels ou d’évènements historiques liés aux peuples et aux hommes. Oui, les signes du retour du Christ nous sont donnés, mais encore faut-il les voir et ne pas les ignorer, pour les comprendre, les interpréter, et en tirer profit.
Malheureusement, beaucoup de nos contemporains, et nous aussi à bien des moments, nous ne savons pas voir ces signes et restons indifférents, ou même aveugles à tout ce qui peut survenir à travers l’humanité. Comme aucune autre période de l’histoire des hommes, nous avons la possibilité technique d’avoir une connaissance directe de tout ce qui se passe dans le monde. Mais qu’en faisons-nous ? Sommes-nous simplement curieux de savoir comment vivent les hommes à travers le monde et surtout comment ils meurent ? Sommes-nous seulement curieux de connaître les détresses que traverse toute une partie de l’humanité et d’apprendre, comme les médias nous l’ont rappelé hier, que plus d’un milliard d’hommes à travers le monde vit dans la malnutrition ? Mais sommes-nous désireux de comprendre ce que ces éléments signifient ? S’agit-il de cataclysmes inévitables, d’événements sans signification, sans cause et sans responsabilité, d’une sorte de fatalité qui frapperait à droite, à gauche et heureusement pas sur nous ?
Car s’il y a un sens derrière ces évènements, notre responsabilité humaine est engagée et nous devons nous demander ce que nous pouvons faire. Puisque les événements que nous vivons marquent déjà les signes du retour du Christ, notre génération est invitée à comprendre que nous devront rendre compte non pas de ce qui se passera à la fin des temps, mais de ce qui se passe aujourd’hui. Comment vivons-nous ? Comment agissons-nous dans le moment présent ? Quel sens donnons-nous aux événements ? Comment les lisons-nous à la lumière de la foi et de l’Ecriture ? Accueillons-nous ces événements comme les signes avant-coureurs de la rencontre ultime avec notre Créateur ou bien les vivons-nous simplement comme des péripéties accidentelles de l’histoire ? Sont-ils pour nous un appel à la conversion ou simplement un motif pour se cacher et pour attendre ?
Car finalement le choix auquel nous sommes acculés est de savoir si nous allons protéger ce que nous avons face à la misère du monde, ignorer la violence qui saisit l’humanité et les drames que connaissent quantité d’hommes et de femmes, et fermer nos réseaux de communication pour rester dans la sécurité et la sérénité d’un pays en paix, ou bien si nous sommes prêts à comprendre qu’à travers l’histoire des hommes se joue quelque chose qui touche au salut de toute l’humanité, et que la vision - même partielle - de la portée universelle de ce qui est en train de s’accomplir sous nos yeux, transforme en profondeur notre manière de vivre.
En lançant il y a quelques semaines l’appel de « Paroisses en Mission », c’est cette attention que j’ai voulu éveiller auprès des fidèles du diocèse de Paris. Chaque dimanche nous nous réunissons plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes dans les églises de la capitale, pour célébrer l’eucharistie, annoncer la réalité de la présence du Christ dans ce monde et accueillir sa Parole comme un appel à une manière nouvelle de vivre. Nous nous renforçons les uns les autres dans notre foi, nous faisons l’expérience d’une vie d’Église qui a une qualité et une densité exceptionnelle. Mais, qu’en faisons-nous ? Nous contentons-nous d’entretenir la flamme pour que cela dure autant que nous, en espérant que la ligne du temps de l’histoire ne s’interrompra pas avant notre propre vie (et qu’après les autres se débrouillent !) ? Ou bien sommes-nous conscients que nous sommes dépositaires d’une richesse extraordinaire, non pas simplement pour nous, mais pour l’humanité qui nous entoure ?
La Parole de Dieu que nous avons reçue et la vie sacramentelle que nous vivons dans l’Église constituent pour chacun et chacune d’entre-nous, et à travers nous pour tout le monde, une Espérance à nulle autre pareil : demain ne sera pas le jour de la mort, de la détresse, de l’isolement et de l’abandon pour les hommes, mais ce sera le jour de la vie, de la consolation et de la fraternité. Nous recevons les prémices de cette espérance dans ce que nous vivons entre nous, et jour après jour l’appel du Christ nous invite à partager cette espérance. Notre manière de répondre permet que d’autres hommes et femmes puissent regarder leur vie avec un minimum de confiance, quoi qu’il advienne, et quels que malheureux que puissent être les événements. Nous sommes témoins de ce que les événements malheureux ne sont pas en eux-mêmes une fatalité qui écrase l’humanité, mais peuvent être un levier sur lequel pour développer notre confiance en Dieu et notre espérance. Chaque dimanche, nous sommes rassemblés dans la joie de l’Eucharistie, nous repartons revivifiés par le moment que nous avons vécu, par le Pain de Vie que nous avons reçu. Nous sommes appelés à partager cette joie à tous nos frères. Amen.
+André cardinal Vingt-Trois