Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Messe de Noël
Cathédrale Notre-Dame de Paris - vendredi 25 décembre 2009
Is 52, 7-10 ; Ps 97, 1-6 ; He 1, 1-6 ; Jn 1, 1-18
« Le Seigneur a montré la force divine de son bras aux yeux de toutes les nations. Et, d’un bout à l’autre de la terre, elles verront le salut de notre Dieu » (Is 52, 10).
Cette prophétie d’Isaïe que nous avons entendue nous permet de commencer à percevoir la portée de ce qui s’est déroulé dans la nuit de Bethléem, quand la Vierge Marie a donné naissance à son fils premier né, qui est le Fils unique de Dieu. Cet événement dépasse de toute part le lieu, le moment et les personnes qui y étaient directement présentes, pour prendre une dimension universelle qui concerne tous les hommes : « Les nations de toute la terre verront le salut de notre Dieu » (Is 52, 10).
Dans quelques jours, la fête de l’Épiphanie nous donnera de faire mémoire de cet hommage de toutes les nations au roi des Juifs, à travers la visite des mages (des savants) venus du lointain Orient et conduits par l’étoile pour reconnaître dans l’enfant nouveau-né, le Messie d’Israël. Cette démarche des mages n’est pas seulement prétexte à de belles images et à de beaux tableaux. Elle permet de comprendre l’émotion qui saisit tant d’hommes et de femmes à l’occasion de la fête de Noël. En effet, nous pouvons à juste titre nous demander comment cet événement, finalement assez peu connu, mystérieux et caché, a pu prendre une telle dimension. Nous ne savons pas bien expliquer pourquoi notre foi en la divinité de cet enfant déclenche un tel engouement à travers le monde et pour quelle raison quantité d’hommes et de femmes qui ne sont pas nécessairement des chrétiens convaincus, ou même qui ne sont pas chrétiens du tout, se trouvent concernés par cet événement. Depuis 48 heures, on nous explique à loisir sur les ondes que Noël n’est finalement pas une fête chrétienne et qu’elle est devenue une fête de la société. C’est possible, mais il n’en est pas moins surprenant que cette fête de la société s’organise autour de la fête de Noël, qui est précisément la célébration de la naissance du Christ.
Il nous faut donc pénétrer un peu plus profondément le sens de cet attrait pour la personne de Jésus, même s’il se manifeste sous des apparences et à travers des gestes qui ne sont pas empreints de foi, ni significatifs de la foi. Nous tous qui célébrons ce matin dans cette cathédrale la naissance du Fils de Dieu fait homme, nous n’avons d’ailleurs pas eu à fournir un passeport en bonne et due forme attestant que nous sommes tout à fait convaincus du mystère qui nous rassemble et capables d’en rendre compte. Mais alors d’où vient notre joie aujourd’hui ? Est-ce l’occasion qui nous est donnée à travers des jours moroses de pouvoir oublier quelques instants les soucis ? Est-ce la joie de se retrouver en famille ? Est-ce l’attendrissement devant un nouveau-né, dans une société où l’on a découvert que le nouveau-né pouvait être un gêneur ? Est-ce tout simplement un vieux rêve de paix et de concorde qui habite les cœurs ? Chaque naissance ne produit pas le même effet, chaque enfant ne produit pas le même attrait. Alors, pourquoi cette naissance si particulière parle-t-elle tellement au cœur des hommes ?
Les lectures que nous venons d’entendre nous donnent de mesurer la dimension à la fois unique et universelle de la naissance de Jésus dans la grotte de Bethléem. Depuis le commencement Dieu a lancé un projet inimaginable et à nos yeux irréaliste. Depuis les origines, il a voulu faire de nous ses partenaires dans une Alliance éternelle. Nous qui avons été créés « à son image » (Gn 1, 27), Il nous appelle de plus à devenir les membres de sa famille, à être réellement ses enfants. Dieu a fait connaître ce dessein par les prophètes. Le peuple d’Israël a été chargé de garder la mémoire de cette Alliance et de mettre la Loi de Dieu en pratique. Plus les hommes y réfléchissent et essayent d’en comprendre le sens, plus ce projet leur paraît inimaginable et irréaliste. En effet, si Dieu est Dieu, s’il est vraiment tout autre, alors son histoire ne peut se confondre avec celle de l’homme, ou alors il n’est plus Dieu. Comment peut-il y avoir une Alliance entre celui qui est de tous les temps, hors de tout lieu et que l’on ne peut pas représenter, avec nous qui passons quelques dizaines d’années sur cette terre, englués et en même temps exaltés par un corps qui nous limite mais dont nous ne pouvons pas nous passer pour entrer en relation les uns avec les autres ? Finalement comment peuvent coexister ensemble la sainteté de Dieu et la liberté de l’homme ?
