Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Hommage aux victimes de la Martinique
Mercredi 24 août 2005
Sagesse, chap. 2, versets 23-3, 9.
Jean, chap. 5, versets 24-29.
Chers amis martiniquais,
Beaucoup d’entre vous sont dans la peine parce que des relations, des amis, ou même des membres de leur famille font partie des victimes du récent accident aérien. Et leur peine est encore plus forte parce qu’ils sont loin et ne peuvent communiquer que par téléphone. Alors qu’ils voudraient serrer sur leur cour et entourer de leurs bras celles et ceux qui sont frappés, ils ne peuvent les consoler que par les mots. Alors qu’ils auraient voulu participer à la prière au stade de Fort de France, ils doivent se contenter de penser très fort et avec amour à ceux qui ont prié là-bas. Ce soir, je voudrais dire à chacune et à chacun d’entre vous que nous sommes proches de vous et que nous partageons votre souffrance et votre chagrin.
Notre Église qui est à Paris ne fait qu’une seule Église avec celle qui est à Fort de France. C’est le même Seigneur qui nous réunit ; c’est la même Eucharistie que nous célébrons ; c’est le même Dieu que nous prions. A vous qui êtes loin de votre pays et loin des vôtres, je vous dis ce soir : vous n’êtes pas seuls, vous êtes ici dans votre famille chrétienne. Pour nous, la fraternité chrétienne est déjà une source de consolation et d’apaisement.
Mais si l’Église nous apporte consolation et apaisement, ce n’est pas simplement en nous offrant le réconfort fraternel de la solidarité, c’est aussi parce qu’elle est messagère d’une promesse de vie plus puissante que l’œuvre de la mort qui traverse l’histoire des hommes. Cette promesse de vie nous en ressentons un des premiers signes dans notre rejet et notre horreur de la mort.
Certains pensent que notre foi chrétienne est une foi alimentée par la mort. Erreur ! Notre foi chrétienne est une foi en la vie. Le désir de vivre et d’échapper à la mort n’est pas un signe de faiblesse dans la foi. Au contraire, c’est plutôt le signe que nous sommes à l’image de ce que Dieu « est en lui-même » : « une existence impérissable », comme nous le disait à l’instant le Livre de la Sagesse. Notre Dieu n’est pas le Dieu des morts mais le Dieu des vivants. Il ne nous appelle pas à la mort, mais Il nous appelle à la vie.
Le sentiment d’injustice que nous éprouvons devant la mort de nos compatriotes, comme devant toutes les morts innocentes de ce monde, peut essayer de se combattre par la recherche des coupables. Mais au creux de la douleur, ce n’est pas de juges ni d’avocats dont nous avons besoin. Ce qu’il nous faut c’est une parole d’espérance qui surmonte l’irréversible de la mort. Et cette parole d’espérance Dieu seul peut nous la donner.
C’est pourquoi, quelle que soit l’incertitude de notre foi, quels que soient les doutes qui peuvent nous habiter, quelle que puisse être même notre incroyance, c’est vers Lui que nous nous tournons spontanément dans l’épreuve. C’est pourquoi aussi quand nous voulons vous manifester notre solidarité et notre réconfort dans votre chagrin, c’est cette parole que nous vous proposons. Qui aujourd’hui pourrait prétendre vous apporter une autre consolation à la mesure de votre peine ? Qui oserait vous annoncer une autre espérance ?
Bien sûr, l’évidence immédiate à notre sensibilité est la disparition définitive de ceux que nous connaissions et que nous aimions. Bien sur, si nous ne réfléchissons pas nous ne voyons que le triomphe de la mort et l’horreur de l’injustice. Ceux qui sont partis, « on les croyait anéantis, alors qu’ils sont dans la paix. » Mais nous avons une espérance : Dieu les a accueillis dans son amour car « Il accorde à ses élus grâce et miséricorde. »
Cette espérance nous est transmise et attestée par la parole de Jésus lui-même : « Celui qui écoute ma parole et croit au Père qui m’a envoyé, celui-là obtient la vie éternelle. » « L’heure vient où tous ceux qui sont dans les tombeaux vont entendre sa voix. » Aujourd’hui la voix de Dieu s’adresse à nous comme à nos sœurs et à nos frères déjà défunts. Elle nous appelle à sortir de la mort pour entrer dans la vie qui ne finit pas.
Cette promesse du Christ n’est pas un simple mot de réconfort. Ce sont des paroles payées comptant par le prix du sang. Cette promesse est fondée sur le don qu’il a fait de sa vie sur la croix pour que les hommes vivent. Si nous croyons à sa promesse, c’est parce que nous savons qu’il a été au bout de sa mission de salut. « Ayant aimé les siens, il les aima jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême. » et cet amour extrême, c’est le don qu’il fait de sa vie. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. »
Frères et Sœurs, vous le sentez, nous ne pouvons acquérir le droit de porter cette parole et de vous la transmettre comme une lumière d’espérance que si nous acceptons de nous donner tout entiers pour nos frères. L’espérance que nous annonçons n’est pas un discours facile pour substituer une parole à des actes. C’est un engagement de chacun d’entre nous à nous mettre au service de nos frères et à prendre sur nous notre part de leur souffrance.
Ce sens de la fraternité et de la compassion vous l’avez acquis chez vous sur les genoux de vos mères, dans vos écoles et dans vos églises. Vous l’exercez quotidiennement dans votre vie familiale, dans l’éducation de vos enfants. Pour beaucoup d’entre vous, l’esprit de service s’exerce aussi dans votre travail, dans nos hôpitaux ou dans d’autres services publics. La fraternité, vous la vivez entre vous qui êtes déracinés. Si vous êtes capables de vous soutenir les uns les autres, c’est parce que vous savez que la loi de la vie collective n’est pas la règle du « chacun pour soi » mais la règle du « chacun pour tous ». Vous regrettez souvent que nos communautés manquent de chaleur et de fraternité. Vous avez sans doute raison et nous avons besoin d’apprendre avec vous qu’on ne fait pas une société vraiment humaine sans que chacun accepte de donner quelque chose avant de réclamer ce qui lui est dû, moins encore ce qui lui fait envie.
Vous tous qui êtes ici réunis ce soir, veuillez prendre quelques instants de réflexion sur votre vie. L’accident mortel qui a frappé nos compatriotes est aussi un message pour chacun de nous. La mort ne peut jamais être justifiée et nul n’est à l’abri de son coup imprévisible. L’accident collectif dont nous faisons mémoire est du même ordre que l’accident de la circulation qui a fauché une mère et son enfant à la terrasse d’un café il y a quelques jours, du même ordre que des milliers de morts subites qui surviennent quotidiennement. Alors, comment éviter de nous poser la seule question qui vaille : que faisons-nous de notre vie ? A quoi la faisons-nous servir ? Quels objectifs nous animent ? Quelles valeurs orientent nos actions ?
Martiniquais, vous que je rencontre si souvent ici même, à Notre-Dame de Paris, ou au Sacré-Cour ou dans d’autres églises de la ville, ce soir, je vous dis : confiance, l’amour a vaincu la mort, le Christ veut que nous vivions. Il nous appelle à la vie et à la vie qui ne finit pas. Ne soyez pas comme ceux qui n’ont pas d’espérance et qui ne comptent que sur les profits d’ici-bas, même au prix de la vie des autres. Vous, ne soyez pas comme ça. Croyez que nous serons tous jugés sur l’amour ! Croyez que votre sauveur est vivant ! Croyez que vous êtes appelés à la vie ! Croyez que faire le bien conduit à la vie !
+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris