Homélie de Mgr André Vingt-Trois - “Forum de l’Amour” organisé par Génération Jean-Paul II
Sainte-Clotilde - samedi 4 février 2006
Évangile selon Saint Marc chap. 6, versets 30-34.
Le groupe des Apôtres vient de rejoindre Jésus pour partager avec Lui les fruits de leur première mission. Ils se retrouvent avec Jésus entourés par une foule mouvante, certains arrivent, d’autres partent, mais tous se pressent autour de lui, expriment à travers cet environnement nombreux et tumultueux l’attente de l’humanité. L’évangile de Marc nous montre à cet instant comment Jésus répond à cette attente.
D’abord par le regard qu’Il porte sur cette foule, un regard dont l’Évangile nous dit qu’il est plein de pitié parce qu’il les voit comme des brebis sans pasteur, et ensuite par l’enseignement qu’il leur donne. L’évangile selon saint Marc que nous lisons en ce moment les jours de semaine mais aussi tous les dimanches de cette année, insiste beaucoup sur cette dimension du ministère de Jésus. Il est celui qui enseigne, celui qui proclame la bonne nouvelle, celui qui la commande. Il me semble qu’en regardant ce tableau de Jésus au milieu de ses disciples, entouré par la foule égarée, mal construite, mal rassemblée, mal organisée, car elle est comme un peuple sans loi, sans repère, sans pasteur, nous avons une image de la situation de notre Église au milieu de l’humanité, des chrétiens au milieu de notre société. Nous sommes invités par le Christ à entrer dans son regard sur cette foule. Nous savons qu’à certains moments Jésus exprimera de la lassitude, de l’agacement, une fois même de la colère devant les marchands du Temple ; jamais il n’exprimera une attitude de condamnation ni de violence à l’égard de la foule qui l’entoure.
Le chemin où le Christ nous engage et où il nous appelle n’est pas le chemin du combat, c’est le chemin de l’amour ; ce n’est pas le chemin des partisans, c’est le chemin du pasteur ; ce n’est pas le chemin des pharisiens qui savent qu’ils ont toujours raison et qu’ils appliquent parfaitement la loi de Dieu au milieu d’un peuple impie, c’est le chemin des pécheurs au milieu desquels Jésus lui-même a pris place au moment de son baptême et qu’il veut appeler à la conversion. Le regard que nous portons sur le monde qui nous entoure y compris quand ses idées, ses comportements, sont complètement en décalage ou en contradiction avec les orientations de l’Évangile, ne peut jamais être un regard de condamnation, un regard d’accusation, un regard de jugement. Jamais les disciples du Christ ne peuvent se situer face à leurs semblables comme les partisans d’une idéologie contre d’autres partisans, comme des combattants d’un modèle contre d’autres combattants. Le regard que nous portons sur les hommes et les femmes au milieu desquels nous vivons ne peut jamais être qu’un regard d’amour comme celui du Christ, un amour qui peut se développer dans une certaine tristesse, une certaine pitié, peut-être une compassion, jamais une condamnation. Si nous sommes appelés par le Christ à témoigner de son enseignement au milieu de ce monde, ce n’est pas à la manière des ayatollahs, c’est à la manière du Bon Pasteur qui enseigne avec douceur et avec patience.
Nous sommes envoyés par le Christ pour porter la bonne nouvelle de l’amour de Dieu et pour ouvrir les portes de la vie, non pas pour détourner des portes de la vie. Nous sommes envoyés par le Bon Pasteur, comme nous l’avons chanté tout à l’heure, pour conduire aux eaux vives, pour donner le goût de ce que nous avons découvert, de ce que nous avons reçu, de ce que nous essayons de vivre par grâce et non par mérite. Nous avons conscience que si l’Évangile a atteint notre cour, si nous avons pu répondre un peu à cet amour de Dieu par notre manière de vivre, si la puissance de l’amour de Dieu change quelque chose en nous, s’Il transforme les désirs de notre cour pour les construire en volonté d’amour, ce n’est pas parce que nous aurions un destin différent des autres hommes, c’est parce que la gratuité de l’amour de Dieu nous a touchés, nous a atteints, nous a bouleversés, nous a convertis, nous a mis debout. Nous n’avons pas conscience d’être d’une espèce supérieure, nous avons conscience d’avoir plus que d’autres bénéficié de la Miséricorde de Dieu, nous avons conscience que cet amour qui a été répandu en nos cours par la foi doit transparaître de toutes sortes de façons à travers notre manière d’être, notre manière de vivre, notre manière d’entrer en relation avec les autres, notre manière de témoigner de l’amour agissant en nos vies. On ne témoigne pas de l’amour par la violence, on témoigne de l’amour par la patience, l’endurance et la sérénité.
L’appel auquel Dieu répond dans la prière que lui adresse Salomon de lui donner la sagesse, cet appel, nous devons le faire nôtre. Nous aussi, nous devons demander à Dieu, non pas la prospérité, la réussite, ce que tout le monde cherche, mais la sagesse qui vient d’auprès de lui parce que cette sagesse va devenir et devient de plus en plus la colonne vertébrale de notre vie. C’est autour de cette sagesse que se concentre et s’organise ce qu’il peut rester encore de mal converti dans notre existence, les zones de notre personne qui sont encore la proie des forces obscures et qui n’ont pas encore été illuminées par la lumière du Christ, les aspects de notre vie que nous laissons encore dominer par la passion et le désir plutôt que par la sagesse et la raison. C’est pourquoi notre prière est toujours une prière humble, modeste : « Donne-moi la sagesse qui vient d’auprès de toi.