Cette question traverse toute l’histoire de l’humanité. En effet, si l’homme est vraiment libre, alors il peut faire échouer le projet de Dieu. Et si Dieu réalise vraiment son projet, alors l’homme n’est plus libre. Il y a là comme un piège mental dans lequel nous sommes enfermés. Nous n’en pouvons sortir qu’à condition que s’ouvre d’une manière ou d’une autre une brèche par laquelle la plénitude de la réalité du Dieu très saint pénétrera notre humanité. Par cette ouverture, Dieu lui-même vient à nous. Il ne se vient pas simplement pour nous parler, pour nous exhorter, pour nous donner ses commandements, pour faire Alliance avec nous ou encore pour nous appeler à la sainteté et à la conversion. Dieu vient partager réellement, pleinement et totalement notre condition humaine, hormis le péché.
Si Dieu a percé le mur qui sépare la réalité divine de la réalité humaine, alors l’histoire des hommes change. Certes, chacun d’entre nous connaîtra la mort. Chacun devra affronter les combats de la liberté pour choisir le bien et rejeter le mal. Chacun tissera avec ses semblables des relations tantôt heureuses et tantôt malheureuses. Chacun connaîtra le poids de la vie, et l’humanité traversera les drames de la famine, de la violence, de la guerre, de l’écrasement de tant d’hommes et de femmes à travers les siècles. Tout cela est vrai et c’est bien notre expérience ! Mais sommes-nous enfermés dans cette histoire ? Sommes-nous condamnés fatalement à subir l’écrasement de la dignité humaine par les forces du mal qui sont à l’œuvre dans le monde ? Ou bien y-a-t’il réellement une issue, une espérance et un salut ?
En reconnaissant en Jésus de Nazareth fils de Marie le Fils de Dieu fait homme, nous sommes invités à témoigner devant les hommes que l’humanité n’est pas perdue. Nous pouvons nourrir en nous la certitude que Dieu n’abandonne pas sa création. Nous reconnaissons que quels que soient les défauts de notre itinéraire, nos refus d’aimer et notre péché, l’espérance de la miséricorde et du pardon ouvre devant nous un chemin de salut. Cette voie nouvelle n’est pas plaquée de l’extérieur, mais elle se construit de l’intérieur de l’humanité, car Dieu lui-même a partagé la condition humaine en prenant chair de la Vierge Marie. En se faisant homme en Jésus de Nazareth, Dieu apporte aux hommes la confirmation de son projet initial. Il veut que l’homme vive et que l’homme soit heureux. Il n’abandonne jamais ses dons, il ne délaisse pas sa promesse et ne renonce pas à son ambition pour l’humanité. Il vient lui-même accomplir son dessein pour nous.
Dans la foi, nous recevons cette certitude que désormais l’homme n’est plus seul face aux contraintes de l’existence. Nous savons que le chemin de toute vie humaine qui passe par la mort ne s’y arrête pas, mais se poursuit par delà la mort. Et nous croyons que chacun et chacune d’entre nous, dans l’exercice de sa liberté, est appelé à coopérer au projet inimaginable de Dieu qui veut faire de nous ses partenaires et qui vient nous faire vivre de sa sainteté. Voilà notre espérance et la source de notre joie ! Que cette joie s’exprime diversement à travers les fêtes de ces jours, par des rencontres et des échanges, dans notre attendrissement devant la crèche ou dans une prière secrète au fond de notre cœur ; tout cela ne montre en rien que nous ne savons pas pourquoi nous sommes ici. C’est au contraire parce que nous sommes ici que tout homme et toute femme peut aujourd’hui lever les yeux vers le ciel et vivre de cette espérance que le monde n’est pas promis à l’anéantissement.
Frères et sœurs, la joie que nous recevons devant la crèche dans la Nativité du Christ est un trésor qui nous est confié pour le partager et le présenter au monde. Si nous-mêmes aujourd’hui en vénérant le Christ nouveau-né nous découvrons avec joie et enthousiasme qu’Il est venu « pour que nous ayons la vie et que nous l’ayons en plénitude » (Jn 15,11), alors « d’un bout à l’autre de la terre, les nations verront le salut de notre Dieu » (Is 52, 10). Amen.
+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris