Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Vigile Pascale 2006
Cathédrale Notre-Dame de Paris – Samedi 15 avril 2006
1. « Qui roulera la pierre ? »
Nous venons, frères et sœurs, d’entendre proclamer l’annonce de la Résurrection, en grec, par un diacre du Patriarchat de Constantinople, puis en français. Ainsi est rendue manifeste notre communion dans la même foi. En entendant cet Évangile de la Résurrection, il me semble que plusieurs questions montent qui concernent notre manière de l’accueillir. Ces femmes qui viennent pour embaumer le corps de Jésus, une barrière encore les bloque avant qu’elles puissent être introduites dans le mystère de la Résurrection. Cette barrière, c’est la pierre qui a été roulée sur le tombeau et qui a comme enfermé le corps mort du Christ crucifié, comme si tout était terminé. Cette énorme pierre rendait inaccessible le corps qu’elles venaient embaumer. Tout en s’approchant, elles se demandaient : « Qui nous roulera la pierre ? »
Le corps du Christ, pour elles, était le corps de quelqu’un qu’elles avaient connu et aimé et auquel elles voulaient rendre le dernier hommage des rites funéraires. Mais c’était aussi l’achèvement du chemin parcouru avec lui. Qui pourrait ouvrir ce tombeau ? Et quelles sont pour nous les pierres qui bouchent l’accès au Christ ? Qui pourrait pour nous rouler ces énormes pierres ? Qui nous permettrait ainsi d’entrer dans la vie du Ressuscité ?
Vous, chers amis qui allez être baptisés dans un instant, et nous qui le sommes depuis plus longtemps, nous savons que, tout au long de notre chemin de chrétiens, nous avons à franchir ces obstacles qui nous empêchent d’accéder à la vie du Christ. Nous savons que nous devons sans cesse réformer notre vie, l’ajuster à la Bonne Nouvelle du Seigneur. Ce travail spirituel, nous l’appelons la conversion. Trop souvent, nous le comprenons comme un travail moral qui nous conduit à éviter le mal et à faire le bien, ce qui est toujours nécessaire. Mais l’Évangile nous révèle qu’il s’agit d’une œuvre de Dieu car Dieu seul pouvait rouler la pierre qui bouchait le tombeau. Qui va rouler pour nous la pierre ? Sur qui comptons-nous pour que cette pierre soit dégagée et que nous puissions accéder à la Bonne Nouvelle de la Résurrection ? Quel ange va pouvoir nous délivrer, quel ange va pouvoir nous annoncer que le Christ est ressuscité ?
Les femmes, troublées par tout ce qu’elles ont vu, nous dit l’évangile selon saint Marc, étaient comme hors d’elles-mêmes, tellement bouleversées, mais aussi tellement stupéfaites et, pourquoi ne pas le dire, incrédules, qu’elles n’osèrent rien dire. Qui d’ailleurs les auraient crues ? Dans l’évangile selon saint Luc, lorsque les femmes annoncent la Résurrection aux disciples, ils disent qu’elles sont déraisonnables, hors de sens. Qui pourrait croire qu’il y a dans ce monde une force suffisante pour rouler les pierres qui bouchent notre accès au Christ ? Qui pourrait croire que la puissance de Dieu est suffisante pour se frayer un chemin jusqu’à nos cours et transformer nos cours de pierre en cour de chair ? Mais qui aurait pu croire que Dieu, de rien, a fait tout ? Qui aurait pu croire que l’univers dans lequel nous évoluons est sorti de sa main comme de sa parole ? Qui aurait pu croire qu’un homme serait assez croyant en la parole de Dieu pour accepter de sacrifier son fils ? Qui aurait pu croire que la puissance de Dieu arracherait son peuple à l’Égypte en traversant la mer ?
C’est pour cela que l’on nous a raconté toutes ces histoires, ce soir. C’est pour nous aider à comprendre à quel point la puissance de Dieu est sans cesse à l’œuvre pour ce monde qu’il a voulu, qu’il a engendré, qu’il a amené à la vie, et qu’il veut conduire à l’achèvement et à la perfection. Il est sans cesse à l’œuvre pour son peuple élu qu’il a appelé, pour les enfants d’Abraham qu’il a promis, pour tous ceux qui sont démunis d’argent et de puissance et qu’il veut nourrir et abreuver, pour ceux qui écoutent sa parole qui ne revient pas à lui sans avoir produit son fruit. La puissance de Dieu seule est capable d’arracher à toute notre dureté intérieure ce cour de pierre pour le transformer en cour de chair, cette puissance de Dieu par son Esprit est seule capable de mettre en nous sa Loi, non plus comme une loi extérieure à laquelle nous serions soumis sans vraiment l’accepter, mais comme le désir de notre propre cour.
2. Confesser notre foi.
Vous qui avez vécu toutes ces années-ci, et parfois de longues années, comme un chemin de conversion, comme un chemin d’ouverture à la Parole et à la vie de Dieu, vous savez que ce n’est pas vous qui avez roulé les pierres. Ce n’est pas vous qui avez ouvert le chemin, ce n’est pas vous qui avez frayé la brèche par où la vie de Dieu s’est insinuée en vous, discrètement d’abord, comme une source mystérieuse, une parole qui touchait votre cour, qui suscitait la curiosité, l’inquiétude : que dois-je faire ? Dois-je répondre ? Dois-je y aller ? Cette parole peu à peu a investi la totalité de votre liberté au point de vous motiver pour faire le pas, pour vous acheminer vers le lieu, où, peut-être, vous pensiez trouver quelques souvenirs un peu sclérosés et cadavériques de votre culture chrétienne enfermée dans un tombeau. Peut-être croyiez-vous alors que l’Église se contenterait de vous rafraîchir un peu la mémoire des épisodes précédents. Mais soudain le coffre où étaient enfermés ces souvenirs a été ouvert. Et vous avez découvert que vous étiez appelés non pas à trier des souvenirs jaunis, mais appelés à entrer dans une vie nouvelle, inimaginable. Tellement inimaginable que vous avez dû éprouver, semaine après semaine, mois après moi, la difficulté de le dire, de le dire à ceux qui vous connaissent : « J’y crois, et j’y vais ». Comme ces femmes, hors d’elles-mêmes, n’osent rien dire de ce qu’elles ont vu et entendu de peur qu’on les prenne pour des folles.
Mais ce que vous avez vécu comme un itinéraire de conversion, comme un chemin qui vous a conduits vers le Christ vivant, comme un appel à partager cette vie par les sacrements, nous tous, qui sommes entrés il y a longtemps dans la vie sacramentelle, nous le vivons encore, jour après jour. Car nous aussi nous sommes acculés à la question de savoir si nous pourrons dire quelque chose, ou si définitivement il nous faudra nous taire sur ce que nous avons vu et ce que nous avons entendu. Peut-être sommes-nous à certains moments trop bouleversés pour exprimer ce que nous vivons. Mais plus souvent, nous sommes enfermés dans le mutisme, par l’incrédulité que nous supposons chez nos interlocuteurs, par l’inquiétude où nous sommes de manifester devant les hommes que la crainte qui nous habite, nous, n’est pas peur du lendemain, c’est la crainte de manquer à l’amour de Dieu.
Alors qu’autour de nous l’angoisse qui saisit le cœur des hommes, c’est l’angoisse de leur avenir, pour nous l’avenir, n’est pas une anxiété, c’est une espérance. Nous n’avons pas peur de celui vers qui nous allons, car nous savons qu’il est un Père et qu’il nous aime. Nous n’avons pas peur de ce qui peut advenir de nous parce que nous savons qu’il ne nous abandonnera jamais. Nous n’avons pas peur des inconnues de notre avenir, parce que notre sécurité, c’est le Seigneur. Ce dont nous pouvons avoir peur, c’est de l’oublier, c’est de vivre comme s’il n’était pas là. C’est de nous laisser enfermer dans l’image que les autres se font de nous-mêmes, c’est de nous laisser faire prisonniers des idées toutes faites qui nous entourent. De cela, nous devons avoir peur.
3. Notre foi en sa présence, une espérance pour tous.
Cette nuit où nous célébrons la Résurrection du Christ diffuse une lumière mystérieuse sur chacune de nos vies et sur la vie de l’humanité tout entière. Car, ce qu’Israël a vécu en traversant la Mer Rouge à pied sec, chacun de nous le vit par son baptême : il nous fait échapper à l’esclavage en nous conduisant à travers les eaux qui sont simultanément les eaux de la mort et les eaux de la vie. Ce que le peuple élu a vécu tout au long du chemin du désert, chacun de nous le vit au long de son histoire. La Terre Promise qu’il a finalement atteinte, nous l’avons, nous aussi, atteinte, lorsque le Christ est venu nous prendre par la main et nous conduire au baptême. Cet itinéraire qui nous conduit de la mort à la vie est une espérance pour chacun de nous, il est une espérance pour l’Église, peuple des ressuscités ; il est une espérance pour le monde.
Si chacun de nous vit en ce monde dans la confiance absolue que Dieu n’abandonne pas ceux qu’il a appelés, ceux qu’il a consacrés, ceux qu’il a agrégés à son peuple ; si nous vivons dans la confiance absolue que Dieu n’abandonne pas son peuple, alors notre confiance se transforme en espérance et notre espérance n’est pas seulement pour nous, elle est pour tous. Si nous affrontons les difficultés de cette vie avec constance et sérénité, alors nous projetons un peu d’espérance dans la vie des hommes. Si nous parvenons à ne pas nous laisser enfermer dans les critères habituels du jugement, dans l’angoisse du lendemain, dans l’inquiétude de l’argent, dans la défense de nos biens, dans la protection de nos acquis, dans le refus d’ouvrir notre porte à celui qui passe, dans notre peur de celui qui est différent, dans notre inquiétude devant ceux qui viennent frapper à la porte de nos pays développés et riches, alors nous portons une espérance pour le monde. Nous témoignons à la face du monde que ce qui peut transformer l’histoire des hommes, ce n’est pas l’accumulation de la puissance des armes ni de la puissance économique, mais c’est le retournement de l’existence par la puissance de l’amour.
Les hommes ont besoin d’être aimés, ils ont besoin d’aimer, ils ont besoin de pouvoir croire que l’amour est possible. Mais ils ne le croiront pas parce qu’on le leur aura démontré par des raisonnements. Ils le croiront parce qu’ils verront que nous vivons de l’amour que Dieu nous porte et que cet amour fait de nous des instruments de l’amour pour ceux avec qui nous vivons. « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour que le monde soit jugé, mais pour qu’il soit sauvé » (Jn 3, 16-17). En cette nuit, la Résurrection du Christ nous intègre à ce salut, elle nous associe à la puissance de sa Résurrection, elle répand en nous la chaleur de son Esprit, elle fait de nous des témoins de l’amour de Dieu les uns envers les autres et comme corps tout entier à l’égard de l’humanité.
Frères et Sœurs, pendant quelques instants de silence, je vous invite à prier les uns pour les autres. Que cette certitude que Dieu n’abandonne pas ses amis, comme il l’a manifesté en ressuscitant le Christ, que cette certitude que Dieu n’abandonne pas son peuple élu, que cette certitude que Dieu n’abandonne pas son Église, que Dieu n’abandonne aucun d’entre nous, soit la source de notre paix et de notre joie. Christ est ressuscité !
+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris