Homélie de Mgr André Vingt-Trois - 2ème dimanche de Carême
Cathédrale Notre-Dame de Paris - dimanche 12 mars 2006
Evangile selon Saint Marc chap.9, versets 2-10.
Frères et Soeurs,
Notre liturgie dominicale continue de nous conduire sur le chemin du renouvellement de notre baptême, elle nous prépare à la célébration de la fête de Pâques.
Dans l’évangile selon saint Marc, juste avant le récit de la transfiguration, Jésus a annoncé à ses disciples pour la première fois qu’il serait arrêté, jugé, condamné, exécuté et qu’il ressusciterait. Mais, aussitôt, il leur a indiqué aussi que ceux qui voulaient être ses disciples, ceux qui voulaient marcher à sa suite, devaient accepter d’offrir leur vie et non point la garder pour eux : « Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais celui qui perd sa vie à cause de moi et de l’Évangile la gardera ». Et il conclut : « En vérité, je vous le dis, parmi ceux qui sont ici, certains ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Royaume de Dieu venu avec puissance » (Mc 9, 1).
Parole qui nous paraît énigmatique si nous ne poursuivons pas la lecture qui se continue précisément par le récit de la transfiguration. Nous sommes alors conduits à comprendre que cet événement, qui est décrit avec tous les indices, avec les symboles convenus d’une théophanie, d’une manifestation de Dieu sur la montagne, est précisément la manifestation du règne de Dieu dans sa gloire, décrite à travers ses témoins, Pierre, Jacques et Jean. Ils sont montés avec Jésus dont Pierre a confessé qu’il est le Christ, le Messie, mais que Pierre ne comprend encore pas comme le Messie qui va livrer sa vie ; il le voit encore comme un messie triomphant puisqu’il s’est mis en travers de sa route, quand Jésus a annoncé qu’il allait être arrêté et mis à mort. Ces disciples, donc, ont une longue et réelle expérience de la vie avec Jésus de Nazareth, ils le connaissent bien dans son humanité, dans son corps, dans son regard, dans sa voix, dans sa silhouette, dans son comportement. Brusquement, ils voient apparaître dans la même personne de Jésus une autre réalité : il est entouré d’une lumière et de vêtements d’une blancheur telle qu’on en n’a jamais vu. Et cette blancheur inimaginable peut être comprise comme la manifestation de la personnalité invisible de Jésus. Ce que leurs yeux connaissent, c’est l’humanité du Christ ; ce que leurs yeux n’ont pas encore discerné, c’est sa divinité. Voici qu’en cet instant la divinité cachée du Christ transparaît dans son humanité. Il est comme transformé. Ce ne sont plus les signes connus d’eux qui s’imposent à leurs yeux, ceux que j’ai évoqués tout à l’heure, c’est cette blancheur indescriptible qui occupe tout le champ d’attention. Dans Jésus de Nazareth, dans l’humanité de Jésus de Nazareth tel que nous le connaissons, il y a quelqu’un que nous ne voyons pas avec nos yeux, ou plus exactement quelqu’un qui se rend visible à nos yeux à travers l’humanité de Jésus, et ce quelqu’un, c’est Dieu. Pour qu’il n’y ait pas de doute, les voici couverts de la nuée et, comme au moment du baptême, une voix descend du ciel et dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le ». Celui-ci, Jésus de Nazareth, homme parmi les hommes, que vous connaissez, est le Fils bien-aimé de Dieu, ce que vous ne voyez pas, bien que vous ayez pu constater au long des premiers chapitres de saint Marc qu’il enseigne avec autorité, qu’il guérit les malades, qu’il pardonne les péchés, bref qu’il agit comme le Messie. On a vu tout cela, mais on n’a pas compris encore. Celui donc que vous connaissez, peut-être comme un prophète, peut-être comme le grand prophète, peut-être ainsi que l’a dit Pierre comme le Messie, le Christ, est plus encore que tout cela, il est le Fils bien-aimé du Père.
Nous sommes entraînés à découvrir une dimension tout à fait nouvelle et particulière de l’expérience baptismale. Si nous sommes invités, comme nous le disait juste avant l’évangile selon saint Marc, à suivre le Christ en prenant notre croix chaque jour, à accepter de livrer notre vie pour être sauvés, comme il livre sa vie pour que nous soyons sauvés, alors nous sommes invités par le baptême à entrer dans la mort du Christ pour vivre de sa vie de ressuscité, et la transfiguration est la manifestation concrète de cette compénétration entre la chair mortelle de Jésus de Nazareth et la vie éternelle du Fils bien-aimé du Père conjoint en une seule et même personne. Alors, nous qui avons été baptisés et les quelques milliers d’adultes qui vont être baptisés pendant la vigile pascale cette année à Paris et en France, notre vie, ce que nous sommes, ce que je vois de vous, ce que vous voyez de moi, ce qui tombe sous les sens de notre chair : nos yeux, notre stature, notre voix, notre humanité, tout cela qui disparaîtra par la mort, voilà que cela est investi et habité par une dimension nouvelle. Nous ne sommes plus simplement fils de la terre, nous ne sommes plus simplement enfants des hommes, nous sommes devenus enfants de Dieu, fils et filles bien-aimés du Père, baptisés dans le Christ, participant de sa nature divine, communiant à sa nature divine.
Transfigurée par sa nature divine, notre humanité est appelée à laisser transparaître l’illumination de la gloire de Dieu à travers la faiblesse de notre vie. Chacune de nos existences, à nous qui sommes baptisés dans le Christ, chacune de nos vies, chaque journée de notre vie, sous l’apparence visible de la banalité des jours, de la répétition des gestes quotidiens, de la lassitude parfois, de l’ennui, de la fatigue, de la saturation, de l’inquiétude, de l’angoisse, à travers tout où, comme dit saint Paul dans une de ses épîtres, la mort fait son ouvre en nous (2 Co 4, 12), se manifeste la vie du Christ ressuscité, que nous ne voyons pas à l’oil nu, que nous ne discernons pas au premier regard, qui n’est pas perpétuellement une irradiation de notre personne, mais qui est cependant la réalité profonde inscrite en nos cours par la vie nouvelle à laquelle nous participons par la naissance nouvelle qui nous a été offerte. Baptisés dans le Christ, nous devenons enfants de Dieu, nous sommes engendrés à une vie nouvelle. Puisque Dieu a choisi de nous engendrer à cette vie nouvelle, puisqu’il accepte par la puissance de son esprit de transfigurer la trame de nos existences, pour en faire le livre ouvert de la manifestation de son amour au milieu des hommes, alors oui, avec saint Paul, nous pouvons dire : « Puisque Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » Existe-t-il au monde une puissance qui pourrait submerger cette inscription invisible mais constitutive de notre humanité dans la relation trinitaire du Père, du Fils et de l’Esprit ?
La transfiguration du Christ est une prophétie de ce qui advient à travers notre vie quand nous sommes baptisés dans le Christ. Elle est une annonce du rayonnement que l’Esprit Saint peut produire à travers nos existences humaines, elle est la promesse de l’illumination qui peut jaillir dans les ténèbres de l’humanité. Peut-être, comme les disciples, ne savons-nous pas très bien ce que veut dire « être ressuscité d’entre les morts » ? Quand ils redescendent dans la plaine, on ne voit plus rien de la divinité de Jésus, comme on ne verra plus rien sur la croix de la toute puissance de Dieu dans l’extrême faiblesse et l’extrême abaissement du Fils. Mais eux, puisqu’ils ont vu manifester la lumière de Dieu dans la personne de Jésus, ils doivent apprendre peu à peu une nouvelle grammaire où la toute puissance de l’amour de Dieu se dévoile dans l’offrande que Jésus fait de sa vie. C’est dans son extrême abandon qu’il ouvre pour nous les sources de la vie.
Frères et Soeurs, bénissons le Seigneur qui nous associe à cette métamorphose de l’existence humaine. Rendons grâce au Seigneur pour la foi qui ouvre nos yeux sur ce qui reste invisible à un oil mal préparé. Rendons grâce au Seigneur pour l’espérance que la vie triomphera de la mort, non seulement pour Jésus par la Résurrection, mais à travers lui pour l’humanité tout entière. Rendons grâce au Seigneur qui nous associe au mystère et au secret de la manifestation de sa splendeur. Rendons-lui grâce pour l’Esprit Saint que nous avons reçu et qui nous fait découvrir la puissance de la Résurrection, là où l’humanité ne voit que l’extermination de la mort. Sur le chemin du renouvellement de notre baptême, nous apprenons dans la transfiguration que c’est la matière même de notre existence humaine, notre chair, notre cour, notre intelligence, nos activités, qui vont devenir le support, le tissu, la chair de la vie transfigurée que le Christ illuminera dans la nuit de la Résurrection.
Amen.