Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Fête de la Sainte Trinité, messe pour le 40è anniversaire du rite rénové de la Consécration des Vierges
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 30 mai 2010
– Pr 8, 22-31 ; Ps 8, 4-9 ; Rm 5, 1-5 ; Jn 16, 12-15
Frères et Sœurs,
La spécificité du contenu de la foi chrétienne par rapport à toutes les croyances et à toutes les religions, c’est la foi au Dieu Trinité. Cet aspect central de notre foi a pu être exprimé de différentes manières selon les époques, mais il s’agit toujours de traduire l’unité divine dans la Trinité des personnes du Père, du Fils et de l’Esprit. Les propos de Jésus où il désigne Dieu comme son Père sont perçus par les juifs comme inacceptables et scandaleux. La foi en la divinité du Père, du Fils et du Saint Esprit sera l’élément déterminant de la fracture non seulement relationnelle, mais surtout doctrinale entre le Judaïsme et le Christianisme de l’origine. Nous le savons, c’est aussi ce qui catalyse la non-compatibilité de l’Islam et du Christianisme. Ainsi, regrouper hâtivement les religions monothéistes sous le chapeau du livre – sans préciser lequel - nous laisse dans le vague et le flou. Pour des raisons différentes, ni les juifs ni les musulmans n’accepteront de croire qu’un homme puisse être Dieu. Et c’est pourtant bien ce que nous croyons : Jésus de Nazareth est vraiment homme et vraiment Dieu.
Pour exprimer cette espèce de paradoxe, les Pères des premiers siècles ont investi beaucoup de temps, de travail et de réflexion. Lors des premiers conciles œcuméniques, ils ont dû trouver des mots et des concepts pour exprimer cette chose extraordinaire : l’enfant né de Marie dans la grotte de Bethléem, Jésus de Nazareth est vraiment Dieu. Il n’est pas une apparence, un simulacre ou une évocation de Dieu. Il est Dieu. Pour les juifs, cette affirmation est bien difficile à accepter tant elle entre en contradiction avec une certaine compréhension du premier commandement : « Notre Dieu est l’Unique, tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme. Tu ne feras aucune représentation de Dieu… » (Dt 6, 4 ; Ex 20, 4).
Dieu est le Dieu unique que « nul ne peut voir et demeurer en vie » (Ex 33, 20) Il est Celui que ni le patriarche Abraham, ni Moïse qui guida le peuple d’Israël, ni le grand prophète Elie, ni aucun autre n’a vu face à face. Dans l’Ancien Testament, il y a bien des manifestations ou des symboles de la présence de Dieu : le buisson qui brûle sans se consumer, la brise légère ou les trois anges qui visitent Abraham. Mais ces signes ne sont que des évocations ou des images de Dieu. Ils ne portent pas Dieu lui-même. De même, quand nous disons à la suite du Livre des Proverbes, que nous pouvons déchiffrer dans la création des signes de la présence de Dieu, ce n’est pas Dieu que nous voyons. Quand nous contemplons dans ce qui est beau (un coucher de soleil ou une vague qui s’arrête sur le rivage) la fécondité de l’Esprit qui planait sur les eaux au moment de la création, nous ne voyons pas Dieu. Sinon nous serions devenus panthéistes. Nous ne voyons que des réalités qui évoquent quelque chose de la présence de Dieu.
Or, ce Dieu que nul n’a jamais vu se fait proche des hommes. Il vient partager notre condition humaine. Il se fait l’un d’entre nous. Avant les grandes réflexions des conciles œcuméniques autour des termes de nature et de personne, l’Evangile nous livre des expressions par lesquelles Jésus exprime l’identité qu’il y a entre Lui et Dieu, comme lorsqu’il dit à Philippe « qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14,9). Le Père que nul n’a jamais vu s’est rendu visible à nos yeux dans la personne de Jésus de Nazareth.
Le mouvement de la Révélation de Dieu aux hommes est initié par la Création, se développe à travers l’histoire du Peuple d’Israël, et franchit un seuil lorsque l’identité divine de Jésus est manifestée au moment de son baptême. Dieu est devenu homme pour que nous puissions participer de sa vie divine. Beaucoup l’ont vu : ses disciples, ses contemporains, les foules qui l’ont entendu enseigner avec sagesse, qui l’ont vu faire des miracles et manifester l’avènement du Royaume par la puissance de ses gestes. Saint Jean s’en fait le témoin dans le prologue de sa première épitre lorsqu’il dit : « ce que nous avons vu, ce que nous avons entendu, ce que nous avons touché du Verbe de Vie ; nous vous l’annonçons » (1 Jn 1, 1-2). Dieu est pour la première fois devenu visible.
