Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - 5e dimanche de Carême

Cathédrale Notre-Dame de Paris - dimanche 21 mars 2010

Homélie du Cardinal André Vingt-Trois
 Is 43, 16-21 ; Ps 125, 1-6 ; Ph 3, 8-14 ; Jn 8, 1-11

Frères et sœurs,

Qui de nous n’a pas été saisi par la puissance dramatique de cette rencontre de Jésus et de la femme adultère ? Qui de nous n’a pas été touché par la violence de la condamnation qui pesait sur elle en raison de la Loi ? Qui ne s’est pas retrouvé de quelque façon dans la peau de cette femme ou au contraire parmi ses accusateurs, nous qui sommes si rapides et déterminés à repérer et à désigner les manquements de nos frères ? Comment ne pas être impressionné par le silence de Jésus dessinant sur le sable, alors que tous attendent de lui une sentence pour condamner cette femme ?

Dans ce passage de l’Evangile, tandis que tout le peuple entoure le Christ pour écouter son enseignement, un groupe de pharisiens et de légistes essayent une fois de plus de le mettre à l’épreuve. Ils cherchent inlassablement à fournir le dossier d’accusation contre lui pour le moment de son procès. Ici, ils mettent en question la proclamation qu’il fait du Règne nouveau, de ce monde annoncé par le prophète Isaïe qui devait permettre d’oublier les infidélités du passé. Les détracteurs de Jésus confrontent sa promesse avec la réalité de l’infidélité du Peuple, résumée dans la culpabilité de cette femme surprise en flagrant délit d’adultère. Comment celui qui annonce la rémission des péchés peut sortir de cette confrontation avec ce péché que la Loi punit par la mort ?
Or, ce n’est pas Jésus mais ses adversaires qui se trouvent mis à l’épreuve : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter la pierre » (Jn 8, 7).
Ceci signifie : « Que celui qui n’a jamais péché soit le premier à assumer la responsabilité de sa condamnation et de son exécution », car dans la pratique d’Israël, celui qui jette le premier la pierre lors d’une lapidation assume la responsabilité de la sentence. « Ils s’en allaient l’un après l’autre, en commençant par les plus âgés » (Jn 8, 9), qui sont supposés être les plus sages. « Alors, personne ne t’a condamnée ? - Personne, Seigneur… Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus » (Jn 8, 10-11).

Voici, résumé en quelques phrases, la forme du jugement que Dieu opère. Il ne procède ni par accusation ni par condamnation mais par illumination. Il ne pourchasse pas le pécheur pour le mettre à mort, il veut que le pécheur se convertisse et qu’il vive. Notre sentiment spontané de la justice nous pousserait davantage à demander la mort ou la disparition du pécheur. Nous nous constituons volontiers en accusateurs chargé de désigner les coupables.
La lumière que le Christ apporte en ce monde dévoile d’abord que tous ont péché et sont voués à la mort. Puisque nous participons tous du péché du monde, nous ne pouvons donc entrer dans le pardon que Dieu nous offre que si, nous aussi, nous remettons leurs fautes à nos frères : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6, 36) ; « Pardonne-nous nos péchés comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensé » (Mt 6, 12). Si nous entrons dans cette loi de la miséricorde, il n’y a plus de condamnation possible selon la justice de Dieu, même s’il en demeure selon la justice des hommes.

Nous connaissons la profondeur de l’amour débordant de Dieu, telle qu’elle se dévoile dans l’attitude du père de la parabole des deux fils que nous avons entendue dimanche dernier. Mais nous savons qu’il y a toujours un risque que nous nous en servions pour justifier nos manquements et ne pas nous convertir. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dire à l’égard de l’Église qu’elle représente mal le Christ puisqu’elle édicte des règles morales tandis que lui dit à cette femme : « moi non plus je ne te condamne pas » (Jn 8, 11). Mais faut-il que nous soyons pervers ou aveuglés pour ne pas faire la différence entre désigner le bien et le mal et condamner le pécheur, pour oublier que le Christ dit aussi : « va et désormais ne pèche plus » (Jn 8, 11) ?! Il ne lui dit pas qu’elle est innocente, qu’elle n’a pas commis l’adultère ou qu’elle a bien fait. Il ne lui dit pas : « va et continue », mais « va et ne pèche plus ».
Pour conduire sa vie avec sagesse vers le bonheur, chacun doit observer quelques règles morales qui ne sont pas très compliquées, et peuvent se ramener aux dix commandements. Pour nous chrétiens, ces dix paroles ouvrent le chemin par lequel nous sommes invités à suivre le Christ en nous convertissant. L’Église, qui a reçu la mission de nous guider dans ce chemin de conversion, se doit donc d’annoncer avec persévérance que des actes sont bons pour l’homme tandis que d’autres ne le sont pas.
Elle se dépense pour éveiller les consciences et les libertés, pour permettre le plus possible aux hommes et aux femmes qui nous entourent de mieux discerner dans leurs actions ce qui conduit à la vie et ce qui conduit à la mort, et de choisir en connaissance de cause ce qui mène au bonheur plutôt que ce qui mène au malheur.

Si éclairer les consciences et les intelligences pour susciter la réflexion et permettre une décision de la liberté est perçu comme une domination illégitime sur la vie des nos contemporains, alors il est permis de se demander s’il est encore possible aujourd’hui de parler d’éducation ? Si nous ne pouvons pas dire ce qui est bien et ce qui est mal, si nous ne pouvons pas encourager à faire le bien et détourner de faire le mal, s’il est exclu de soutenir ceux qui essayent de corriger leur vie et d’appeler ceux qui n’ont pas commencé à le faire à s’y mettre… ; alors comment pouvons-nous espérer éduquer les générations qui nous suivent ? Allons-nous les faire grandir en leur disant qu’il n’y a pas de règles, que tout se vaut, que la différence entre le bien et le mal est une illusion, que la fidélité est une tromperie et l’amour une erreur ?

Ainsi donc, la miséricorde du Christ, pour surabondante qu’elle soit, n’est pas l’aveuglement. L’amour infini du Père n’est pas l’abolition des commandements de l’Alliance. « Je ne suis pas venu abolir mais accomplir » (Mt 5, 17), dit Jésus. L’accueil généreux du pécheur contrit suppose précisément qu’il soit conscient de son péché et qu’il se repente. Le fils prodigue, plongé dans la misère et la famine, fait retour sur lui-même et décide de revenir chez son père. Cette femme surprise en flagrant délit d’adultère, poussée au premier rang pour être condamnée et exécutée, reçoit une parole d’espérance pour elle inespérée. L’amour de Dieu ne la condamne pas et par là l’invite à vivre autrement. Parce qu’il ne fait pas chorus avec ses accusateurs, Jésus ouvre devant elle un chemin de renouveau : « va et ne pèche plus » (Jn 8, 11).

Frères et sœurs, en ces deux semaines qui nous séparent de la Pâque, nous devons nous aussi nous remettre devant le Seigneur et accepter de confesser devant lui que nous avons manqué à ses commandements. Se reconnaître pécheur devant Dieu ne consiste pas à s’enfermer dans le souvenir de notre péché, mais au contraire à accueillir le monde nouveau que le Christ est venu instaurer parmi nous, et dans lequel nous sommes entrés par notre baptême. Le sacrement de la réconciliation nous renouvelle dans la grâce de notre baptême tandis que l’eucharistie nous donne de communier à ce Règne du Christ.
Par la puissance de l’Esprit Saint qui habite nos cœurs, nous sommes entrainés « à courir à la suite du Christ » (Ph 3, 12) comme Paul nous le disait dans l’épître aux Philippiens. Nous sommes donc pleins d’espérance et de joie. Même si le monde nous juge, et même si nous nous accusons parfois nous-mêmes, Jésus, silencieux, dessine sur le sable. Il ne nous condamne pas. Il sait que derrière notre péché et notre repentir s’ouvre l’espérance d’une vie nouvelle : « va et ne pèche plus ». Amen.

+André cardinal Vingt-Trois

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