Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - 4ème dimanche de Carême – Année C
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 14 mars 2010
Célébration des 350 ans de la mort de saint Vincent et de sainte Louise de Marillac avec la Famille Vincentienne
– Jos 5, 10-12 ; Ps 33, 2-7 ; 2 Co 5, 17-21 ; Lc 15, 1-3.11-32
Frères et sœurs,
Dans l’épître aux Corinthiens Saint Paul nous parlait « d’un monde ancien qui s’en est allé et d’un monde nouveau qui est déjà né », d’un monde qui « vient de Dieu, lui qui nous a réconciliés avec lui par le Christ » (2 Co 5, 17-18). En méditant sur ce passage, nous pouvons nous interroger sur ce que nous apportons de nouveau dans ce monde qui est le nôtre.
Lorsque nous faisons mémoire de l’action de saint Vincent de Paul et de sainte Louise de Marillac au XVIIème siècle, nous pouvons identifier cette nouveauté qu’ils ont fait surgir, quand la famine régnait dans certaines contrées de la France ou dans certaines catégories de la population, quand tant d’enfants étaient abandonnés, quand les bagnards étaient traités de manière inhumaine, quand la guerre semait la désolation à travers l’Europe, quand les malades n’étaient pas soignés ou quand les vieillards étaient abandonnés. En dépit de l’écart entre les moyens dont ils disposaient et les besoins auxquels ils avaient à faire face, saint Vincent de Paul et sainte Louise de Marillac ont réellement apporté dans cette époque terrible à bien des égards une lumière d’espérance pour ceux qui étaient écrasés par la misère. Aujourd’hui encore, à travers le monde, quantité d’hommes et de femmes, dont nous ignorons ou non la détresse, sont victimes des famines, des guerres, des maladies. Des millions attendent, moins des solutions miracles à leur détresse qu’un signe d’espérance et d’attention, un signe qui leur donne de savoir qu’ils ne sont ni oubliés ni abandonnés, mais que des hommes et des femmes acceptent, sinon de prendre soin d’eux, du moins de prendre du souci pour eux.
Dans notre société française, ces détresses extrêmes sont aujourd’hui moins criantes, même si elles sont parfois cachées ou mal connues. Pour le plus grand nombre qui ne connait pas le drame de la misère matérielle, que pouvons-nous alors apporter de nouveau ? Il me semble que la figure du Père qui accueille l’enfant prodigue, telle qu’elle apparaît dans la parabole, est cette nouveauté dont notre monde a besoin.
En effet, notre société se nourrit de paradoxes. D’une part, elle efface plus ou moins discrètement la frontière entre le bien et le mal et renonce à prononcer des jugements de valeur sur les différentes manières de vivre et à dire ce qui est bon pour l’homme pourvu que soit préservée une certaine paix sociale et que la violence soit évitée. Et en même temps, cette société qui semble avoir presque réussi à faire disparaître le sens de la faute et de la culpabilité, fait la chasse aux coupables et organise les procès, les enquêtes et les dénonciations. Tout se passe comme si la culpabilité que l’on a voulu faire disparaître prenait sa revanche et s’imposait inexorablement sur ceux que l’on désigne comme les coupables. Cette société qui ne pardonne rien à personne ressemble au fond beaucoup aux pharisiens et aux scribes de l’évangile (Lc 15, 2) qui ne comprennent pas que le Christ puisse faire bon accueil aux pécheurs. Ils se voient immaculés et dénoncent jour après jour les défauts des autres, ou même connaissent leurs fautes et leurs crimes mais ne se posent jamais la question de la repentance, de la conversion et du renouveau.
C’est dans ce monde que nous devons être capables d’apporter une lumière d’espérance sans nous joindre aux cris des accusateurs, mais en acceptant de nous mettre du côté des accusés. Nous devons oser manifester cette figure du Père qui ouvre les bras au coupable chaque fois que celui-ci reconnaît son péché et demande pardon. Comme saint Paul nous y invite, nous sommes les ambassadeurs du Christ pour appeler les hommes en son nom : « C’est comme si par nous Dieu vous exhortait. Au nom du Christ, nous vous le demandons, laissez-vous réconcilier avec Dieu » (2 Co 5, 20).
Voilà une belle manière de vivre notre chemin de conversion vers la Pâque : devenir des acteurs de la réconciliation, du pardon et de la paix et annoncer dans cette société que l’homme est plus grand que son péché et que ses crimes, que « Dieu est plus grand que notre cœur » (1 Jn 3, 20). Nous pouvons donner le signe de cette miséricorde par notre manière de vivre en Église, en bannissant de nos relations l’agressivité, la dénonciation ou même la haine. Car si nous nous aimons les uns les autres, ceux qui nous voient pourront croire que Dieu est amour. Mais si nous nous méprisons et nous déchirons les uns les autres comment voulez-vous que ceux qui nous entourent puissent croire à la miséricorde du Père ?
Comme le fils prodigue, il nous faut, nous aussi, faire retour sur nous-mêmes et nous mettre en route pour venir nous jeter aux pieds du Père et lui dire : « je ne suis plus digne d’être appelé ton fils » (Lc 15, 19). Non peut-être que nous ayons mené une vie déréglée, mais au moins parce que nous nous sommes laissés emporter par le mouvement de l’accusation, de la haine et du mépris de nos frères. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils parce que je ne me suis pas comporté en frère. Alors le Père pourra nous ouvrir ses bras et nous entrerons dans la puissance toujours nouvelle de la miséricorde. Plus profondément que le mal que nous avons fait, Dieu viendra purifier nos cœurs de ce virus de la haine, du mépris et de la violence.
Frères et sœurs, éclairés par le témoignage de Vincent de Paul et de Louise de Marillac, soutenus par la longue suite d’hommes et de femmes qui se sont mis en marche après eux, nous sommes invités aujourd’hui à visiter la misère de ceux qui sont accusés et déclarés coupables par d’autres qui ont décidé qu’il n’y avait plus de loi morale. Quand on ne dit plus ce qui est bien et ce qui est mal, comment savoir si on a bien ou mal agit, comment ne pas succomber à la rumeur, à l’accusation hypocrite et à la dénonciation effrénée lancée par ceux qui veulent que l’on oublie les ombres de leur propre vie ?
Frères et sœurs, nous pouvons compter sur l’intercession de saint Vincent de Paul, de sainte Louise de Marillac, de sainte Catherine Labouré, de la bienheureuse sœur Rosalie, du Bienheureux Frédéric Ozanam, et de tant d’hommes et de femmes qui ont été touchés au cœur par l’amour du Père et sont devenus les missionnaires de l’amour. Que leur prière et leur patronage fassent de nous des témoins de la réconciliation et des missionnaires de l’espérance. Soyons témoins de ce que chaque homme et chaque femme de ce monde, et chacun de nous personnellement, a du prix aux yeux de Dieu et est attendu par un Père miséricordieux. Amen.
+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris