Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe du monde juridique en la fête de la St Yves

Sainte Chapelle (Paris IV) - Mardi 25 mai 2010

 Si 4, 1-10 ; Ps 111, 1-7.9ab ; Lc 12, 32-34

Dans le passage du livre de Ben Sirac le Sage que nous avons entendu, nous disposons d’une sorte de catalogue des comportements à adopter pour le bien de tous. Je voudrais simplement revenir sur l’un de ces commandements, qui peut éclairer d’une manière particulière l’époque où nous vivons :

« N’exaspère pas un homme qui est dans la misère » (Si 4, 2).

Cette prescription nous invite à réfléchir en profondeur sur la manière dont notre société traite la culpabilité. Pour de multiple raisons, beaucoup de nos contemporains sont devenus particulièrement susceptibles ou délicats, et ils prennent souvent comme une agression personnelle le simple énoncé d’une loi objective. Cependant, la fonction de la justice ne consiste-t-elle pas précisément à réguler ce traitement de la culpabilité, en évitant que le jugement soit une source d’exaspération ?

Je ne suis pas sûr que le rôle que l’on fasse jouer à la justice à travers les représentations médiatiques soit de nature à apaiser ce risque d’exaspération. En effet, il semble devenu évident pour beaucoup que la fonction du jugement est d’apporter une satisfaction particulière à la victime. C’est au point qu’il lui est souvent demandé après le jugement si elle pense en avoir eu assez et si la sentence a été assez forte pour apaiser son désir de vengeance. La tentation de faire monter la pression par ce biais médiatique risque de tirer l’acte du jugement dans une dimension qui n’est pas celle pour laquelle il a été institué, et qui consiste précisément à faire échapper les relations sociales à la vengeance privée.

Il ne s’agit évidemment pas d’oublier les victimes, ni de féliciter les coupables. Mais nous devons comprendre qu’il ne peut y avoir de société paisible, si la satisfaction est livrée au ressentiment et si elle est abandonnée à la violence de la rancune. Le signe d’une société civilisée est précisément de retirer aux particuliers la capacité de venger le crime dont ils ont été victimes ou les dégâts qu’ils ont subis. Nous savons combien de siècles de civilisation ont été nécessaires pour que cette fonction soit ainsi régulée. Il ne revient pas à chacun de faire sa justice. C’est à la société d’assurer les conditions de la justice, de telle façon que le mal soit condamné mais que le malfaiteur ne soit pas exaspéré, qu’il ne soit pas mis dans une situation telle que la seule issue possible soit celle du désespoir, et qu’il soit acculé à ajouter le mal au mal.

La médiation exercée par la justice garantit que les rapports dans une société démocratique ne sont pas régulés par la violence. Mais nous savons que la barbarie est toujours latente et la régression toujours possible. Nous voyons également que la surenchère trouve toujours des supporters et ce que la volonté de montrer la force peut déclencher de violence. Il n’est pas si facile de vivre paisiblement. Il est délicat de trouver le sage équilibre entre la nécessaire défense du droit et l’excessif accablement du coupable.

Chacun de ceux à qui la société dévolue la noble fonction de l’exercice de la justice doit pouvoir s’interroger : « Qui serais-je pour juger mon frère si mon jugement n’était que ma décision personnelle ? Comment assumer une telle responsabilité si elle n’est pas elle-même portée et définie par le pacte social ? » Le juge exerce donc sa fonction dans une certaine dépossession garantie par le droit, et avec la conviction que le progrès de la société ne repose pas sur l’exaspération des hommes mais sur la sérénité dans laquelle ils peuvent accéder à un jugement prudent.

En ce jour, nous pensons à toutes celles et à tous ceux dont le métier et la mission consiste à contribuer à cet acte si important pour la paix sociale. Nous prions pour eux et nous prions aussi pour celles et ceux qui n’ont pas encore découvert que la vie en commun suppose que la vengeance soit désappropriée des individus pour être assumée dans le jugement de la société. Amen.

+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

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