Mais à partir de l’Ascension, cette présence de Dieu à l’humanité est comme rétractée et reprise dans la gloire du Père. Dès lors, comment l’Alliance ultime et définitive conclue dans le sacrifice du Christ va-t-elle se développer s’il n’y a plus rien sur la terre ? C’est l’expérience que font les apôtres dans le temps vide qui sépare l’Ascension de la Pentecôte. Jésus n’est plus là. Certes ils l’ont vu, mais ce n’est plus le cas. Ils demeurent dans cette absence jusqu’à ce que l’Esprit soit donné et que soit accompli ce que Jésus avait annoncé : « Si quelqu’un m’aime il gardera ma parole, mon Père l’aimera et nous viendrons en Lui et nous ferons chez lui notre demeure » (Jn 14, 23).
Durant l’Exode dans le Sinaï, la demeure de Dieu c’était l’Arche, et la nuée qui éclairait la route. A Jérusalem, Dieu demeure dans le Temple bâti par Salomon. Puis Dieu se rend présent parmi les hommes en Jésus de Nazareth. « Il a demeuré parmi nous » écrit saint Jean (Jn 1, 14). Jésus annonce que la présence de Dieu ne sera plus physiquement identifiée à un lieu. « Le temps vient où ce n’est plus sur cette montagne que vous adorerez. Le moment est venu pour les adorateurs d’adorer le Père en Esprit et en vérité » dit-il à la Samaritaine (Jn 4, 21-22). Il ne s’agit plus d’adorer à Jérusalem ou ailleurs. La demeure de Dieu parmi les hommes n’est plus d’ordre géographique, physique ou sensible. L’Esprit de Dieu de Dieu lui-même a été répandu en nos cœurs. Par la foi, nous accueillons cette présence de Dieu à notre cœur, qui transforme notre manière de vivre et fait de nous des porteurs de Dieu en toute circonstance. Par le baptême et la confirmation, nous sommes agrégés au Peuple de l’Alliance. Nous n’avons pas connu comme les apôtres la présence physique du Christ. Mais par la foi, nous le connaissons. Sans le voir, nous croyons en lui et nous l’aimons.
Le Christ accompli en nous sa promesse. Il est vivant en nos cœurs. Nous sommes héritiers de sa présence et simultanément de la mission de le rendre visible pour l’humanité. Car ceux qui ne le connaissent pas ne vont pas le voir. Ils ne vont pas non plus voir l’Esprit qui est insaisissable comme la flamme qui se dépose sur les disciples, et invisible comme le vent dont on ne sait ni d’où il vient ni où il va. Ils ne vont pas voir Celui qui par essence est invisible, mais ils verront les fruits de l’Esprit, ce qu’il change dans notre vie, ce qu’il produit en nos cœurs. Dans l’Epître aux Romains (5, 1-5), nous avons entendu que la détresse produit la persévérance, la persévérance la valeur éprouvée (de celui qui a surmonté l’épreuve), et la valeur éprouvée l’espérance. Voici les signes de l’Esprit. A travers le temps et l’espace, beaucoup d’hommes et de femmes connaissent la détresse, l’épreuve, la maladie. Beaucoup ne sombrent pas dans le désespoir mais mettent en œuvre la persévérance dans l’épreuve. Ceux qui sont habités par l’Esprit du Christ y reçoivent même l’espérance, l’espérance qui seule ne trompe pas. Donc nous avons confiance dans cette espérance parce que nous avons déjà reçu les arrhes de l’Esprit.
Ainsi, le mystère de la Trinité est tout entier déployé et explicité par la vie des chrétiens et par la vie de l’Église. Si nous voulons comprendre le Mystère de la Trinité, il ne faut pas entrer dans un processus d’équilibre mental instable. Il faut accueillir dans la confiance le témoignage de l’existence des chrétiens : leur endurance, leur persévérance, leur espérance, leur sérénité, leur paix et la joie qu’ils vivent en toute circonstance. Voilà les fruits de l’Esprit vivant aujourd’hui. Que le Seigneur nous donne d’être témoins de la Trinité par toute notre vie. Amen.
+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris