Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Messe à l’occasion du congrès international pour la nouvelle évangélisation
Monastère des Jérominos de Lisbonnne – Jeudi 10 novembre 2005
Je me suis trouvé embarrassé, frères et soeurs, par la lecture de l’Évangile de ce jour. Fallait-il aller à Lisbonne, et fallait-il auparavant aller à Vienne ou à Paris et bientôt à Bruxelles puis à Budapest, comme si nous voulions rendre le règne de Dieu visible ? Fallait-il courir ici et là si le règne de Dieu est dans nos cours ? Pourquoi ces kilomètres ? La question se pose à nous qui sommes venus jusqu’ici. Pourquoi avons-nous fait ce chemin et comment faut-il comprendre que le Règne de Dieu viendra comme un éclair que nous n’aurons qu’à accueillir ? Pourquoi évangéliser, annoncer le Christ, alors que son avènement échappe à notre annonce ?
Le Christ réalise lui-même son propre avènement au cœur de notre humanité et son avènement ne dépend pas de nos efforts. Et pourtant, il faut que nous fassions quelque chose, que nous bougions, que nous allions au bout de la terre.
Comment est-ce que je comprends cette dissonance entre l’ordre que Jésus donne aux disciples d’aller faire des disciples de toutes les nations et la prophétie qu’il viendra quand on ne l’attend pas, avec l’évidence et la fulgurance de l’éclair, et aussi qu’il est au milieu de nous ? Je peux vous proposer quelques-unes des réponses que je me fais en espérant que, par la grâce du ministère apostolique, mes réponses vous seront utiles, qu’elles ne seront pas seulement un témoignage personnel mais auront peut-être une portée pour vous tous et pour l’Église.
Évangéliser, c’est parcourir un chemin mais ce chemin porte du fruit d’abord dans nos propres vies. Nous n’évangélisons pas comme on porte à d’autres un objet qui nous est extérieur, mais pour mettre en ouvre notre foi, pour fortifier notre foi, pour la nourrir et la déployer. Quand nous parlons du Christ, c’est notre foi qui grandit. Quand nous parlons du Christ, c’est d’abord à notre cour que nous parlons. Car nous ne croyons vraiment que ce que nous sommes capables de partager à nos frères et nos soeurs. Il n’y a pas de foi qui puisse rester implicite, il n’y a pas de foi qui ne se développe dans une annonce, il n’y a pas de conviction vraie qui ne puisse se partager entre les hommes. L’évangélisation naît de la conviction que le règne de Dieu est en nous et qu’il y porte du fruit. L’évangélisation est avant tout l’action de grâce que nous faisons en reconnaissant ce que le Seigneur a fait pour nous. Nous le disons comme un témoignage : « Celui qui a été capable de changer ma vie et de produire quelque chose dans mon existence, je te dis qu’il est capable de changer ta vie et de produire quelque chose dans ton existence et, quand je te dis qu’il peut faire quelque chose pour toi, je te dis qu’il a fait quelque chose pour moi ». Quand l’Église annonce le Christ Jésus comme le Sauveur du monde, elle annonce déjà que le salut est à l’œuvre en elle et pour elle. Elle dit la fécondité, la force, la joie que le Christ lui donne de vivre et de porter. L’évangélisation est d’abord action de grâce, bénédiction de Dieu, reconnaissance de l’action de Dieu dans nos vies et des fruits qu’il produit dans le monde ecclésial répandu dans le monde entier.
La Bonne Nouvelle que nous annonçons est d’abord que nous avons été touchés et transformés par cette Bonne Nouvelle qu’est l’Évangile. L’Évangile n’est pas resté enclos dans les quelques hectares de Jérusalem, ni limité aux quelques années de l’activité des Apôtres, il a gagné l’empire romain entier et tout l’univers ensuite à travers les siècles. Évangéliser, c’est d’abord reconnaître la puissance de Dieu et la proclamer avec joie.
