Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Baptême du Seigneur, messe avec les diacres permanents et leurs épouses
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 10 janvier 2010
Homélie du Cardinal André Vingt-Trois
Is 40, 1-5.9-11 ; Ps 103, 1-4.24.25.27-30 ; Tt 2, 11-14 et 3, 4-7 ; Lc 3, 15-16.21-22
Frères et sœurs,
Une question vient à notre esprit quand nous entendons cet évangile : « Qu’est-ce que cela change pour Jésus d’être baptisé ? » La parole qui vient du ciel et qui le désigne comme le « Fils aujourd’hui engendré » (Lc 3, 22) constitue-t-elle pour lui quelque chose de nouveau ? Nous savons que le Fils est uni au Père dans l’Esprit-Saint de toute éternité. Dès lors quelle nouveauté est-elle ajoutée au baptême de Jésus qui n’était pas déjà là et aurait manqué pour l’accomplissement de sa mission ? De tous temps : « Le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu » (Jn 1, 1). Mais, comme le dit l’épitre à Tite (2,11) « la grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes » en ceci qu’il a envoyé son Fils, qui ne vient pas simplement pour une mission momentanée et transitoire, mais qui a pris chair de notre chair et est devenu un homme semblable à nous hormis le péché.
Dès lors, tout au long des évangiles se pose la question centrale : « Qui est donc cet homme ? ». Tous les signes de Jésus et l’enseignement qu’il donne à ses disciples se développent autour de cette interrogation. D’où lui vient cette parole d’autorité ? D’où lui vient cette puissance ? Pour les uns il n’est que Jésus de Nazareth le fils de Marie et de Joseph. Mais de Nazareth peut-il sortir quelqu’un qui va opérer le salut de l’humanité ? Qui est-il vraiment ? Peu à peu, Jésus va se dévoiler comme celui qui n’étant pas simplement le charpentier de Nazareth, mais qui est aussi le Fils de Dieu. Trois disciples contempleront sa gloire au moment de la transfiguration, quelques autres le reconnaîtront dans sa Passion, avec le centurion au pied de la croix qui s’écrira : « Vraiment celui-là était le Fils de Dieu » (Lc 23, 47). D’autres, un peu plus nombreux le verront ressuscité.
Au baptême de Jésus, sa gloire commence à être dévoilée. L’identité réelle et profonde de Jésus Fils de Dieu de toute éternité, n’est pas destinée à rester cacher dans la relation interne de la Trinité. Elle s’accomplit dans sa manifestation historique. Jésus est le Fils de Dieu de toute éternité, mais il ne devient vraiment le Sauveur qu’en venant partager l’existence humaine et en rendant sa relation avec le Père perceptible et audible pour les hommes au milieu desquels il vit. Le passage par le Jourdain, la venue de l’Esprit sous la forme corporelle d’une colombe, la voix qui vient du ciel ; tout cela ne change pas l’identité de Jésus mais la révèle pour les hommes. Le signe du baptême révèle le champ de la mission qui est confiée au Messie, celle d’exercer la fonction pastorale du Père, de rassembler les brebis dispersées, de les prendre contre son cœur, de prendre soin d’elles et de leur apporter le Salut (Is 40, 11).
La question de savoir ce qui change pour Jésus lors de son baptême rebondit quand nous réfléchissons à notre propre baptême. Notre baptême change-t-il quelque chose ? Ne sommes-nous pas enfants de Dieu de toute éternité ? Dieu n’a-t-il pas voulu que nous soyons ses enfants « dès avant me commencement », comme le dit la très belle hymne de l’épitre aux éphésiens (1, 4) ? Qu’est-ce que le baptême sacramentel ajoute ? Qu’est-ce que changent cet acte visible, ces gestes et ces paroles qui constituent le baptême ? D’une certaine manière nous comprenons qu’un certain nombre de nos contemporains puissent répondre tout-à-fait sereinement que cela ne change rien et que, puisque nous sommes déjà enfants de Dieu, il ne sert de rien de se faire baptiser.
S’il ne s’agissait que de notre identité métaphysique, on pourrait dire que nous n’avons pas besoin d’être baptisé. Mais l’enjeu est de vivre dans la relation quotidienne avec Dieu et d’exercer dans le déploiement des relations humaines cette identité éternelle. Et pour cela, il nous faut bien passer par un geste humain, par l’acte sacramentel de l’Eglise qui dévoile ce qui est caché en Dieu et agrège ceux qui sont dès lors appelés à être signe et sacrement de la miséricorde de Dieu au milieu des hommes.
La filiation divine de Jésus appelle sa mission de Messie et de Sauveur du monde. Cette mission se dévoile pour nous dans le geste du baptême du Seigneur. Jésus n’est pas le Fils de Dieu simplement pour jouir dans la sérénité trinitaire de la joie d’être avec son Père et l’Esprit-Saint. Il l’est inséparablement pour être envoyé en mission et devenir le Messie Sauveur du monde. De même, nous ne sommes pas enfants de Dieu simplement pour avoir la satisfaction de nous considérer comme les favoris du Seigneur. Nous le sommes pour être témoins de sa paternité à travers le monde, et pour être associés à la mission de l’Église par le don de l’Esprit-Saint que nous recevons au baptême et à la confirmation. Et notre identité profonde d’enfants de Dieu prend toute sa dimension quand elle devient visible, audible et perceptible par ceux qui nous entourent. C’est pourquoi il n’est pas indifférent qu’un homme ou une femme soit ou non baptisé et confirmé, quels que soient par ailleurs les sentiments qui l’habitent. Il n’est pas indifférent qu’un enfant soit ou non baptisé. En effet, notre expérience chrétienne, notre corps ecclésial et la mission de l’Église en ce monde ont besoin de cet acte sacramentel qui constitue ceux que Dieu appelle à devenir ses enfants non pas simplement dans une identité mystérieuse et secrète mais dans une identité qui est en même temps une mission envers leurs contemporains.
Les évangiles nous montrent que le baptême du Christ est le point de départ de sa mission publique du Christ. De la même manière, notre baptême est le point de départ de notre mission en ce monde, qui est de manifester que Dieu vient avec puissance, qu’il conduit son troupeau comme un berger, que son bras rassemble ses agneaux, qu’il les porte sur son cœur (Is 40, 10-11). En Jésus, Dieu a montré sa grâce pour le salut de tous les hommes (Tt 2,11). Par le baptême il nous a fait renaître et ainsi nous possédons dans l’espérance l’héritage de la vie éternelle (Tt 3, 7). C’est cette espérance dont nous devons être témoins au milieu du monde. Notre témoignage ne reste pas simplement dans le secret de notre relation avec Dieu, mais il a besoin de la vie de l’Église, de notre incorporation à cette vie et de notre résolution à accepter d’être aujourd’hui engendrés comme enfants de Dieu pour l’espérance et le salut du monde et pour la manifestation de la miséricorde de Dieu. Amen.
+André cardinal Vingt-Trois