Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe pour la consécration de l’autel de la Chapelle du Christ Médiateur
Chez les Sœurs de l’Assomption - Mercredi 2 juin 2010
– Gn 28, 11-18 ; Ps 83 ; 1 P 2, 4-9 ; Jn 4, 19-24
Chers amis,
Souvent, le chemin par lequel Jésus nous conduit nous semble un peu étrange. Aujourd’hui encore, nous nous apprêtons à consacrer un lieu dédié à la prière, après avoir entendu les paroles du Christ à la samaritaine : « Femme, crois-moi : l’heure vient où vous n’irez plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem pour adorer le Père. […] L’heure vient - et c’est maintenant - où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité » (Jn 4, 21.23).
De longues années de méditation de l’Evangile nous ont rendu familière cette formule, peut-être un peu étrange : Dieu n’est plus adoré seulement sur le Mont Garizim ou à Jérusalem, mais partout en esprit et en vérité. Et pourtant, nous ne cessons de construire des églises, de les reconstruire, de les adapter et, comme aujourd’hui, de les consacrer avec une certaine solennité. Quand nous parcourons le monde, l’Europe, ou les campagnes et les villages de France, nous pouvons nous demander ce qui s’est vraiment exprimé au cours des siècles, dans la construction des innombrables églises que nous voyons. S’agissait-il de re-sacralisé les anciens lieux sacrés ? Mais dans la pratique chrétienne, ce sont les personnes qui sont consacrées. Ce sont les baptisés, les confirmés, tout comme les prêtres et les évêques qui sont ordonnés, qui reçoivent l’onction de Saint-Chrême Sommes-nous donc fidèles aux paroles du Christ qui fait de nous des adorateurs en esprit et vérité lorsque nous lui consacrons des lieux, des bâtiments ou des choses, comme nous allons le faire pour cet autel dans quelques instants ? Au fond, comment comprenons-nous ce que nous vivons cet après-midi ?
Il ne s’agit pas de dire que nous ne sommes pas capables de prier ailleurs que dans une église. Grâce à Dieu, tous autant que nous sommes, il nous arrive de prier partout. Comme le dit l’apôtre Paul « Tout ce que vous faites : manger, boire, ou n’importe quoi d’autre, faites-le pour la gloire de Dieu. » (1 Co 10, 31). Nous savons qu’aucun lieu, aucun temps et aucune activité ne peuvent être étrangers à Dieu, et nous essayons de lui rendre gloire dans tous les aspects de notre vie, et dans tous les lieux où nous passons.
Nous savons aussi que ce n’est pas simplement par commodité que l’on a construit des bâtiments de prière. Au début, pour se mettre à l’abri des intempéries, les chrétiens se réunissaient pour prier dans d’anciennes basiliques païennes. Ils pouvaient y prier aussi bien qu’ailleurs, sans que cela entraîne nécessairement le projet de construire des églises spécialement pour la prière. Si donc aujourd’hui, nous ne célébrons pas dans des hangars ou dans des cinémas, mais dans des lieux dédiés à la prière communautaire, c’est pour d’autres raisons.
Il ne s’agit plus d’affirmer que tel lieu, tel arbre ou tel rocher est sacré. La révélation du Dieu créateur nous a permis de désacraliser la nature. Il serait absurde de la re-sacraliser en en faisant le nouvel univers divin de l’homme moderne. Adorer le Père en esprit et en vérité ne consiste pas à adorer les arbres, ou les plages, ou une atmosphère plus pure, faute d’adorer Dieu… Adorer en esprit et en vérité, c’est être en communion avec le Christ au plus profond de nous-mêmes. Et cet acte atteint sa plénitude par l’expression corporelle que nous lui donnons. Dieu ne se constitue pas un peuple sans jamais le réunir, ce serait une illusion ! De même, vouloir être membre d’une Église sans appartenir à aucune communauté serait imaginaire ! Et penser que l’on est en communion avec Dieu, sans être en communion avec des frères est une chimère !
Nous pouvons nous rappeler de ces paroles de la première épitre de saint Jean : « Celui qui dit qu’il aime Dieu qu’il ne voit pas, et qui n’aime pas son frère qu’il voit, est un menteur » dit saint Jean (1 Jn 4, 20). De même, celui qui dit qu’il adore Dieu qu’il ne voit pas, mais qui ne pose jamais de gestes visibles d’adoration, n’est pas un véritable adorateur. Notre condition humaine, dans sa dimension charnelle, avec sa sensibilité et son intelligence, dans ses modes d’expression et ses facultés artistiques ne peut pas se réaliser tout-à-fait dans un acte d’adoration purement mental, sans appui matériel et physique. De même, nous essayons et nous espérons être en communion avec le Christ en tout temps et en tout lieu. Et pourtant, nous recevons la communion eucharistique parce que nous sommes des êtres humains, et que nous avons besoin que le travail opéré au plus intime de nous-mêmes s’exprime à travers des actes et des réalités visibles.
Notre communion spirituelle avec Dieu atteint sa plénitude quand elle transforme nos relations humaines. De la même manière, la prière des chrétiens au cours des siècles a transformé les basiliques impériales des cités romaines en lieux dédiés et définis pour la prière, en en conservant l’architecture et même les mosaïques. Peu à peu le peuple qui priait dans ces bâtiments, leur a donné une dimension qui ne tenait pas au caractère sacré du bâtiment, mais à la consécration du peuple que Dieu y réunissait. Tout à l’heure, j’ai aspergé les murs de cette église en même temps que je vous aspergeais. Nous ne faisons qu’un : l’église, c’est le lieu, mais l’Église c’est le corps, et le corps c’est le Peuple.
Notre dévotion ne va pas aux lieux, aux pierres ni même aux œuvres d’art, mais à la personne du Christ. Cependant, tous ces éléments, tout comme la construction intelligente et l’aménagement artistique d’un espace, contribuent à donner chair à la prière qui monte de nos cœurs.
C’est donc avec une grande joie que nous marquons cette énième ( !) étape dans l’histoire de la chapelle des sœurs de l’Assomption. Ces étapes sont un signe très important, une parabole de la vie de l’Église. Sans cesse, le peuple de Dieu en marche renouvelle l’expression de sa vie et de sa prière. Il recueille avec soin les éléments de sa tradition pour en faire le langage présent de sa prière. L’évolution du lieu est aussi un signe de l’évolution des hommes. L’Église vivante est une Église qui se transforme. Puisse Sainte Marie Eugénie, avec son esprit inventif et libre, comprendre que le lieu de la prière de l’Assomption en 2010 ne peut plus être tout à fait le même qu’en 1860, et cela pas simplement parce que le monde a changé. L’Assomption est une communauté vivante qui s’exprime aujourd’hui d’une autre façon, et avec d’autres représentations. Comme votre congrégation, cette chapelle garde ses traits caractéristiques mais reçoit des aménagements mieux adaptés à l’expérience de la prière de la communauté aujourd’hui.
Cette célébration ne marque donc pas seulement l’inauguration de la nouvelle chapelle. Nous croyons que cette rénovation du bâtiment exprime la vitalité de la communauté et le dynamisme qui habite la congrégation, dans sa prière et également dans sa vie de chaque jour. Prions donc avec confiance le Seigneur qui consacre ce lieu, non pas pour en faire un lieu sacré, mais pour nous rappeler que nous sommes son peuple consacré.
Amen
+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris