Homélie du Cardinal André Vingt-Trois – 1er dimanche de Carême
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 21 février 2010
Dt 26, 4-10 ; Ps 90, 1-2. 10-15 ; Rm 10, 8-13 ; Lc 4, 1-13
Frères et sœurs,
Le Christ vient d’être baptisé, les cieux se sont ouverts, l’Esprit Saint est descendu sur lui sous la forme d’une colombe. Dans un même mouvement, l’Évangile nous dit qu’il est entrainé par l’Esprit à travers le désert où il est mis à l’épreuve par le démon pendant quarante jours. Il ne viendrait à l’idée de personne de supposer que Jésus rempli de la plénitude de l’Esprit soit devenu un pécheur. Il nous faut donc comprendre cette épreuve des quarante jours à l’intérieur de la mission de Jésus et de la relation qui l’unit au Père, telle qu’elle vient d’être solennellement manifestée au moment du baptême : « celui-ci est mon fils bien aimé en qui j’ai mis tout mon amour » (Lc 3, 22).
A travers le chiffre des quarante jours, les évangiles nous renvoient à d’autres grands épisodes de l’histoire d’Israël : les quarante années où le peuple a cheminé à travers le désert pour parvenir à la Terre Promise, les quarante jours que Moïse a passé sur la montagne pour recevoir les nouvelles tables de l’Alliance, les quarante jours de la marche du prophète Élie pour aller à la rencontre de Dieu à l’Horeb... Nous mesurons bien que ces périodes (de quarante ans ou de quarante jours) sont des moments fondateurs. Durant les quarante années de l’Exode, le peuple est passé par l’épreuve de la foi et une nouvelle génération est advenue, après celle qui avait mis Dieu à l’épreuve aux eaux de Mériba. De même, au terme des quarante jours et des quarante nuits sur la montagne de Dieu, Moïse reçoit les nouvelles tables de la Loi qui fondent une nouvelle Alliance. Nous comprenons comment le temps que Jésus passe au désert est comme le fondement de l’accomplissement de la mission qu’il a reçue.
Mais en quoi consiste l’épreuve ? Il ne s’agit pas, comme on le croit trop facilement ou trop rapidement, d’une épreuve morale. Les tentations que le Christ éprouve ne sont pas relatives à des fautes qu’il pourrait commettre. Elles concernent sa relation à Dieu. La véritable épreuve du croyant est l’épreuve de la foi. Ce sont la foi du Peuple ou la foi d’Élie qui sont mises à l’épreuve au long du cheminement à travers le désert. Ici, la foi du Christ est éprouvée de trois manières : d’abord par la tentation de l’aliénation aux biens de ce monde (« si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain » (Lc 4, 3)), ensuite par la tentation de l’idolâtrie (« je te donnerai tout pouvoir sur la terre (…) si tu te prosternes devant moi » (Lc 4, 6-7)), et enfin par la tentation de la domination du monde.
Comment Jésus résiste-t-il à ces trois tentations ? Vous l’avez entendu : il n’entre pas en discussion avec le tentateur pour savoir si ce qu’il lui propose est vrai, faux, à moitié vrai ou à moitié faux, bon ou mauvais. Jésus ne répond aux tentations qu’en s’appuyant sur la Parole de Dieu. Il s’agit donc bien d’une épreuve de la foi et non d’une épreuve de l’intelligence, qui chercherait s’il est légitime de transformer les pierres en pains, de se prosterner devant le diable, etc. Ce n’est pas l’enjeu. La seule question est : « en qui crois-tu ? » Et le Christ en toutes ses réponses cite la Parole de Dieu : « il est écrit, ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre » (Lc 4, 4), « il est écrit : tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu et c’est lui seul que tu adoreras » (Lc 4, 8), « il est dit : tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu » (Lc 4, 12).
A travers l’expérience que le Christ fait de la tentation au désert nous recevons un éclairage sur notre existence. Car quand nous parlons de notre propre tentation nous avons souvent tendance à l’identifier à une sorte de séduction pour le péché. Ce n’est pas cela qui est en cause. La véritable épreuve et la véritable tentation consistent à remplacer Dieu, à occuper la place de Dieu par autre chose. Ainsi, nous sommes tentés de remplacer Dieu par les biens terrestres, et c’est pourquoi dans ce temps de conversion du carême, nous sommes invités à jeûner pour expérimenter que les biens de ce monde ne nous apportent pas la plénitude que seule nous donne la Parole de Dieu. Nous pouvons aussi laisser les idoles occuper la place de Dieu dans notre esprit, dans notre vie, dans notre environnement, dans notre société, en oubliant le commandement : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et lui seul ». Enfin, nous connaissons la tentation d’utiliser nos moyens de domination sur les autres. Cette tentation consiste à nous mettre à la place de Dieu, en devenant les maîtres, et finalement en tentant Dieu lui-même.
Pour réagir à ces tentations, s’engager sur le chemin de la discussion c’est perdre à tous les coups, nous le savons. Commencer à discuter, c’est s’être déjà rendu. On argumente, on raisonne, mais à ce jeu le démon est plus fort que nous et finit par nous convaincre.
La véritable réaction de foi est de s’appuyer sur la Parole de Dieu, cette Parole qui est prés de nous, « dans ta bouche et dans ton cœur » comme écrit saint Paul dans l’Épître aux Romains. C’est pourquoi au cours de cette première étape du Carême, nous pourrions nous plonger avec plus de régularités et d’attention dans la méditation de la Parole de Dieu : prendre plus de temps pour la lire, méditer les lectures de la messe du dimanche précédent ou du suivant, pour que cette Parole que Dieu nous adresse ne soit pas comme un corps étranger dans notre vie mais devienne vraiment proche de notre bouche et de notre cœur, et soit une ressource disponible dans le combat de la foi. Comment progresserons-nous dans la foi si nous ne progressons pas dans l’intelligence de la Parole de Dieu et dans l’intégration profonde de cette Parole en notre intelligence et en notre cœur ?
Frères et sœurs, au cours de la semaine qui commence, je vous propose de prendre le temps de méditer les lectures que nous avons entendues, en vous laissant conduire par la Parole de Dieu pour affronter avec force l’épreuve de la foi. Amen.
+André cardinal Vingt-Trois