Il ne s’agit pas, dans nos congrès, de rencontrer les témoins les plus ésotériques, les plus bizarres, les plus étranges, car notre foi en la puissance du Christ ne repose pas sur le fait qu’il réalise des signes extraordinaires. Notre foi est qu’il transforme la vie ordinaire de l’homme. Ce qui fait la grandeur du miracle de Cana ou de la multiplication des pains, n’est pas que Jésus produit un pain étrange ou un vin inconnu ; c’est qu’il change l’eau en vin, c’est qu’il multiplie les pains ordinaires que les Apôtres lui présentent. Ce que nous avons à montrer comme production exemplaire de l’Évangile, c’est la part ordinaire de la vie humaine qui est transformée et assumée dans la puissance et l’amour de Dieu. Les témoins qui nous intéressent et qui nous émeuvent, ceux dont la parole touche nos cours, ne le font pas parce qu’ils ont fait des choses extraordinaires, parce qu’ils connaissent des situations exceptionnelles, mais parce qu’ils nous parlent de la condition de l’homme, de ses espoirs, de ses peurs, - en la session d’aujourd’hui de notre congrès, de la souffrance et de la mort -, et qu’ils nous disent que cette destinée des hommes qui reste mystérieuse pour la plupart des humains, le Christ a jeté sur elle sa lumière, qu’il a porté sa lumière jusque dans le scandale de la maladie, de la douleur, de la mort et que cette lumière qui lui est devenue intérieure change la condition des hommes.
La Bonne Nouvelle, l’Évangile que nous proclamons, ne vient pas d’une autre planète ; nous n’avons pas à courir à la recherche d’illuminés dispersés à Vienne, à Paris, à Lisbonne, à Bruxelles, à Budapest, et pas plus sur tous les continents. Nous y allons à la rencontre d’hommes et de femmes ordinaires dont la vie a été et est illuminée par la présence du Christ. Le témoignage que nous nous rendons les uns aux autres n’est pas que le christianisme serait un ésotérisme bizarre ; il est que dans des pays, non pas ordinaires mais semblables aux autres, l’Évangile est capable de faire pousser une fécondité extraordinaire, une moisson inespérée. Nous avons besoin de nous dire les uns aux autres qu’à Vienne, à Paris, à Lisbonne, à Bruxelles, à Budapest, et bien ailleurs encore, l’Évangile aujourd’hui pétrit la vie des hommes et lui fait porter des fruits. Si nous nous déplaçons, ce n’est pas pour apporter ici les solutions de là-bas, ce n’est pas pour trouver ici la solution des problèmes d’ailleurs. Nous nous apportons les uns aux autres ce que le Christ fait en nous et de nous, le témoignage de la vitalité du Ressuscité dans le Corps de son Église. De nous le dire mutuellement fait grandir en nous la confiance qu’il peut faire cela en nous. « Crois-tu que je peux le faire ? - Oui, je crois, fais grandir mon peu de foi ! ». Nous nous retrouvons pour partager, pour échanger, ce qui peut faire grandir notre peu de foi aux uns et aux autres en l’action puissante de Jésus en nous.
Nous ne nous déplaçons pas d’abord dans ces congrès pour trouver des idées. Les hommes intelligents ont toujours des idées. Nous nous retrouvons pour nous dire les uns aux autres ce qui fait pousser les idées en nos cours et nos esprits, ce qui nous fait sortir de notre timidité, ce qui nous met en mouvement pour construire quelque chose, ce qui nous pousse à avancer avec audace en annonçant aux hommes une libération. Voilà l’échange dont nous avons besoin. Voilà l’échange dont l’Europe a besoin. Nous ne nous battons pas pour faire reconnaître des droits héréditaires, mais pour faire reconnaître le présent. Si certains répugnent à reconnaître que l’Europe a bénéficié du témoignage de la foi chrétienne, tant pis pour eux. Mais aujourd’hui nous disons, en nous déplaçant les uns vers les autres, en nous appuyant les uns sur les autres, en bénéficiant de la diversité des situations de nos villes, que l’Évangile porte du fruit, que l’Évangile pétrit notre humanité et la renouvelle, la rendant capable de ce qu’elle ne peut imaginer. Nous le disons aux hommes assemblés, - mais sont-ils assemblés ? Ne sont-ils pas plutôt empilés, entassés, compressés. ? -, dans nos villes. Nous avons construit des édifices qui nous empêchent de voir le soleil, mais nous, à nos frères et nos sœurs, nous disons : « Le soleil est en bas, il est au milieu de vous, il n’est pas de l’autre côté des gratte-ciel, il est dans vos travaux, dans vos joies, dans vos douleurs, dans vos amours. C’est cela que nous sommes venus annoncer dans vos rues qui sont les nôtres aussi ».
Soyons heureux d’être associés à la mission de l’Évangile en Europe ; soyons heureux d’avoir été rendus témoins de l’Évangile et de la fécondité de la foi ; soyons heureux de voir que notre foi est fortifiée de la foi de nos frères et sœurs, soyons heureux d’être sortis de nos pastorales trop subtiles pour être transposées, soyons heureux de redécouvrir que le Christ se manifeste comme l’éclair, au moment où on ne l’attend pas ; cela nous laisse libres de l’annoncer à tout moment, à temps et à contre-temps.
+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris