Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Consécration Episcopale de Mgr Jacques Benoit-Gonnin, évêque de Beauvais-Noyons-Senlis

Cathédrale Saint-Pierre de Beauvais - Dimanche 2 mai 2010, 5ème dimanche de Pâques, année C

 Ac 14, 21b-27 ; Ps 144, 8-13 ; Ap 21 , 1-5a ; Jn 13, 31-33a.34-35

Cher Jacques, chers frères et sœurs, chers amis,

Dans les évangiles la barque de Pierre est comme le symbole prophétique de l’Église du Christ qui traverse les siècles de l’histoire de l’humanité. Chacune de nos Églises particulières, celle de l’Oise comme celle de chacun de nos diocèses, est aussi à l’image de cette barque qui vogue à travers les siècles et les espaces. Aujourd’hui, Jacques, voici que t’est confiée la barre de cette barque du diocèse de Beauvais, Noyon et Senlis. D’autres t’y ont précédé, et tu seras d’ailleurs un spécimen un peu unique dans notre conférence épiscopale puisque tu es le seul à avoir quatre prédécesseurs vivants. Ce n’est plus une succession, c’est presque un quart qui se relève ! Il te faudra être humble pour ne pas te sentir gêné par ces quatre devanciers qui, certainement, ne vont pas chercher à t’embêter, mais dont l’image continue de flotter sous les voûtes de cette magnifique cathédrale.

Tu pourras toujours retenir de leur ministère que chacun à son tour, selon ses moyens et ses charismes, a défini le cap pour cette barque. Ces dernières années, avec Mgr Jean-Paul James, l’Église qui est dans l’Oise a été invitée à « Avancer au large ». C’est une image évocatrice, et une phrase de l’Ecriture Sainte qui sort de la bouche même du Christ, n’en déplaise à Jean-Paul. « Avance au large » c’est le commandement que Jésus donne aux disciples.

La mention de ce cap fixé il y a quelques années, et dont un point d’étape va se dérouler à la Pentecôte, nous rappelle que la navigation est un art de finesse. On ne change pas les trajectoires au gré du changement de capitaine. C’est plutôt le capitaine qui doit prendre à nouveau ses repères parmi les étoiles de son ciel pour que sa barque continue d’avancer selon le plan de navigation qui lui a été fixé. Comme nous tous, tu reçois cette Église déjà engagée dans une trajectoire, et tu devras exercer ton humilité, pour poursuivre sur ce cap. « Célébrer, annoncer, servir, appeler », voilà autant de déclinaisons de ce cap, fixées dans les années écoulées, et que tu as maintenant la charge de mener à leur accomplissement.

Ce n’est pas rien d’inviter une Église à « avancer au large », et cette majestueuse cathédrale peut nous servir de parabole. C’est un patrimoine prestigieux qui a besoin d’étais et d’échafaudages pour tenir. Mais ces armatures ne sont pas pour autant les prémices de sa prochaine destruction et de son effondrement prévisible. Elles sont des moyens intermédiaires pour que ce patrimoine trouve un nouvel élan, un nouveau bail, une nouvelle durée. Chacune de nos Églises a ses vieilleries, ses fissures, ses effondrements relatifs. Nous les étayons comme nous pouvons, mais ces opérations ne sont pas l’annonce de la fermeture ou de l’arrêt de la navigation. Elles caractérisent une période durant laquelle nous sommes invités à réinvestir par le fond ce qui va faire le dynamisme de notre Église. Elle n’est plus ce qu’elle était il y a cent ans. Par certains côtés, elle est plus vivante, plus motivée et plus déterminée. Par d’autres, elle est moins accrochée à tous les pouces du terrain. Mais elle est toujours présente pour célébrer l’amour de Dieu pour tous les hommes, pour annoncer la Bonne Nouvelle du Christ, pour se mettre au service de tous nos frères et pour appeler le plus d’hommes et de femmes possible à prendre leur part de ce service. « Avancer au large », c’est accueillir un avenir, c’est espérer répondre à cet avenir.

Dans la société qui est la nôtre, et particulièrement dans ce département qui a été présenté tout à l’heure par le Père Bernard Grenier, nous pouvons nous interroger sur ce que nous apportons ? Le Christ, par l’intermédiaire du voyant de l’Apocalypse, nous dit : « je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21, 5). Quelle nouveauté proposons-nous au milieu de tous les projets qui visent à résoudre le mal-être de notre société contemporaine ? Avons-nous une contribution originale que personne ne nous disputera et pour laquelle nous sommes fondés à appeler et à parler ? Pour répondre à cette question, je voudrais relever deux signes particulièrement forts que nous offre la parole de Dieu que nous avons entendue tout à l’heure.

Le premier est donné par le Seigneur lui-même dans le discours à ses disciples après le lavement des pieds : « Je vous donne un commandement nouveau, nous dit Jésus, aimez-vous les uns les autres. A ceci tous vous reconnaitront pour mes disciples, à l’amour que vous aurez les uns pour les autres » (Jn 13, 34-35). Voilà peut-être un apport original dans une société où l’on dit que chacun ne pense qu’à lui, qu’à son intérêt particulier, qu’à ses proches et qu’à ses projets. Même si ce n’est pas toujours vrai, on nous annonce que le rêve enfoui dans le cœur de beaucoup est de disposer de son petit lopin de terre et de sa petite maison pour jouir à l’abri de ses petits thuyas, de son petit étang et de ses petits poissons… Mais c’est sans doute une caricature ! Quoiqu’il en soit, notre monde a besoin d’hommes et de femmes qui sont capables de sauter le thuya et d’aller regarder ce qui se passe de l’autre côté de la haie, non seulement par curiosité - encore qu’il est toujours intéressant d’être curieux - mais surtout pour ne pas découvrir un jour avec horreur, comme cela arrive périodiquement, que le voisin est mort et que personne ne s’en est aperçu.

Comment pouvons-nous participer au développement d’un tissu social qui ne soit pas simplement la juxtaposition tolérante de gens indifférents les uns par rapport aux autres ? Comment contribuer non seulement par notre générosité et notre disponibilité à toutes sortes de projets ecclésiaux ou sociaux ? Et comment développer par notre expérience ecclésiale le goût et la joie d’une société de relations plutôt que d’une société d’indifférence ? « A ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples, à l’amour que vous aurez les uns pour les autres » (Jn 13, 35). Chacune de nos églises au cœur de nos cités, chacune de nos communautés chrétiennes au cœur de nos villes et de nos villages, doivent devenir chaque jour davantage une sorte de laboratoire de l’amour où l’on apprend à vivre ensemble aux différentes générations, à des personnes d’origines et de cultures diverses, à des gens qui ont toute sorte de centres d’intérêts. Comment construisons-nous peu à peu un corps et une famille par l’amour que nous mettons en pratique les uns envers les autres ?

Cher Jacques, c’est une part importante du ministère que tu vas avoir à accomplir parmi ces communautés chrétiennes, d’être le prédicateur de l’amour. Tu seras celui qui va susciter, développer et encourager, dans le cœur de ses contemporains la capacité de se mettre en communication et de communier les uns avec les autres.

Ce ministère, tu le partages avec les prêtres et les diacres qui t’entourent. Il est inséparable du ministère sacramentel qui rassemble autour de l’autel du Christ toute la diversité de la communauté chrétienne pour en faire un Corps unique. Ce ministère, tu le vis avec la foule innombrable des chrétiens de tous âges et de toutes conditions, qui sont engagés de manière très visible dans la vie sociale, ou plus modestement et plus discrètement, attentifs et fidèles jour après jour à ne pas laisser se dessécher l’amour dans leur entourage.

Ainsi cette première nouveauté que nous apportons est que l’amour est le repère incontournable à partir duquel nous pouvons évaluer la qualité d’une vie collective, et construire un monde meilleur.

Les lectures que nous avons entendues nous indiquent une deuxième tonalité de notre présence au milieu du monde. Dans les Actes des Apôtres, la petite équipe missionnaire constate l’œuvre de l’Esprit à mesure qu’elle parcourt le bassin méditerranéen. Elle découvre des communautés qui ont appris l’existence, la mort et la Résurrection du Christ, et qui ont adhéré à sa personne. Elle s’aperçoit peu à peu que l’événement qui s’est déroulé à Jérusalem pour le Peuple juif, s’est ouvert à la dimension universelle du monde dans la puissance de l’Esprit Saint répandu à la Pentecôte. Dieu a ouvert aux nations païennes la porte de la foi (Ac 14, 27). Cette ouverture de l’Alliance entre Dieu et son Peuple à toutes les nations païennes, à toutes les femmes et à tous les hommes qui sont prêts à entendre et à écouter cette bonne nouvelle, est une nouveauté radicale. Elle donne de comprendre que Dieu n’est pas seulement Celui qui a projeté l’homme dans l’aventure de l’univers en le créant, mais qu’Il veut aussi le constituer comme son interlocuteur privilégié et son partenaire dans une relation d’amour et d’alliance. Cette volonté et cette promesse qu’ont accueillies ceux qui ont entendu la Bonne Nouvelle et adhèrent à la foi, sont destinées à tous les hommes et les femmes de tous les temps et de tous les pays.

Il nous revient à nous, petit peuple chrétien au milieu de l’immensité de l’humanité, d’être d’abord les témoins de cette dimension universelle de l’amour de Dieu. Nous pouvons nous joindre à la méditation et à l’action de grâce de cette première équipe apostolique en découvrant comment aujourd’hui encore, parmi nous, des femmes et des hommes sont capables d’annoncer que s’ouvre la porte de la foi pour tous ceux qui accueillent la Bonne Nouvelle. Ceci fait partie de ton ministère et du ministère de l’Église. Nous sommes les témoins de cette invasion de l’Esprit Saint qui rejoint les désirs de l’homme et qui le conduit peu à peu vers la lumière de la foi. Tout comme Pierre, chez Corneille, constate que déjà l’Esprit a envahi le cœur de ce païen, et s’écrit « qui suis-je moi pour lui refuser le baptême si déjà l’Esprit Saint est venu » (Ac 10, 47), nous sommes nous-aussi invités à apprendre à déchiffrer les premiers signes de l’Esprit qui ouvre les cœurs à la joie de la rencontre avec le Christ.

Nous ne sommes pas seulement appelés à être les témoins de l’action de Dieu, mais aussi à en être les acteurs. La porte de la foi par laquelle les nations païennes sont invitées à entrer est aussi la porte de notre Église. Notre Église doit s’ouvrir à tous ceux qui cherchent la vérité. Nous voulons le faire concrètement, en essayant partout où c’est possible d’ouvrir les bâtiments églises, pour tenir allumée la flamme de l’espérance et de la prière. Mais plus profondément, nous cherchons à nous présenter comme une porte ouverte pour toute femme et tout homme qui aspire à une vie meilleure. A travers toutes les circonstances de la vie, au travail, dans les quartiers ou les villages, dans nos loisirs, nous pouvons présenter à la liberté humaine ce contact fort de la porte ouverte de l’Église. Ne risquons pas de lui fermer la porte et de l’empêcher d’entrer ! Notre mission première est bien d’ouvrir la porte de l’Église, la porte de la foi, en annonçant la bonne nouvelle du Christ.

« Célébrer, annoncer, servir » et « appeler ». Pour cette mission qui consiste à rendre grâce pour l’action de Dieu au cœur des hommes, et à franchir les barrières pour aller au-devant des hommes et leur ouvrir la porte de la foi, nous avons besoin que des ouvriers nombreux viennent se joindre à celles et à ceux qui ont déjà commencé le travail de la moisson. Elle suppose tout particulièrement que les hommes entendent l’appel du Christ à devenir les prêtres et les diacres de son Église. Que parmi vous se sentent concernés tous ceux qui n’ont pas encore arrêté le cours de leur vie, qui n’ont pas encore cristallisé leur espérance, qui ont encore la marge de liberté et la générosité suffisantes pour dire : « Seigneur, que veux-tu que je fasse ? » ou bien « je veux te suivre ». Que ceux-là ne reculent pas devant l’incertitude de ce qui doit arriver. La barque avance, le capitaine est à la barre, l’Esprit la conduit, il lui faut un équipage, et cet équipage c’est parmi vous que le capitaine peut et doit le trouver. Je ne doute pas que parmi les jeunes hommes de ce grand et riche diocèse certains se sont déjà posés la question et n’ont pas pu y répondre pour toutes sortes de raisons. Ils doivent se la poser à nouveau. Et à ceux qui ne se la sont pas encore posée, je donne une nouvelle chance en la leur posant : « Veux-tu suivre le Christ pour être au service de son évangile en quittant tout par amour pour tes frères ? »

Frères et sœurs, l’accueil réservé à cette question et la réponse qui lui sera faite, dépend de nous. Elle dépend de notre estime pour les prêtres qui entourent votre évêque, de votre volonté de collaborer à leur mission, de votre espérance que les sacrements de l’Église peuvent couronner les chemins de conversion auxquels tant d’hommes et de femmes aspirent. Il dépend de vous que le cap fixé trouve son achèvement : « Avance au large ». Amen.

+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

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