Enfin, après l’encyclique que le Saint Père vient de nous donner, nous sommes renouvelés dans notre conviction que le premier travail, – et c’est un travail –, la première ouvre spécifique de l’Église, c’est l’amour. L’amour que nous sommes invités à vivre envers Dieu parce qu’Il nous aime ; l’amour que nous sommes invités à vivre les uns envers les autres parce qu’Il nous donne les uns aux autres, comme les enfants qui deviennent frères et sœurs d’un même père ; l’amour dont nous sommes invités à manifester la puissance à travers le don définitif de nos existences, car on ne peut pas croire à l’amour tant que l’amour n’a pas mobilisé toute la vie d’une personne. L’amour ne peut être que total ou il n’est rien. On n’aime pas par degré, on n’aime pas sous condition, on n’aime pas dans des délais, on n’aime pas dans l’incertitude. On ne donne pas la vie à des enfants si on n’est pas décidé à tout donner, on n’accueille la vie de ces enfants si on n’est pas décidé à donner toute notre vie. C’est pourquoi, comme le Pape le souligne dans son encyclique, l’amour est unique. Il n’y a pas toutes sortes d’amour, il n’y a qu’un amour : le don total que Dieu fait de lui-même dans l’humanité, pour l’humanité, en lui donnant la vie ; le don qu’il fait pour l’humanité en se donnant lui-même pour que nous vivions, et par l’humanité qu’il utilise comme témoin et sacrement de son amour au milieu des hommes à travers le don que nous sommes invités à faire de nous-mêmes. Don sacramentel que nous vivons dans l’eucharistie quand nous offrons notre vie avec le Christ, mais don sacramentel aussi dans la vie offerte d’un homme à une femme et d’une femme à un homme, pour un don total, définitif, unique et exclusif, qui manifeste l’absolu sans limite de l’amour. Don total, unique et définitif, auxquels sont appelés ceux qui sont consacrés pour le service de l’Évangile dans la vie religieuse, ceux que Dieu appelle à devenir les prêtres de son Église, pour que l’amour soit vécu dans chaque communauté chrétienne par le lien de la charité constitué dans l’eucharistie, partagé dans l’eucharistie à laquelle nous communions, levier de transformation du monde puisque notre communion à l’eucharistie fait de nous les instruments de l’amour de Dieu au milieu des hommes. Si bien que c’est du même amour de Dieu que l’homme et la femme s’unissent dans le mariage pour constituer la cellule familiale, au cœur de laquelle ils vont se donner tout entier tout au long de leur vie à travers les enfants qu’ils accueilleront, à travers les services qu’ils rendront autour d’eux, à travers la fidélité de leur amour. Amour total et définitif, qui s’appuie comme sur un renfort sur le don total de celles et de ceux qui sont consacrés par la vie religieuse, qui s’appuie comme sur un renfort sur l’union conjugale du prêtre avec son Église, qui est exclusive de toute autre relation conjugale.
Nous avons besoin que l’amour soit manifesté de manière visible, perceptible, intelligible, crédible pour nos contemporains, à travers le signe des époux unis définitivement comme à travers le signe des hommes que Dieu appelle pour le service exclusif de son Église. C’est la même volonté absolue de l’amour, qui devient une vocation particulière selon le chemin où Dieu veut engager chacun d’entre vous, mais c’est le même amour qui vient de Dieu et qui retourne à Dieu. C’est la même mobilisation intérieure de toutes les facultés affectives, intellectuelles, esthétiques, sociales, qui sont rassemblées dans un acte unique où nous nous donnons tout entier et sans retour. Nous avons un témoignage d’amour à donner en ce monde. Non parce que nous serions détenteurs d’une doctrine que les autres ignoreraient. Nous avons un message d’amour à donner en ce monde en donnant le signe du don total, absolu et définitif, même si nous ne sommes pas capables de l’expliquer clairement, même si nous ne sommes pas capables d’en rendre raison d’une manière systématique. Avant d’être une doctrine, l’amour est une vie. Avant d’être une théorie, l’amour est une pratique. Avant d’être un discours, l’amour est un acte, et c’est cet acte qui ouvre les yeux et les cours.
Prions donc le Seigneur. Qu’Il ravive en nous la conviction que la puissance que nous avons reçue par notre baptême et qui est renouvelée par la réconciliation et l’eucharistie, manifeste ses fruits à travers chacune de nos existences. Que chacune d’elle devienne véritablement l’enseignement du Christ Bon Pasteur pour la foule qui l’entoure aujourd’hui comme elle l’entourait jadis, pour la foule dont il a pitié aujourd’hui comme il en avait pitié jadis, pour la foule qu’il veut enseigner aujourd’hui comme il l’enseignait jadis, pour la foule qui est appelée à devenir elle aussi Corps du Christ, Temple de l’Esprit.
Amen.
+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris