Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - 12e dimanche du temps ordinaire - Année C

Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 20 juin 2010

 Za 12, 10-11 ; 13,1 ; Ps 62, 2-6.8-9 ; Ga 3, 26-29 ; Lc 9, 18-24

Frères et sœurs,

Cet évangile pose la question de l’identité de Jésus : « qui est-il ? » Parmi ses contemporains et ceux qui l’entourent, on sait qu’il est Jésus de Nazareth, fils de Marie, né à Bethléem. Mais dans cette question, il s’agit moins de l’état civil de Jésus que de savoir ce qu’il manifeste de lui-même à travers ses paroles et les signes qu’il accomplit. Cette question traverse tous les évangiles, au long de la vie publique du Christ. Ce sera la question autour de laquelle sera noué le procès du Christ : « Es-tu le Messie ? »

Dimanche dernier nous avons entendu le récit du repas chez Simon le pharisien. Cette question était déjà au cœur du récit : Simon se disait en lui-même : « s’il était vraiment un prophète il saurait quelle est la femme qui est prés de lui et que c’est une pécheresse » (Lc 7, 39). De plus, le geste de la femme répandant le parfum sur Jésus réalisait d’une façon symbolique le geste de l’onction par laquelle étaient marqués les rois et les prophètes en Israël. Dans sa réponse à Simon, Jésus lui faisait apparaître que sa question manifestait ses sentiments. Celui qui pose la question de l’identité de Jésus, dévoile simultanément le fond de son cœur.

Dans le dialogue que nous venons d’entendre, que l’on appelle la confession de foi de Césarée, Jésus lui-même pose la question : « Qui suis-je pour les foules ? - Pour les uns Jean-Baptiste, pour les autres Elie, pour d’autres un prophète qui serait ressuscité » (Lc 9, 18-19). Aujourd’hui, nous pourrions faire un sondage et proposer une série de titres ou de noms pour Jésus. Tout le monde peut avoir son avis sur lui : pour les uns que c’est un grand sage, pour les autres c’est une fiction, etc.

Mais la discussion prend un caractère beaucoup plus dramatique et personnel lorsque Jésus demande : « Et vous que dites-vous ? Pour vous qui suis-je ? » (Lc 9, 20) Jésus ne s’inquiète pas de savoir dans quelle case d’un sondage ses disciples rangeraient sa personne. Mais il leur demande quelle place ils lui reconnaissent dans leur vie. Pierre dit à Jésus : « Tu es le Messie, le Messie de Dieu. » (Mt 9, 20).

Le Messie de Dieu est celui qui a reçu l’onction prophétique et royale pour devenir le pasteur du peuple d’Israël et le conduire vers la vie. Evidemment dans la bouche de Pierre, ce titre de Messie renvoie certainement à une idée de puissance. Jusqu’à la Pentecôte, les disciples penseront que Jésus est venu pour rétablir le Royaume d’Israël, qu’il va exercer sa puissance pour chasser les Romains et mettre de l’ordre entre les différents groupes qui composent le peuple juif et reconstituer l’unité du peuple comme au bon temps de Moïse (du moins tel qu’on le rêvait). Ainsi, quand Pierre dit à Jésus : « tu es le Messie de Dieu », il pense à un Messie glorieux qui triomphe de ses ennemis, et impose la volonté de Dieu à tous.

Dès lors, nous comprenons pourquoi le Christ leur impose silence. Les chapitres suivants de l’évangile sont rythmés par les trois annonces successives que Jésus fait de son procès, de sa passion et de sa mort. Mais si les disciples entendent ces déclarations du Christ, nous savons qu’ils ne les comprennent pas. Jésus ne renonce pourtant pas à les préparer à ces évènements, mais ils ne commenceront vraiment à y croire que ceux-ci seront arrivés. Si bien qu’il n’est pas possible pour Jésus de corriger l’image du Messie glorieux autrement que par ses actes. Il ne lui servirait à rien pour le moment d’expliquer d’avantage, car ils ne peuvent pas intégrer encore que leur Messie glorieux soit un Messie souffrant.

Et cette incapacité des disciples - qui ont pourtant commencé à découvrir la véritable mission du Christ - est à plus forte raison celles de ceux qui les entourent et se tournent plus vers le Christ pour bénéficier des fruits de ses miracles que pour entrer dans un chemin de conversion. Ainsi, après la multiplication des pains dans l’évangile de saint Jean, les foules courent après Jésus pour le faire roi. Jésus tente de leur expliquer les sens de sa mission : « Vous voulez me faire roi parce que je vous ai donné à manger… » (Jn 6, 26). Mais ils ne comprennent pas ses paroles, non par manque d’intelligence, mais parce que l’idée d’un Messie souffrant est pour eux tellement extraordinaire.

Certes, cette figure était annoncée par les prophètes, comme par exemple dans les versets du prophète Zacharie que nous avons entendus (« Ils lèveront les yeux vers celui qu’ils ont transpercé » (Za 12, 11)), ou par les poèmes du serviteur souffrant dans le livre du prophète Isaïe. Les disciples pouvaient savoir que le chemin du Messie ne serait pas simplement un chemin glorieux. Mais s’ils le savaient, ils ne pouvaient pas l’accepter en profondeur parce que le Messie est celui auquel on s’identifie soi-même ! Nous sommes empêchés de reconnaître vraiment le Christ si nous n’acceptons pas que notre vie soit transformée par lui et liée à la sienne. Ainsi, dans l’épisode du repas chez le pharisien Simon, la pécheresse, par son attitude d’humiliation et d’amour, désigne Jésus comme précisément comme celui qui fait miséricorde. Simon quant à lui manifeste son incapacité à reconnaître celui qui vient chez lui, à cause de la dureté de son cœur. « Celui qui veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour et qu’il me suive » dit Jésus (Lc 9, 23). Découvrir l’identité du Christ, c’est marcher à sa suite. Quand nous disons avec Pierre : « Tu es le Messie de Dieu », nous devons être réellement prêts à dire : « J’accepte de te suivre sur ton chemin et de prendre sur moi chaque jour la croix. ». Sinon, nous ne pouvons pas le reconnaître vraiment.

Il n’est ni particulièrement difficile ni extraordinaire de connaître quelque chose du Christ, si ce n’est que pour le reconnaître vraiment il nous faut accepter de gager notre vie sur cette reconnaissance. La question de l’identité de Jésus n’est pas simplement question d’information, de dogme ou d’exégèse des Ecritures. Il ne s’agit pas d’avoir la bonne réponse à donner aux gens qui s’interrogent sur Jésus ou de trouver dans la Bible ce qui est dit sur lui. C’est une question de vie ! Tout ce que l’histoire, l’Ecriture ou le dogme nous disent sur la personne de Jésus, nous ne le faisons nôtre que si nous acceptons d’entrer dans le chemin qui a été le sien.

Ainsi, semaine après semaine, tandis que les évangiles nous dévoilent peu à peu quelle est la véritable identité du Christ pour nous acheminer vers son entrée triomphale à Jérusalem, son procès et sa Passion, ils nous éclairent simultanément sur ce qui habite notre cœur et nous enseignent que nous ne pouvons réellement reconnaître qui est Jésus que si nous laissons la personne du Christ transformer notre propre vie.

Nous posons souvent la question des difficultés de la mission et de l’annonce de l’Evangile. La première condition de la mission est que cet Evangile transforme notre cœur. La résistance à l’Evangile n’est pas d’abord du côté de ceux à qui nous l’annonçons. Elle vient de nous. Le problème de l’évangélisation n’est pas d’être capables de convaincre ceux qui ne croient pas ou ceux qui ne connaissent pas le Christ. C’est d’abord de laisser l’Evangile faire de nous des saints, pour que vraiment ceux qui ne connaissent pas le Christ puissent se demander à notre propos comme le Centurion au pied de la croix : « Celui-là n’est-il pas un vrai fils de Dieu ? »

Frères et sœurs accueillons cet appel à la conversion et au don de notre vie avec confiance : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra, celui qui perdre sa vie pour moi la sauvera » (Lc 9, 24). Ouvrons nos cœurs au Christ pour que sa parole renouvelle notre manière de vivre, et que notre existence devienne une question pour tous ceux qui nous entourent. Amen.

+André cardinal Vingt-Trois

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